Russie et révolution dans la théorie marxiste

Première partie

Révolution européenne et aire «Grand-Slave» (1)

(«programme communiste»; N° 104; Mars 2017)

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Ce texte est la version rédigée pour publication d’un exposé fait oralement par Amadeo Bordiga à la Réunion Générale du parti de Bologne des 31 octobre et premier novembre 1954 (1). Cet exposé s’intégrait dans tout le travail effectué par le parti pour élucider la question russe à la lumière du marxisme. C’était un travail nécessaire non seulement pour établir qu’il n’y avait aucun socialisme en URSS, mais aussi pour démontrer que la victoire de la contre-révolution et plus généralement tous les grandioses et terribles événements qui s’étaient déroulés dans ce pays, n’entraient nullement en contradiction avec le marxisme: au contraire seul le marxisme le plus rigoureux était capable de les expliquer; il était indispensable parce que parmi les faibles mouvements anti-staliniens, la tendance dominante était de rechercher dans de supposées insuffisances du marxisme et du programme communiste, la cause de la défaite. Or pour que demain puisse renaître un véritable mouvement révolutionnaire communiste il fallait que soit au préalable confirmée de manière irréfutable la validité de l’un et l’autre.

 

 

1. LA «GRANDE» RÉVOLUTION

 

On pourrait peut-être dire que le mot révolution revient trop souvent dans les exposés marxistes; dans la polémique contre nous il était et il est facile de parler de mythe, de démagogie, de passion qui ne devrait rien avoir à faire avec la science…

Indiscutablement nous sommes révolutionnaires et même au sens strict nous nous référons toujours non seulement à notre révolution, mais à toutes les révolutions. Mais nous ne sommes pas les seuls à être révolutionnaires au sens où est révolutionnaire celui qui ne cesse pas de faire l’apologie d’une révolution qu’elle soit passée, en acte ou à venir.

Quand dans ce qui suit, nous allons chercher à établir les données objectives du passage de la révolution en Europe à la révolution en Russie (dans cet exposé donc, qui sera suivi d’un autre traitant de l’échec du passage de la révolution, alors la nôtre, de la Russie à l’Europe), il doit être bien clair que nous parlons de leur révolution.

Quel que soit le pays ou le groupe de pays dont il s’agisse, nous l’appelons révolution bourgeoise ou capitaliste. Eux, nos adversaires classiques, l’appellent révolution libérale, démocratique, également quel que soit le pays, puisqu’ils assurent que tous les pays doivent la connaître si ce n’est pas déjà fait. Comme eux nous pourrions l’appeler, en fonction de son aspect négatif, révolution antiféodale ou anti-despotique. Mais quand on parle de cette révolution, on se réfère toujours à son modèle classique, la révolution française de la fin du XVIIIe siècle, la Révolution par définition dans la culture courante, dite selon l’expression la plus utilisée, la Grande Révolution.

Cette révolution ne fut cependant pas la première ni la plus caractéristique ou la plus complète sur le plan de la transformation sociale de l’économie: la France d’aujourd’hui fait partie des grands pays capitalistes mais elle n’est pas le plus avancé, tant pour la structure sociale comme l’indiquent les statistiques de la composition sociale de la population et de la distribution des revenus, que pour la quantité de capital d’entreprise accumulé. Donc ni en potentiel, ni en masse. Physiquement, potentiel et masse sont les deux facteurs de l’énergie: la quantité d’énergie la plus grande du capitalisme mondial n’est pas fournie par la France même si nous basons la comparaison entre les différents pays sur les chiffres par habitant.

Pour le bourgeois et pour le non matérialiste cette révolution est la révolution type, non parce qu’elle aurait été historiquement la première, mais parce c’est elle qui, sur le plan de la pensée, exprima d’une manière achevée les nouvelles idéologies et qui sur le plan de l’organisation sociale définit la nouvelle doctrine juridique et l’enseigna au monde. En tant que marxistes, nous ne nions certainement pas l’importance historique de la formation d’une nouvelle théorie sociale, que nous ne considérons pas comme le produit d’un peuple ou de quelques penseurs mais comme l’expression de forces de l’infrastructure à l’oeuvre au niveau international et sur une longue période de temps.

Pour l’étude de la Révolution russe, prévue et attendue par tout le monde tout au long d’un siècle, il nous apparaît donc essentiel de délimiter les périodes et les espaces où s’est déroulée la révolution qui ouvrit la voie à l’expression de la société capitaliste moderne dans sa pleine expansion, en rappelant ce qui a été dit d’innombrables fois dans la littérature marxiste, si nombreuses que soient les occasions où nous nous sommes efforcés de rétablir les notions et les faits à ce sujet.

 

2. DEUX GRANDES INTERPRÉTATIONS

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Le débat sur ce grand tournant historique et sur son appréciation a rempli une longue période de la vie des peuples européens tant qu’a duré la lutte physique contre la restauration des «anciens régimes». Il faudrait que ce débat continue éternellement, alors même que tout le monde voit bien que la probabilité historique du retour d’un régime pré-capitaliste est réduite à zéro. Il suffit de rappeler l’obstination à coller à nouveau les traits de la révolution classique à la chute des régimes totalitaires bourgeois en Italie, en Allemagne et ailleurs, déformant ainsi de façon irréparable l’explication du phénomène historique du totalitarisme capitaliste qui déferle dans un monde moderne, né au son des hymnes à la démocratie et à la liberté individuelle.

Deux grandes interprétations historiques se sont affrontées opposées non seulement à l’époque de la Sainte Alliance et de la réaction catholique, mais bien plus récemment dans des pays dirigés par des institutions autocratiques, aristocratiques et théocratiques comme c’était justement le cas en Russie, en Turquie, etc., tandis qu’une lutte matérielle et idéologique semblable se déroule actuellement dans des pays non européens.

L’interprétation anti-révolutionnaire s’appuyait sur la théorie selon laquelle la «révolution chrétienne» (pour eux, révélation chrétienne) aurait donné toutes les bases pour l’organisation de la vie de l’espèce humaine tant pour les rapports privés que pour le mécanisme public et étatique: la religion et son application pratique éthique suffiraient à résoudre les problèmes du droit et du pouvoir; ses adversaires appelèrent cela principe d’autorité et de droit divin.

Pour cette interprétation (correspondant à la défense d’un type de société humaine construit avec une doctrine historique propre, qui défend sa perpétuelle immanence plutôt que de se demander si l’évolution historique a achevé ou non son cycle), la révolution, la prise de la Bastille, la décapitation de Capet sont des déviations, des crimes, des méfaits, des oeuvres des puissances infernales ou des manifestations de colère et le châtiment des puissances divines.

Les champions de la liberté contre l’autorité, de la raison et de la critique, d’abord individuelle puis sociale ensuite, délivrés du respect de tout principe ou dogme ancien, proclamaient au contraire être arrivés à un tournant historique nouveau dans l’histoire de la civilisation, à une rédemption nouvelle dont les ressources se trouvaient non dans le ciel mais sur la terre, dans la société même des êtres pensants; ils affirmaient que la nouvelle organisation fondée sur l’égalité des citoyens et sur l’abolition des «ordres» jetait les bases de tout le développement historique à venir vers le bien général. Pour une telle conquête, la révolution avait été légitime, malgré tous ses excès et toutes ses infamies et il était légitime de réprimer violemment la contre-révolution qui cherchait à restaurer les privilèges du roi, du noble et du curé. En même temps les philosophes et les dirigeants politiques du libéralisme moderne proclamaient avoir rendu inutiles de nouvelles révolutions, une fois que le pouvoir et la direction sociale étaient entre les mains non d’individus ou de groupes, mais de tous, du peuple: démocratie qu’il vaudrait mieux appeler pancratie, étant donné que dans le terme classique gréco-romain demos, le peuple n’est qu’«une partie» de la société, formée des hommes libres à l’exclusion des esclaves, et la «civilisation chrétienne» avait in primis justement mis à bas la «démocratie» et rendu les hommes égaux devant Dieu, hommes que les libéraux dirent avoir rendus égaux devant la «loi».

Déjà au moins trois générations d’Européens, filles de la Grande Révolution, avaient dû se poser le problème suivant: la fermentation des contrastes idéologiques dans la mystérieuse Russie révèle-t-elle une lutte entre ces deux doctrines et ces deux forces, ou bien quelque chose d’autre? Mais de la venue de la Révolution, personne ne doutait.

 

3. L’INTERPRÉTATION DU MARXISME

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De même que tout de suite après la lutte des trois Ordres - nobles, prêtres et bourgeois – s’est présenté dans l’histoire le Quatrième, la classe travailleuse moderne, de même est apparue une nouvelle interprétation, opposée au des deux interprétations classiques, l’interprétation prolétarienne et marxiste; mais celle-ci n’explique et ne justifie pas une seule Révolution, mais toutes les révolutions historiques.

Avant de poursuivre le schéma bien connu, qu’il n’est pas nécessaire de retracer une nouvelle fois dans sa totalité, de l’explication classiste et déterministe des révolutions qui correspondent à la substitution d’un mode de production à un autre, il nous faut avertir que notre théorie n’est pas celle d’une série infinie des révolutions, opposée à celle de l’Idéalisation de l’unique Sainte Révolution. Nous prévoyons et nous préparons en effet une Révolution qui, lorsqu’elle sera devenue mondiale, marquera la fin de toutes les Révolutions: non parce qu’aura été réalisé le Destin ou l’Idéal de l’Humanité mais parce que auront été établies des conditions matérielles telles que la fin des classes, de la propriété et de l’Etat.

Il existe une philosophie «naturelle» très moderne qui veut apporter une «troisième» position dans l’antique controverse entre les partisans d’un univers fini dans l’espace et dans le temps, et ceux d’un univers infini. Elle s’est donnée comme nom «cosmologie panthéiste» et elle théorise un univers «cyclo-créatif». Nous pourrions l’appeler la doctrine de la création permanente. Elle dresse une liste intéressante: croient l’univers fini dans l’espace et le temps, les judéo-chrétien-musulmans, Saint Thomas d’Aquin, Pie XII; Aristote, Ptolémée, Copernic le croient fini dans l’espace mais sans commencement ni fin dans le temps. Gamow, un théoricien moderne de la physique, le croit infini dans l’espace mais fini dans le temps alors que Lemaître le croit fini dans le temps et dans l’espace; tous deux acceptent la transmutation d’énergie en matière et vice versa, mais leurs équations arrivent à une énergie nulle à la fin du cycle. Enfin sont partisans de l’infinité de l’univers dans l’espace comme dans le temps, certains précurseurs (vraiment puissants ceux-là): les atomistes grecs (Démocrite, Épicure), Giordano Bruno et enfin ces nouveaux théoriciens du «cyclo-créationnisme».

Pour ceux-ci, la pierre angulaire de l’univers est l’atome d’hydrogène – intéressant: presque la moitié de toute la matière est composée d’hydrogène (un proton), autant d’hélium (deux protons), et le reste représente un pour cent (de trois à 240 protons) – qui passe pour ainsi dire de la forme matière à la forme énergie (la bombe H!) dans la radiation des soleils et, inversement, dans les cataclysmes dans lesquels naissent les étoiles. Dans cette conception complexe tout le drame se déroule sur la scène de l’univers apparent, mais il y a aussi un univers non apparent qui serait, si nous comprenons bien, celui de l’énergie idéale, d’une intelligence cosmique. Ce «pan-dieu» cosmique créerait en permanence des particules de matières ou d’énergies (atomes d’hydrogène, de deutérium ou hydrogène lourd, comme on dit) et il y aurait des échanges incessants et éternels entre les deux cosmos.

Nous avons donné cet exemple comme un parallèle (en fait le marxisme a aussi une position sur la philosophie naturelle, dans son sens approprié; et une étude sur Épicure – thèse de doctorat du docteur Charles Marx – ou sur l’hermétique Bruno, constituerait une splendide propédeutique) pour établir que notre doctrine des Révolutions n’est pas un «panthéisme révolutionnaire». Dans l’espace les révolutions peuvent être infinies, à cause de la complexité des organismes sociaux sur la Terre… et d’autant plus si, sous la suggestion de la comparaison cosmique, nous pensons, comme c’est la mode, aux Martiens et à tous les… Planétiens extraterrestres. Dans le temps, la série des révolutions – si nous ne nous trompons pas grossièrement – a un début et une fin: leur série se place entre le communisme primitif et le communisme de notre programme social.

Dans cette série, la Grande Révolution des bourgeois n’est pour nous qu’un des termes; nous ne rappellerons pas les classes en jeu, les forces et les rapports de production, choses fondamentales bien connues.

Comment donc cette série «finie» de Révolutions se présente-t-elle dans l’histoire de la Russie? Tel est notre thème d’aujourd’hui.

 

4. SÉRIE DES RÉVOLUTIONS

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Donc même les ultra-conservateurs et les réactionnaires du dix-huitième siècle et du début du dix-neuvième, si l’on comprend la chose dialectiquement, étaient révolutionnaires exactement au même titre que le sont les bourgeois modernes. Comme eux, ils pensaient que la série des révolutions était finie: ils prenaient pour dernière révolution non pas celle de Cromwell ou de Robespierre, mais celle du Christ (ou celle du Prophète, du Bouddha, si vous préférez). Cette assertion n’est pas seulement exacte objectivement, mais elle l’est également subjectivement si ambigu que soit l’usage du terme révolution dans la littérature courante. Pour comprendre combien le christianisme, devenu une arme contre-révolutionnaire à l’époque de l’Inquisition et de la Restauration, a été une apologie révolutionnaire, il suffit de relire dans l’Évangile le vingt-quatrième dimanche après la Pentecôte.

Après avoir couvert de retentissantes invectives le régime des Scribes et des Pharisiens et pronostiqué sa destruction lors de sa visite au Temple de Jérusalem, Jésus passe avec ses disciples près des murailles colossales de ce dernier. Ses disciples admiratifs lui montrent la puissance de la construction, faite de masses taillées à la perfection et ajustées sans ciment. Le Maître a pitié de cette admiration des siens pour la manifestation de la civilisation ennemie (semblable à la crainte révérencielle que l’opportunisme moderne inculque aux prolétaires envers les «valeurs» et les monuments de la société capitaliste). Il prononce ces mots terribles: Vous voyez cet édifice? En vérité je vous le dis: il n’en restera pas pierre sur pierre.

Les théologiens se disputent à propos du passage suivant où se trouve la description d’événements effroyables (un peuple se soulèvera contre un autre peuple, un royaume contre un autre royaume... mais ce ne sera pas encore la fin...), pour savoir si Jésus annonçait la fin du monde ou seulement la fin de l’édifice du Temple; ce dernier fut détruit en fait en 70 par l’incendie provoqué par un légionnaire de Rome qui y avait lancé une torche enflammée...

Mais la symbolique contenue dans la doctrine ne se réfère ni au sort contingent du monument, ni à la fin de l’humanité sur terre. Elle exprime dans un langage approprié à l’époque, la ruine prévue de l’ordre social d’Israël, désormais mûr pour céder la place à un nouveau mode de production. Et de fait les paroles que l’évangéliste Matthieu met dans la bouche de Jésus sont les mêmes que celles de Daniel, citées dans le passage dont nous parlons, devant les murs de Babylone: le régime pré-chrétien des Hébreux à son âge d’or était lui-même né d’une autre révolution, de la délivrance d’une autre domination; le Pharisien, ce monstre d’hypocrisie que Jésus maudit dans son anathème, était lui aussi issu d’une révolution historique; il n’était pas l’incarnation du mal éternel, mais le produit d’un processus historique. La méthode marxiste nous permet ainsi de lire les anciennes et même très anciennes écritures de façon autrement plus pénétrante que l’hypocrite conformisme clérical ou le stérile scepticisme bourgeois faisant l’apologie de ses prétendues vérités éternelles.

 

5. DES RÉVOLUTIONS QUI SE CHEVAUCHENT

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Il n’est peut-être pas possible d’établir une série fixe de révolutions entre l’état naturel du premier animal-homme et la société communiste; Marx a traité ce thème à plusieurs reprises, mais il ne l’a jamais fait avec un schéma rigide, ni une liste numérotée.

Avant de voir si un anneau de la chaîne peut être «sauté», il faut noter que la superposition, l’enchevêtrement de deux révolutions qui se présentent comme n’en faisant qu’une seule, est un fait parfaitement connu dans l’énonciation des points fondamentaux du marxisme; à ce propos nous parlons souvent de révolutions doubles ou de révolutions non «pures». Alors que dans une révolution simple, il y a deux éventualités historiques, soit la chute de l’ancienne société, soit l’écrasement du mouvement en lutte pour fonder la nouvelle, dans la révolution double les développements sont plus complexes: victoire des deux révolutions (ce serait la révolution en permanence dont parlait la circulaire de la Ligue des Communistes aux travailleurs allemands de 1850 avec une formule que Trotsky fit sienne pour la Russie à partir de 1905); victoire de la première révolution et défaite de la seconde, ce dont nous en avons des exemples classiques dans l’histoire de France: février 1848, victoire de l’alliance entre républicains bourgeois et ouvriers sur la monarchie des Orléans, juin 1848, féroce répression bourgeoise de l’insurrection prolétarienne contre la république; défaite des deux révolutions, comme ce fut le cas en Allemagne en 1848-49, le régime autocratique et terrien restant victorieux en Prusse et dans les autres États; victoire immédiate y compris de la seconde révolution, mais extinction et involution ultérieure de celle-ci, les résultats de la première restant acquis; processus que nous individualisons, comme nous l’avons exposé de nombreuses fois, dans la Russie d’aujourd’hui.

On trouve dans des révolutions simples des exemples de ce processus de dépérissement d’une révolution par suite d’un recul graduel et refroidissement; nous en avons cité dans un exposé antérieur comme celui des républiques communales italiennes, première forme historique d’un pouvoir bourgeois. Il est licite de distinguer ce processus de la chute sous les coups de la répression armée, comme ce fut le cas par exemple pour la république bourgeoise de Rome en 1849 et la république ouvrière de Paris en 1871.

En ce qui concerne la Russie, il est hors de doute qu’il y eut un chevauchement de deux révolutions – et même de plus de deux révolutions, peut-être de toutes les révolutions historiques possibles si l’on songe qu’il fut possible de poser la question – par rien moins que Marx et Engels! – de souder le mir primitif avec la société socialiste.

On n’a pas le droit d’invalider la théorie selon laquelle l’histoire progresse par révolutions et non par lentes évolutions, du fait que l’on accepte que deux révolutions typiques, dont pour chacune d’elles la doctrine générale prévoit de longues incubations, en viennent à se produire en même temps. Cette hypothèse n’a rien d’anti scientifique. Nous savons que de manière générale dans la nature les corps connaissent trois états: l’état solide, l’état liquide et l’état gazeux. Si on administre de l’énergie thermique à un corps solide, sa température (potentiel thermique) augmente graduellement. D’un coup on a brusquement la fusion, qui exige une quantité supplémentaire d’énergie calorifique. Si l’on continue à chauffer le corps passé à l’état liquide, on a à un autre point précis la vola-tilisation, avec une nouvelle quantité de calories. Le processus inverse peut également se produire par perte d’énergie thermique (refroidissement). Mais assez souvent il se produit un «saut» par-dessus l’état liquide intermédiaire; c’est-à-dire que dans certaines conditions on a un solide qui se volatilise ou un gaz qui se solidifie. Les physiciens appellent ce phénomène sublimation; il se produit, par exemple, pour les vapeurs de souffre qu’on peut fixer sous forme d’une poudre solide sans jamais passer par l’état liquide, et inversement dans d’autres cas.

La révolution a fait fondre le tsarisme russe, mais elle ne l’a pas sublimé, bien que pendant un certain temps la température de vola-tilisation ait été atteinte dans la chaleur des combats.

 

6. TROIS ASPECTS DE LA DOCTRINE MARXISTE

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Il impossible de comprendre ce que nous avons exposé maintes fois, et plus généralement ce qui est traité dans tous les textes du mouvement marxiste, si l’on ne sait pas distinguer correctement trois aspects de la doctrine authentique de la révolution prolétarienne, qui peuvent difficilement tenir debout séparément.

Un premier aspect est la description de la société capitaliste considérée à l’état de «modèle» sur lequel nous avons tant insisté en traitant de la question agraire et dans l’exposé récent à Asti (2). Dans ce modèle il y a trois classes: les prolétaires, les entrepreneurs et les propriétaires fonciers, sans aucun résidu d’autres classes; on ne peut s’y attendre qu’à une «révolution pure», c’est-à-dire où les prolétaires abattent les deux autres classes. L’élimination sociale des propriétaires fonciers par les entrepreneurs est une mesure bourgeoise possible, mais ce n’est pas une révolution. Si nous avons volontiers déclaré qu’il n’y a pas d’exemple concret de ce modèle pur dans l’histoire, nous admettrons aussi qu’il n’y aura pas d’exemple de révolution ouvrière anticapitaliste «privée de toute impureté».

Dans ce premier aspect, celui du modèle économique, l’antithèse théorique avec le monde bourgeois, qui découle pour nous du heurt entre les intérêts et les forces de classes opposées, est déjà évidente. L’économie bourgeoise classique avait admis la méthode des modèles et elle soutenait qu’au fur et à mesure que les sociétés impures réelles se rapprochaient du modèle pur de la société mercantile et d’entreprises, il s’établissait un équilibre stable, en ce sens le sens que les différentes quantités progressaient d’une façon continue, le modèle restant inchangé, avec tout au plus (Ricardo) la disparition de la rente foncière. L’économie vulgaire et moderne nie la validité scientifique des modèles.

L’économie marxiste en tant que théorie de la production capitaliste assume le modèle, en élabore les lois, pour en conclure que l’évolution ne présente pas de continuité régulière, mais inévitablement des sauts contradictoires et en définitive l’impossibilité d’arriver à un équilibre, qui aboutit à la fin du modèle qualitatif. Même en excluant donc les effets des survivances d’éléments impurs pré-capitalistes – qui pour Ricardo sont les seules causes de décompensation – elle conclut à l’écroulement de l’équilibre social, sans qu’il faille en chercher la cause dans des luttes entre résidus pré-bourgeois et forces productives capitalistes, ou élever au rang de forces motrices de l’histoire les phénomènes de propagande, de volonté, d’exaspération, d’agitation qui sont aussi des faits de l’histoire réelle.

A côté de ce premier aspect économique il y en a un deuxième, historique au sens général et, si l’on veut utiliser un mot communément employé, philosophique. C’est la doctrine du matérialisme historique selon laquelle l’effet de base des intérêts économiques permet d’expliquer non seulement le sens de l’évolution d’un plein capitalisme, mais aussi celle de tout autre type de société, quel qu’en soit le lieu et le temps. Elle démontre que les époques qui ont précédé le capitalisme et les passages révolutionnaires qui ont précédé celui du féodalisme, trouvent leur explication avec le même mécanisme que celui déjà appliqué à la naissance du capitalisme et qui nous permet d’en prévoir la chute.

Le troisième aspect est celui historique au sens contingent; dans une situation donnée et dans un ensemble humain donné, dont on peut voir les interdépendances et les liaisons pratiques, il pose le problème du rôle de toutes les classes sociales plus ou moins présentes, de toutes les oppositions ou convergences de but qui en viennent à se former sur ce terrain, de façon à donner une présentation cohérente des grands événements et des transformations structurelles fondamentales. Le marxisme triomphe parce qu’il peut appliquer aux vicissitudes de ce terrain, où n’existent jamais la pureté ni même un degré limité d’impureté, les lois conformes à la théorie, c’est-à-dire les relations économiques propres aux modèles sociaux types, et la dérivation à partir de l’infrastructure matérielle de tous les phénomènes plus complexes. Or ce troisième et dernier terrain d’application de cette activité, qui n’est pas une pure description contemplative, mais participation à la vie et à la lutte, nécessite de recourir à l’utilisation de certains regroupements géographiques de pays et d’époques historiques ayant un caractère et une dynamique communs. Le troisième aspect du marxisme consiste précisément à démontrer que cela est possible, en opérant une sélection dans l’immense multiplicité des faits et des événements localisés. A chacun de ces grands regroupements géographico-historiques correspondra nécessairement une certaine praxis stable du parti. Ou l’on arrive à cela ou le marxisme n’est pas valable et le parti tel que nous l’entendons, c’est-à-dire comme force révolutionnaire, n’est pas possible.

Il ne doit pas rester pierre sur pierre des anciennes conceptions doctrinales. Mais on tomberait dans un vain individualisme bourgeois, dans un criticisme individuel anti-matérialiste, dans une nouvelle idolâtrie de la conscience se gouvernant elle-même (sans comprendre que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent elle est forcément donnée telle quelle de l’extérieur), si l’on professait la liberté totale en la matière, si l’on permettait au parti, à ses organes ou à ses groupes, au militant, à qui proclame «être marxiste», de partir à chaque fait nouveau dans de nouvelles directions.

Comme l’existence de règles de la praxis humaine valables pour tous les lieux et tous les temps (que ce soit une éthique transcendantale ou immanente, une loi morale divine ou un impératif catégorique) est impossible, il faut donc savoir choisir les limites de temps et d’espace entre lesquelles sont en vigueur les règles historiques pour la lutte d’une classe qui s’est hissée au niveau de parti, le prolétariat qui à l’appel du Manifeste a fait le premier grand pas: sa constitution en parti politique (en assumant un credo théorique) pour se constituer ensuite en classe dominante et détruire à la fin même sa nature de classe, et toute domination de classe.

 

7. AIRES ET PÉRIODES DE LA RÉVOLUTION EN EUROPE

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Dans beaucoup de travaux antérieurs, nous avons utilisé le terme d’aire; il est peut-être insuffisant, mais nous n’en voyons pas de meilleur. Aire est un concept seulement géométrique utilisé pour mesurer la grandeur d’une superficie délimitée par un contour; il s’emploie difficilement comme concept géophysique et encore moins géo-anthropique. Nous ne pouvons cependant pas utiliser le terme de nation parce que nos champs peuvent comprendre plusieurs nations; nous ne pouvons pas utiliser le terme d’Etat parce que pour nous l’Etat n’est défini que pour une part par le territoire, l’autre étant celle des rapports de classe, sans compter que les champs considérés peuvent également concerner plusieurs Etats. Aujourd’hui, les diplomates utilisent le terme de région non pas dans le sens d’un État mais d’un groupe d’États, quand ils parlent d’accords «régionaux»; mais le terme est trop lié au sens de partie d’une nation. Le terme pays n’est pas adapté parce qu’on l’utilise tant pour des territoires qui peuvent être grands ou petits et mêmes tout petits. Quant au terme zone il est adapté à un usage géophysique mais assez peu à un usage géopolitique.

Nous continuerons à utiliser le terme d’aire que les Américains ont introduit pour désigner les parties du monde habité dans lesquelles sont en vigueur une économie, une monnaie, une influence politique, même si l’expression «champ historique» nous déplairait moins. Il s’agit en fait à chaque fois de relier un périmètre géographique déterminé à un intervalle chronologique déterminé.

Ces aires dans lesquelles il convient selon le marxisme de diviser le territoire habité par la race blanche, où est apparue pour la première fois la forme de production capitaliste moderne, doivent être choisies en liaison avec les événements historiques fondamentaux: en économie, la naissance de l’industrie, la formation du marché national général tant des objets manufacturés que des denrées alimentaires, la participation intense au commerce international; socialement la chute de la noblesse terrienne, l’abolition de la servitude rurale et des corporations artisanales urbaines, l’urbanisation poussée des masses de salariés; politiquement la chute des régimes absolutistes, le droit électoral pour tous les citoyens, les parlements. Notre partition s’ouvre avec deux dates fameuses, celles où, comme le rappelle Engels, sont tombées les têtes royales: à Londres le 30 janvier 1649, à Paris, le 21 janvier 1793.

Plus d’un siècle sépare la première de la deuxième des révolutions anti-féodales. La révolution américaine est contemporaine de la révolution française, mais à la revendication analogue d’institutions démocratiques s’opposent des différences: en Amérique il s’agissait d’indépendance de colons blancs vis-à-vis d’un État européen, et qui était en plus le premier État bourgeois, et non du renversement d’une classe dominante nationale; au point que la France féodale hostile à la Grande Bretagne, sympathisa avec les rebelles d’Amérique et les aida par les armes – comme par la suite l’Angleterre capitaliste devait appuyer de toutes ses forces la contre-révolution féodale en France. Nous nous en tiendrons donc pour le moment aux «aires» intra-européennes. On sait que Marx a assimilé la guerre civile de 1866 entre Sudistes et Nordistes à une révolution bourgeoise dans la mesure où l’utilisation d’esclaves de couleur défendue par les premiers faisait de la classe terrienne une force qui dominait la classe industrielle. Et, de même que la guerre d’Indépendance avait eu pour écho européen la grande Révolution française, il espérait que la guerre civile de 1866 déchaîne en Europe une nouvelle vague révolutionnaire: démocratique et nationale vers l’Orient, socialiste et de classe en Occident.

Cela n’arriva pas; mais il est clair que les aires révolutionnaires ne sont pas des compartiments étanches. Au contraire, si l’une d’elles entre en mouvement, même sur les postulats sociaux qui lui sont propres, elle déchaîne en général des mouvements révolutionnaires dans toutes les autres même si elles se trouvent à des degrés différents de développement. On veut priver de contenu le marxisme radical insurrectionnel en le qualifiant de quarante-huitardisme retardataire; il est certain que la vision de Marx est justement dominée par l’incendie de 1848 qui se propagea d’une capitale à l’autre, même si dans l’une dominait la monarchie féodale, dans l’autre la papauté et dans la troisième la république bourgeoise.

Si après plus d’un siècle un nouveau 1848 ne s’est pas produit, en dépit de la puissante secousse de 1918-20 qui embrasa l’Europe entière, c’est justement la raison pour laquelle nous en sommes à discuter l’interprétation (qui serait trop belle) selon laquelle si l’incendie est éteint en Occident il continue cependant, après plusieurs décennies, à brûler en Orient. Et nous sommes cependant convaincus qu’un jour d’une année non prochaine, il enflammera tout un continent, et même, sans l’ombre d’un doute, deux continents et plus en tant que compensation pour le retard.

 

8. APERCU DE LA SERIE DES AIRES

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Une première aire est donc la britannique, la seule où la bourgeoisie manufacturière et agraire, avec la propriété bourgeoise, tient le pouvoir durant ledit intervalle d’un siècle et quart. Dans cette période, et jusqu’en 1848, ce n’est qu’en Angleterre que se forme un prolétariat salarié qui n’est poussé historiquement qu’à la lutte contre la bourgeoisie dominante, sans connaître la question de l’alliance antiféodale avec la bourgeoisie.

Différente est la situation dans l’aire française, où non seulement le féodalisme gouverne beaucoup plus longtemps mais où le développement industriel est nettement plus faible et la formation d’un véritable prolétariat retardée en conséquence. D’autre part la révolution bourgeoise tombe après une période brève mais multiforme qui va de 1789 à 1815; et après ces vingt-six années il en faudra attendre 33 autres pour la «refaire» à travers les luttes de 1830-31 et de 1848. Pendant cette période la classe prolétarienne française est présente mais elle doit se partager entre la tâche d’affronter les patrons industriels et celle de les aider à prendre le pouvoir au sein de l’État contre la réaction anti-démocratique. L’aire française a donc une physionomie propre jusqu’en 1848.

Mais, à côté de l’aire anglaise avec ses propres caractéristiques (faussement interprétées comme une perspective de conquête légale du pouvoir politique), il existe déjà pour le marxisme en 1848 une aire européenne centro-occidentale qui englobe les pays où s’est formée une industrie et où les revendications politiques de la révolution bourgeoise – avant tout celle de la formation d’États nationaux unitaires – se sont transmises à la suite mêmes des luttes qui ont été menées pour tenter d’étrangler la France. Dans ces pays, en Allemagne, en Autriche, en Italie pour ne pas parler d’autres de moindre importance, se pose le problème des révolutions doubles: renverser les monarchies féodales ou les dominations étrangères et fonder d’un régime libéral, puis greffer immédiatement sur cette conquête les revendications sociales du prolétariat.

Mais la défaite totale des révolutions, même libérales, en dehors de France, a fait que la phase de lutte commune entre bourgeois et ouvriers s’est prolongée au-delà de 1848, embrassant toute la période de la contre-révolution victorieuse en Allemagne et en Italie et celle où la France a connu le Second Empire.

Ce problème fut en partie dénoué par les guerres de systématisation nationale (que nous avons amplement traitées à Trieste en commentant l’appréciation faite par Marx à l’époque) (3) de 1859 et 1866, et enfin définitivement par la guerre de 1870 et la Commune de Paris de 1871.

Pour Marx, qui écrit: à partir de maintenant toutes les armées nationales sont confédérées contre le prolétariat, l’époque des alliances (de combat) entre ouvriers et forces bourgeoises insurgées pour l’indépendance et la liberté, est désormais close; Lénine répétera qu’aucune guerre ne peut plus être appelée «révolutionnaire» comme celles menées dans la période «1789-1871» pour des buts libéraux et nationaux et qui étaient strictement liées à des luttes insurrectionnelles.

Il ne s’agit cependant pas là d’une thèse, d’une norme métaphysique et éternelle. C’est une thèse historique et une norme de parti, «d’aire», sinon elle aurait un sens non matérialiste mais idéaliste; elle n’a rien à voir non plus avec l’idéalisme «pacifiste», proche parent de l’idéalisme patriotique. L’aire sur laquelle porte la condamnation, la dénonciation historique irrévocable prononcée par Marx dans la seconde adresse de la Première Internationale ouvrière, est celle de l’Europe occidentale, c’est-à-dire de la partie du continent qui comprend désormais, en faisant abstraction des Etats de moindre importance, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, pays devenus d’économie capitaliste, régis par des formes démocratiques et parlementaires et où il n’est plus question de restauration féodale. Cette aire se termine à la frontière russe, bien que Lénine ait condamné aussi avec sa formule «1789-1871» la guerre du tsarisme en 1914, et considéré tout appui à ce dernier comme une trahison, la guerre étant globalement une guerre impérialiste. Mais il est sûr qu’à l’intérieur de l’aire slave Lénine n’aurait pas condamné une guerre de peuples et de nationalités opprimées contre le tsarisme; il aurait alors invité les ouvriers de l’industrie capitaliste à appuyer, les armes à la main, tout mouvement anti-autocratique et anti-féodal des autres classes, de la bourgeoisie russe elle-même en supposant qu’elle aurait osé le faire.

 

9. L’AIRE GRAND-SLAVE

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En résumé, nous avons donc: l’aire britannique où il n’est pas question de révolution double du prolétariat et de la bourgeoisie, et qui est la seule dans cette situation historique depuis 1649. L’aire continentale européenne où se pose le problème des révolutions libérales-nationales auxquelles le prolétariat donnera son appui pendant une période qui se termine en 1871. La France se trouve dans cette aire bien qu’en 1789-1815 et en 1848-1852 elle ait été gouvernée par la bourgeoisie et que la république s’y soit instaurée. De 1871 à 1917 toute l’aire britannique et européenne comporte la pleine autonomie de l’action prolétarienne vers la conquête du pouvoir et le socialisme. Mais la Russie, où il y a encore la perspective d’abattre un régime féodal, reste en dehors de ces aires. Il en est de même, en un certain sens des pays des Slaves du sud et de la Grèce, tant qu’il n’y ait pas eu, en 1912, une révolution bourgeoise dans la Turquie des sultans et la victoire dans les guerres balkaniques des nationalités qu’elle gouvernait.

C’est à la que surgissent les problèmes historiques immenses de l’aire slave: la voie de sa libération du despotisme et de la servitude féodale, la voie de sa systématisation en nationalités autonomes, les rapports entre cette lutte et celle devenue désormais binaire et non plus ternaire de l’Occident, et donc les rapports entre le mouvement ouvrier d’Occident et de Russie agissant dans des aires si dissemblables. Surgit alors le problème le plus brûlant de tous: l’aire slave ne se serait jamais mise à l’unisson de l’aire européenne au cours de la phase postérieure à 1871, mais, restant toujours isolée, elle aurait sauté dans une phase successive, celle du pouvoir ouvrier, tandis que l’aire occidentale n’aurait pu ni su la suivre dans le renversement de la bourgeoisie: un tel cycle est impossible à faire cadrer avec la conception marxiste. Restent les problèmes tout aussi difficiles de l’aire asiatique, dont il faut enfin prendre en compte en se demandant si elle peut faire corps avec l’aire russe ou reculer à la situation ternaire: prolétariat, bourgeoisie et féodalisme, ou encore plus en arrière à une situation binaire sans le prolétariat, ou peut-être plus en arrière encore pour certaines nations et régions données.

Si tout cela ne marche pas, ou ne peut pas répondre à une considération avec un minimum d’uniformité historique, alors c’est le marxisme qui vacille du haut de sa construction élevée si haut en un siècle au moins de luttes.

Avant d’affronter tout ce matériel historique si vaste et si explosif pour donner une réponse relative à cette aire de l’Orient européen dans ses liens d’abord avec le centre occidental – nous réservant la possibilité de traiter encore, lors de la réélaboration du contenu de notre réunion de Florence, le problème des races et des peuples de couleur (4) – il faut rappeler comment l’école marxiste considérait dans ses textes et documents historiques, le système de rapports dans les périodes 1848-1871 et suivantes; c’est-à-dire quand l’Internationale ouvrière avait encore la tâche de terminer la révolution libérale-capitaliste en Occident, et dans la phase suivante où elle n’avait plus d’autre tâche que d’aller au-delà d’une Europe bourgeoise, vers des buts socialistes qui furent poursuivis au moins jusqu’à la mort d’Engels, avant d’être obscurcis par les involutions sceptiques et révisionnistes avant d’être honteusement trahis au moment historique crucial où l’incendie de 1914 ravagea l’Europe et le monde.

Une fois ceci rappelé – et les matériaux sont de première importance du point de vue doctrinal et historique – il conviendra de voir comment à cette attente de la révolution russe en Europe jusqu’en 1905, correspondait durant cette phase l’attente de cette même révolution en Russie par les nombreux mouvements anti-tsaristes, puis dans la phase suivante (1895-1917) par un mouvement authentiquement marxiste, étroitement lié à l’Internationale, et riche de l’expérience grandiose de la lutte de 1905, au point qu’il devint l’axe central de la révolte contre l’écroulement opportuniste et social-patriote du socialisme européen.

 

10. L’ÉTAT RUSSE ET L’EUROPE

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La révolution industrielle bourgeoise a pour caractéristiques essentielles la formation de l’Etat national centralisé et le fait de procéder au milieu des luttes de ces États qui se disputent inévitablement des territoires, des populations et des ressources productives. Sa rapide croissance en Angleterre fut facilitée par les conditions géographiques: les frontières de l’État furent définies des siècles à l’avance parce qu’après une palingénésie de heurts de races et de religions, elles devaient s’identifier avec les rivages de l’île. La nature maritime du pays le poussa au premier rang dans la voie du commerce d’outre-mer et elle accéléra l’industrialisation interne: ses rivaux furent vaincus les uns après les autres dans les guerres commerciales. Mais l’Etat anglais n’avait pas d’intérêt à se lancer dans des conquêtes en Europe, et, bien vite, il ne s’engagea plus dans des guerres sur le continent; les conflits entre Espagnols, Français, Allemands cessèrent de l’attirer; des puissances lointaines comme la Russie s’occupèrent d’autant moins de lui. Du point de vue britannique il n’y eut jamais identité entre Russie et contre-révolution.

Cette identité exista cependant pour tout le reste de l’Europe dans la mesure où dans l’espace continental le conflit entre modes de production devenait conflit territorial. Il n’y avait pas de marxistes à l’époque des guerres de coalition contre la France républicaine puis napoléonienne; mais le fait que dans ces guerres l’élément décisif était la Russie bien plus que l’Angleterre capitaliste, domine toute la conception historique marxiste dès ses premières années, et il est au centre de la pensée historique du jeune comme du vieux Marx. S’il était né un demi-siècle plus tôt, il aurait virtuellement combattu sous les drapeaux de Dumouriez dans la défense désespérée des Ardennes, Thermopyles de la France, et même sous les bannières de Napoléon et de ses généraux envahisseurs de l’Europe; il serait devenu fou de rage lors du passage tragique de la Berezina, il se serait anti-germaniquement arraché les cheveux à Leipzig, il aurait repris des couleurs après l’évasion de l’île d’Elbe, et se serait auto-enseveli à Waterloo, face à la sinistre perspective de trente ans de contre-révolution.

Tout cela était déjà vivant et vital au cours des luttes de 1848 et lors de leurs préparations, toutes éclairées par une orientation anti-russe. Le premier aspect de la doctrine, l’étude du capitalisme rempli de la seule antithèse prolétariat-bourgeoisie, était déjà en pleine élaboration. Déjà sur la base de la critique réalisant le dépassement de Hegel, de Feuerbach lui-même et de toute la philosophie moderne, se dessinait la construction incisive du matérialisme dialectique; mais la troisième tâche, le jugement d’ensemble sur le drame vécu par la société de l’époque connaissait lui aussi un développement impétueux, en pleine cohérence avec la doctrine qui venait d’«éclater».

Le Manifeste – qui est bien la synthèse inégalée de l’histoire sociale de l’espèce humaine mais qui est surtout le cri de guerre du prolétariat dans sa volonté de se substituer à cette bourgeoisie qui n’était alors à son apogée qu’en Angleterre – passe en revue la France, l’Allemagne, la Pologne, l’Italie, la Hongrie, mais ne dit mot de la Russie; nous verrons comment les auteurs eux-mêmes le relevèrent en 1882 en préfaçant l’édition en langue russe. Il prescrit que dans ces pays les ouvriers appuient les luttes pour la liberté et l’indépendance – les communistes appuient tout mouvement révolutionnaire dirigé contre les conditions sociales existantes – mais il ne parle pas d’un appui à une révolution sociale en Russie; en effet il ne suppose pas qu’il y ait là-bas des prolétaires ni des communistes.

Mais, si Marx semblait ne pas posséder les éléments pour donner les termes d’une guerre civile en Russie, il n’est pas possible de nier que toute action de force militaire contre l’empire et l’armée tsaristes fut soutenue avec enthousiasme comme un facteur révolutionnaire indiscutable pour la société européenne tout entière.

Il a été facile de donner à cette position, uniquement orientée vers le développement de la révolution internationale, vers la nécessité du renversement et de la destruction de tous les obstacles élevés sur son chemin, le caractère d’une haine anti-slave dictée par des raisons nationales ou raciales, et cela alors que Marx, juif, démolissait la geste du premier capitalisme israélite esclave de l’empire allemand (il le sera ensuite du capitalisme russe) et que, allemand, il se déclarait virtuellement collaborateur de l’ennemi dans les guerres anti-napoléoniennes, interdisant qu’on les définisse en doctrine comme des guerres d’«indépendance» parce qu’elles étaient des guerres contre-révolutionnaires.

Parmi les premières manifestations de Marx il y eut sa collaboration à la Gazette Rhénane dès avant 1848, et pendant cette année-là, à la Nouvelle Gazette Rhénane. Nous trouvons un exposé fidèle de ses positions dans la magistrale «Histoire de la Social-Démocratie allemande» de Franz Mehring.

 

11. MARX ET LE SLAVISME

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«La Neue Rheinische Zeitung démontrait cette théorie par des preuves historiques approfondies. Elle relevait encore que les Slaves n’avaient nulle part sérieusement participé au mouvement révolutionnaire de 1848.

“Une seule tentative révolutionnaire, courageuse et démocratique, même si elle est étouffée, efface, dans la mémoire des peuples, des siècles entiers d’infamie et de lâcheté, et réhabilite immédiatement une nation, si méprisée soit-elle, c’est ce dont les Allemands se sont rendu compte l’an passé. Mais tandis que les Français, les Allemands, les Italiens, les Polonais, les Hongrois hissaient le drapeau de la révolution, les Slaves se rangeaient comme un seul homme sous la bannière de la contre-révolution. En tête venaient les Slaves du Sud qui, depuis de longues années déjà, avaient défendu leurs propres convoitises contre-révolutionnaires contre les Magyars; puis les Tchèques et, derrière eux, armés pour la guerre et prêts à apparaître sur le terrain de bataille au moment décisif, les Russes”.

Et le journal concluait ces articles éloquents par les phrases suivantes:

“Nous savons maintenant où se regroupent les ennemis de la révolution: en Russie et dans les pays slaves de l’Autriche; et nulle phrase, nulle promesse d’un vague avenir démocratique de ces pays ne nous empêchera de traiter nos ennemis en ennemis”». Et, citant un texte de Bakounine, l’article continuait: «Et quand Bakounine s’écrie: ‘‘En vérité, le Slave ne doit pas perdre, il doit gagner! En vérité, il doit vivre! Et nous vivrons. Tant que l’on nous conteste la plus petite partie de nos droits, tant qu’on obligera un seul membre de notre corps collectif à rester détaché ou arraché, nous lutterons à mort, impitoyablement jusqu’à ce que la communautés slave se dresse enfin grande, libre et indépendante dans le monde”’, quand le panslavisme révolutionnaire prend ces paroles au sérieux et qu’il écarte entièrement la révolution dès qu’il s’agit de la chimérique nationalité slave, nous aussi savons ce qu’il nous reste à faire». Et la N.R.Z, c’est-à-dire Marx, concluait:: «Ce sera alors la lutte à mort, impitoyable, contre les Slaves traîtres à la révolution; la guerre d’extermination et le terrorisme sans merci – non dans l’intérêt de l’Allemagne mais pour la Révolution!» (5).

Et ici Mehring ajoute: ce sont ces phrases qui ont fait proférer à un professeur allemand le mensonge formidable selon lequel Marx demandait l’anéantissement des peuples russe, tchèque et croate.

Plus loin nous verrons encore quel était le jugement de Marx sur le panslavisme et comment le même reproche se reproduisit bien plus tard lors du heurt de 1872 avec Bakounine et comment Marx voyait favorablement une guerre future des Allemands contre les Slaves (thèse tant exploitée en 1914!). Mais nous voulons noter ici une phrase avec laquelle Mehring résume justement les positions, que nous appellerions de politique étrangère, de la N.R.Z. et de Marx en 1848, après avoir rappelé qu’elle était dictée non par la cause d’une patrie quelconque, mais uniquement par la cause de la révolution:

«La N.R.Z. savait que la révolution européenne ne va pas de l’Orient vers l’Occident, mais de l’Occident vers l’Orient».

Et nous, 106 ans plus tard, qu’est-ce que nous savons?

 

12. LA QUESTION D’ORIENT

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Pendant les années 1853, 1854 et 1855, Karl Marx, réfugié à Londres après la défaite de la révolution allemande et européenne, envoie au journal américain New York Tribune une série de lettres-articles qui ont pour thème la question prédominante de la politique européenne de l’époque: la question d’Orient (6).

Il ne s’agissait pas de textes de parti ni de collaboration à la presse du parti, et encore moins d’une œuvre théorique sur les principes mêmes du parti, alors réduit à quelques rares éléments dispersés de la Ligue des Communistes qui avait été active dans les années de lutte 1848-49. Le journal était un journal d’information de tendance idéologique démocratique radicale. Mais ceux qui ont vu dans ces articles un banal travail journalistique – que Marx, toujours en butte avec les siens à une misère noire, aurait effectué uniquement pour des raisons, comme on dit, alimentaires, se trompent.

Il faut rendre justice au socialiste de droite Claudio Treves, alors directeur de l’Avanti! et responsable de l’édition italienne des oeuvres de Marx, quand avec sa sensibilité doctrinale – beaucoup plus vive en dépit de son réformisme déclaré, que celle des prétendus extrémistes d’aujourd’hui – il signalait aux lecteurs le profond contenu dialectique et socialiste de cette œuvre.

Il est compréhensible qu’étant donné la sphère des lecteurs du journal, il arrivait parfois au correspondant européen de ne pas s’en tenir aux formules strictes de notre critique théorique spécifique; mais l’efficacité puissante avec laquelle les faits sont exposés et reliés les uns aux autres, comme la ligne continue qui court d’un bout à l’autre de ces textes, valent, pour qui ne les lit pas comme on cherche distraitement la dernière nouvelle du jour, autant que la démonstration la plus explicite de la méthode matérialiste orthodoxe.

Toute cette série d’écrits, qui ne sont assurément pas ceux d’un témoin indifférent ou impartial, ont au centre ou comme épine dorsale, une seule revendication, la revendication anti-russe: la Russie historique doit être repoussée, affaiblie et battue. Une rengaine journalistique quelconque? Non un leitmotiv ouvertement révolutionnaire. Dans la région où se pose la question du Proche Orient, trois monstrueux pouvoirs médiévaux se font face: l’Autriche, la Turquie, la Russie. C’est uniquement sur ce dernier, dirait-on, que se fixent les yeux de Marx et d’Engels. C’est ce que montre une première citation, tirée de la lettre du 12 avril 1853, qui décrit la force conquérante et impériale de l’État des tsars, et qui a pour titre dans l’édition Avanti!:

 

13. LE VÉRITABLE POINT LITIGIEUX EN TURQUIE

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«Mais est-il vraisemblable que cette puissance, devenue gigantesque et immense, s’en tiendra là dans sa course vers l’hégémonie mondiale? Quand bien même elle le voulait sa situation l’en empêchera l’en empêcherait. Par l’annexion de la Grèce, de la Turquie, elle s’assure d’excellents ports de mer, et les Grecs lui fourniront d’adroits marins pour sa flotte. La conquête de Constantinople la met à ceux pas de la Méditerranée; grâce à Durazzo et à la côte d’Albanie, d’Antivari à Arta, elle est au centre même de l’Adriatique, à portée de vue des îles ioniennes appartenant à l’Angleterre et à 36 heures de vapeur de Malte. Et comme elle enserrera l’Autriche de trois côtés, au nord, à l’est et au sud, elle comptera les Habsbourg parmi ses vassaux. Autre chose encore serait possible, voire probable; la frontière occidentale de l’empire, fortement incurvée, et sans lignes naturellement nettement accusées, aurait besoin d’une rectification; et l’on s’apercevrait que la frontière naturelle de la Russie va de Dantzig ou peut-être de Stettin à Trieste. Et aussi certainement qu’une conquête fait suite à une autre et qu’une annexion en entraîne une autre, la conquête de la Turquie ne serait que le prélude de l’annexion de la Hongrie, de la Prusse, de la Galicie, jusqu’à ce que soit réalisé cet empire slave, que certains philosophes panslavistes fanatiques rêvent déjà.

La Russie est assurément une nation conquérante, et elle le fut durant un siècle, jusqu’à ce que le grand mouvement de 1789 vînt lui opposer un formidable antagoniste d’une énergie inépuisable. Nous voulons parler de la révolution européenne, de la force explosive d’idées démocratiques et de la soif de liberté innée à l’homme. Depuis cette époque il n’y eut en fait que deux puissances sur le continent européen: la Russie et l’absolutisme d’une part, la révolution et la démocratie de l’autre. Pour le moment la Révolution semble écrasée, mais elle est vivante et plus redoutée que jamais.

Preuve en est la terreur éprouvée par la réaction à la nouvelle du dernier soulèvement de Milan. Mais une fois maîtresse de la Turquie, la Russie verra sa force augmentée de moitié et elle l’emportera sur tout le reste de l’Europe réunie. Pareil événement serait une catastrophe sans nom pour la cause révolutionnaire. Maintenir l’indépendance turque ou faire échec aux visées annexionnistes de la Russie au cas où l’Empire ottoman viendrait à se désagréger, voilà qui est de la plus extrême importance. Ici les intérêts de la démocratie révolutionnaire et ceux de l’Angleterre vont de pair. Ni l’une ni l’autre ne peuvent permettre au tsar de faire de Constantinople l’une de ses capitales, et si l’affaire est poussée au pire, nous verrons que l’une résistera aussi énergiquement que l’autre».

C’est nous qui avons mis les mots en gras pour souligner le concept central de l’antagonisme Russie-révolution, et pour signaler la puissance de la recherche sur le futur, le doigt sur les plaies de conflits vieux de plus d’un siècle comme par exemple Dantzig et Trieste, sur les rives du nord et du sud de cette Europe en convulsions.

 

14. QUE VIENNE LA GUERRE !

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Tous ces textes prévoient la guerre, applaudissent la guerre, invoquent la guerre. C’est la guerre pour Constantinople, qui se représenta continuellement; la guerre entre la Russie et la Turquie pour les détroits qui commandent les communications entre la mer Noire et la Méditerranée, qui empêchent l’immense puissance militaire terrestre russe de devenir une puissance maritime et l’incandescent mode de production mercantile d’incendier la barrière entre les deux mondes. Mais la guerre que veut Marx exige l’assistance à la Turquie qui laissée à elle-même succomberait; les puissances qui doivent empêcher l’avancée de la Russie sont l’Angleterre et la France, gagnées à la révolution bourgeoise.

Nous avons déjà dit que dans cette phase l’Angleterre est appelée à agir dans la mesure où ses intérêts coïncident avec ceux de la «démocratie révolutionnaire».

La série des lettres de Marx montre l’inconstance des deux grands partis bourgeois anglais, qui n’ont pas toujours été aussi décidés dans leur opposition au pouvoir du tsar. Ils hésiteront encore dans l’avenir alors que Marx n’hésitera jamais; lors de la guerre russo-turque suivante, il exultera à la nouvelle de la grande victoire de Plevna en 1877, tandis qu’il déplorera qu’au congrès de Berlin de 1878, les gouvernements occidentaux se soient inclinés devant les volontés du tsar. Il faut noter, comme cela a été rappelé à propos des récentes «révélations» anti-russes de Churchill (qui en réalité n’ont rien révélé du tout), que traditionnellement les Anglais ont toujours vu de travers les avances faites à la Russie. La reine Victoria elle-même répondit en 1878 par une lettre à la faible politique du ministre lord Baconsfield: «Si l’Angleterre doit baiser les pieds de la Russie, la reine ne veut pas participer à l’humiliation de son propre pays et renoncera plutôt à la couronne… La reine estime qu’elle ne peut continuer à régner sur un pays qui s’abaisse jusqu’à baiser les pieds de ces grands barbares…». Tradition bourgeoise et mépris de la Russie vont de pair. La reine bourgeoise et le «red terror doctor» auraient donc quelque chose en commun? Il suffit de procéder sans bigoterie.

Nous voudrions encastrer ici un point historique fondamental. La première grande guerre impérialiste éclata comme Marx et Engels l’avaient prévu en 1870, entre les Allemands et les races slaves et latines unies. Et l’Angleterre se trouva aux côtés de la Russie encore tsariste. Mais deux ans auparavant, en 1912, la «même» guerre avait failli éclater sur la base de l’affrontement anglo-russe à cause des rivalités impérialistes dans le Proche et l’Extrême-Orient.

La lettre citée au début était d’avril 1853; ce n’est qu’en juillet que, sous le commandement du général Paskevitch, l’armée russe devait se déverser sur la basse vallée du Danube et qu’en Mer Noire, l’escadre turque était détruite par les Russes. Londres et Paris rompaient leurs relations diplomatiques avec Saint Petersbourg, l’Autriche elle-même envoyait des troupes dans les Balkans: mais c’est seulement en février 1854 que le tsar proclamait la guerre sainte contre la France et l’Angleterre «ennemies de la chrétienté».

Dans une lettre du 23 mai 1854, intitulée «Les événements dans la Baltique et dans la Mer Noire et le système des opérations anglo-françaises». Marx trace les perspectives de la guerre: outre les opérations en Crimée déjà en cours et auxquelles participent des Turcs, des Anglais, des Français, avec des régiments piémontais envoyés par l’habile intriguant Benso di Cavour, il prévoit la possibilité d’une guerre générale en Europe, cette Europe grosse du foetus révolutionnaire mais qui, au cours de notre attente séculaire, tarde toujours à accoucher, avortant misérablement à travers des cycles dramatiques

Malheur si, une nouvelle fois, dans la seconde moitié du siècle actuel, la Toujours Attendue ne savait pas sortir par le fer, le feu et le sang, terriblement vivante, de cet matrice, grosse encore une fois .

«Résumons brièvement la situation militaire: l’Angleterre et la France surtout poussées “inévitablement, quoique à leur corps défendant”, à engager la plus grande partie de leurs forces à l’Est et dans la Baltique, c’est-à-dire sur les deux ailes avancées d’une position militaire dont la France est le centre le plus rapproché. La Russie sacrifie ses côtes, sa flotte et une partie de ses troupes pour amener les puissances occidentales à s’engager à fond dans ce mouvement anti-stratégique. Dès que ceci sera fait, dès que le nombre suffisant de troupes françaises aura été expédié vers des pays lointains, l’Autriche et la Prusse se déclareront en faveur de la Russie et, avec des forces supérieures, marcheront sur Paris. Si ce plan réussit, Louis Napoléon ne pourra pas résister au choc. Mais il est une puissance qui peut se mettre en mouvement’ à tout événement arrivant à l’improviste et qui peut même mettre en mouvement Louis Bonaparte et ses lâches valets comme elle a déjà fait marcher plus d’un souverain. Cette puissance est capable de résister à toutes ces invasions; elle l’a déjà montré une fois à l’Europe unie. Et cette puissance, la révolution, soyez-en certains, ne fera pas défaut le jour où on aura besoin de son action».

 

15. SÉBASTOPOL A L’ORDRE DU JOUR

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Mais cette période était aussi stérile que l’actuelle; la guerre de Crimée finit en épisode local, comme aujourd’hui la guerre de Corée, sans incendier le monde: une bonne bagarre entre les cordes d’un petit ring à l’échelle géographique. Alors que les Russes perdaient des points en Crimée, ils en marquaient contre les Turcs sur le front du Caucase, où les flottes franco-anglaises ne pouvaient aller – les avions n’existaient pas encore! La honte de la capitulation de Sébastopol après un long siège, il y exactement cent ans, fut en partie vengée par la chute de la citadelle de Kars dans le Caucase le 24 novembre 1855; cela rendit possible, après un ultimatum présenté par l’intermédiaire de l’Autriche, la signature de la paix au congrès de Paris (30 mars 1856) qui stipula la fameuse interdiction aux navires de guerres de traverser les Dardanelles.

La lenteur de cette guerre exaspérait Marx qui n’en pouvait plus d’attendre la chute de Sébastopol, devenue par sa défense désespérée le symbole de la puissance militaire russe. Il écrit le 14 octobre 1854:

«Enfin la possibilité semble d’offrir aux Français et aux Anglais de porter un coup sérieux à la puissance et à l’influence de la Russie, et tous, en Angleterre, nous suivons avec une recrudescence d’intérêt le mouvement contre Sébastopol. Naturellement les journaux anglais et français célèbrent à qui mieux mieux cette entreprise, et, à les en croire, on n’aurait jamais rien vu de plus grandiose dans l’histoire militaire. Mais ces rodomontades ne sauraient en imposer à quiconque s’en réfère aux faits, se rappelle les retards incompréhensibles et les prétextes absurdes qui ont accompagné le début de l’expédition, ainsi que tout ce qui a précédé ou suivi. La fin de l’entreprise sera peut-être glorieuse; le début en tout cas, fut excessivement lamentable»

Marx était-il donc plus militariste que les généraux anglais et français? C’est ce que se demanderont ceux qui s’obstinent à confondre la position des communistes face à la guerre avec un lâche pacifisme. Aujourd’hui, tout le prolétariat mondial est abruti par une campagne bassement pacifiste; mais, en même temps, le centre russe de cette supercherie internationale ne cesse d’exalter des gloires militaires comme celles dont parle Marx. Mais attendez un peu! La question est simple: dans la période historique 1789-1871, le marxisme approuvait certaines guerres, parmi lesquelles la guerre de Crimée. Puis, dans la période 1914, il passe à une désapprobation et au sabotage de la guerre dans les deux camps. Mais même quand il les approuvait et les encourageait, il le faisait pour un côté seulement! L’approbation de la guerre des deux côtés en même temps ne trouvera jamais place dans le marxisme; elle n’est admissible que pour le plus grossier nationalisme et chauvinisme bourgeois. Dans la guerre de Sébastopol on ne voyait la gloire – concept comestible pour le commun des lecteurs que du côté des assaillants et, boussole révolutionnaire à la main, c’était une grande et belle chose qu’ils écrasent les assiégés.

Eh bien, il y a quelques jours à peine, les radios ont annoncé qu’à l’occasion du centenaire du siège, le gouvernement actuel de la Russie – qui affiche ostentatoirement une idéologie marxiste – a conféré de façon solennelle une très haute décoration à la ville de Sébastopol pour célébrer sa glorieuse résistance!

Une telle engeance pourrait au moins arrêter de vouloir déménager dans une nouvelle tombe les restes de Marx puisque les symboles sont toujours imbéciles pour Marx et qui le comprend; et ils le sont encore plus quand ils s’opposent entre eux, quand ils sont accrochés par la même main à la poitrine des voleurs comme à celle des volés, idéalisant bourreaux et victimes (7).

Les mêmes honneurs ont été d’ailleurs rendus à la garnison de Port-Arthur pour sa longue défense de 1905 contre les Japonais, à l’époque où Lénine, comme Marx pour Sébastopol, bouillait d’impatience que la défaite russe déchaîne la révolution – ce qui fut le cas – et où il faisait de cette reddition la manifestation de l’affaiblissement du tsarisme.

Il ne s’agit pas là seulement de gestes, mais de preuves définitives que la tâche historique du gouvernement russe actuel est celle d’une révolution bourgeoise dont l’un des traits fondamentaux est l’exaltation des «valeurs» nationales. Voir Hitler qui, en toute logique historique, élevait un monument à Arminius, ou de Gaulle (le tout dernier appelé à Moscou) qui se référait au héros Vercingétorix.

 

16. EUROPE ET ASIE

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La puissance russe est donc pour Marx un danger menaçant, et le mouvement panslaviste a pour lui la signification même de contre-révolution. Il n’y a pas la moindre ombre de préjugé national ou racial dans cette thèse historique indiscutable, liée à des champs précis de temps et d’espace. Le jugement positif de tout fait et de toute donnée concrète de force historique est fondamental pour les marxistes.

Nous allons voir maintenant comment Marx juge la décision du nouveau tsar Alexandre II dans ses propositions de saper dans ses fondements la puissance rivale de l’empire autrichien. Après Sébastopol, son prédécesseur Nicolas Premier mourut davantage de désespoir que de congestion pulmonaire et, le 2 mars 1855, Alexandre monta sur le trône (pour régner jusqu’au 13 mars 1881, jour où une bombe anonyme, pas atomique, le désintégra lui et son carrosse); après le succès de Kars il lança une phase de réformes à l’intérieur et d’expansion à l’extérieur, avec un retour en force dans les Balkans en tant que libérateur des chrétiens du joug musulman.

Mais dans le même temps c’est sous Alexandre II que la Russie se tourna de façon décidée vers l’Orient, en occupant les riches Khanats de l’Asie Centrale jusqu’aux frontières de la Perse et de l’Afghanistan, où de nouveaux facteurs d’opposition avec les intérêts impérialistes anglais commençaient à se dessiner (et cela sera d’autant plus vrai qu’on ira vers l’économie moderne du pétrole).

Marx se garde bien d’appliquer à ces différentes directions prises par la pression expansionniste de la Russie une même belle petite formule toute faite. Le passage que nous allons citer est particulièrement intéressant si nous le comparons avec la situation d’aujourd’hui. Lorsque nous qualifions le gouvernement actuel de Moscou de capitaliste, nous ne lui faisons pas injure, de même que nous ne lui contestons pas l’aspect révolutionnaire de ses tâches quand, par son énorme activité économique, commerciale, de construction de moyens de communication et l’apport de nouveaux types d’organisation humaine dans les immenses steppes endormies, il fait comme disait Mehring, aller la révolution de l’Occident vers l’Orient. Les proclamations idéologiques sont des phrases creuses et férocement contre-révolutionnaires en ce qui concerne l’Occident, mais, comme pour la tendance à l’expansion de la «puissance dilatée» du dix-neuvième siècle, cela dépend des circonstances et non de sa propre volonté. Il est vain de vouloir changer ce fait en traînant devant les tribunaux des «bandits» politiques, ou en transformant certains personnages d’accusateurs en accusés, à la façon d’un Iagoda ou d’un Beria, sans parler d’autres qui ne sont pas morts à temps pour demeurer au tableau des gloires nationales:

«Le panslavisme comme théorie politique a eu son expression la plus lumineuse et la plus philosophique dans les écrits du comte Gourovski. Mais, tandis que ce publiciste distingué et cultivé, considérait la Russie comme le seul pivot naturel autour duquel les destinées de ce rameau prolifique et vigoureux de la famille humaine peuvent trouver un ample développement historique, il ne concevait pas le panslavisme comme une ligue contre l’Europe et la civilisation européenne. De son point de vue, le but légitime pour la force expansive des énergies slaves était l’Asie. Par rapport à la désolation stagnante de ce vieux continent, la Russie est une force civilisatrice; et son contact ne pourrait être que bénéfique. Cette généralisation puissante et imposante n’a cependant pas été acceptée par tous les esprits inférieurs qui ont adopté l’idée fondamentale de Gourovski. Le panslavisme a assumé une grande variété d’aspects; et maintenant, à la fin, on le trouve utilisé sous une forme nouvelle, et avec un grand effet apparent: comme menace de guerre. En tant que tel il donne certainement crédit à la hardiesse et à la décision du nouveau tsar. Nous nous proposons de montrer jusqu’à quel point cette menace a engendré la peur en Autriche» (7 mai 1855).

Notons aussi que ce passage (nous ne pouvons pas fournir de plus amples citations qui sont peut-être fatigantes quand elles sont lues pendant l’exposé, mais qui, dans le compte rendu écrit, ne manqueront pas d’attirer l’attention studieuse des camarades) qui s’attarde sur l’instabilité de l’Autriche, prévoit la dissolution de cette dernière, et cela à une époque où la force militaire de Vienne était encore intacte et même décisive en Europe, selon les calculs mêmes de Marx, en dépit du peu de sympathies qu’il nourrissait pour la prépondérance de la pression moscovite et son plan de direction suprême des minorités slaves et balkaniques. Ici encore la méthode suivie a permis de faire des prévisions sûres sur les événements, mais surtout des prévisions sur le sens des forces qui se manifestent à travers eux.

 

17. LE MEETING DE MARTIN’S HALL

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Laissons le texte de 1853-56 et passons à une époque de dix années postérieure, celle de la fondation de la Première Internationale. Entre-temps ont commencé les guerres clarificatrices et de systématisation nationale dont nous avons longuement exposé l’analyse marxiste lors de la réunion de Trieste. 1859: France et Italie contre Autriche qui reçoit un premier coup violent. 1866: Allemagne et Italie contre Autriche, et deuxième choc. 1870: Allemagne contre France, chute de Napoléon III. Tout au long de ces événements la Russie restera en dehors des conflits, mais en permanence prête à intervenir, ses armées massées aux frontières. Marx la considérera toujours comme une réserve de la réaction, bien que s’ouvre la voie vers l’indépendance nationale et la formation d’un État unitaire en Allemagne et en Italie.

En 1864 seule avait déjà eu lieu la première de ce «groupe historique» de guerres qui mettent en place les conditions du passage d’une période de stratégie révolutionnaire à la suivante. Mais il y avait eu une deuxième guerre-insurrection, qui avait rompu la grisaille sinistre de la phase contre-révolutionnaire, celle de Pologne, avec une issue différente de celle des guerres-insurrections italiennes: la Pologne, avec ses instances nationales et démocratique, avait été écrasée par la puissance russe.

En nous appuyant sur la correspondance de Marx et Engels ainsi que sur d’autres sources, nous avons alors longuement illustré l’ardent engagement en faveur de l’insurrection polonaise non seulement dans les lettres et dans les écrits politiques, mais surtout dans l’activité «officielle» du parti, qui culmina dans le meeting de fondation de l’Internationale des travailleurs et dans la puissante Adresse que Marx reçut mandat de rédiger. Nous avons vu que dans tout ce matériel l’exécration pour la Russie ne connaît pas de cesse et que le document de principe finit sur la figure du «monstre». La manifestation avait été organisée en solidarité avec les rebelles polonais; grâce à Marx, le thème de la lutte prolétarienne anticapitaliste et la fière critique du régime économique et politique moderne des puissances démocratiques occidentales avaient été mis au premier plan. Voici la fin bien connue de l’Adresse du meeting du 28 septembre 1864:

«L’approbation impudente, la sympathie hypocrite ou l’indifférence étroite avec lesquelles les classes dominantes d’Europe ont vu la forteresse du Caucase devenir la proie de la Russie et la Pologne héroïque être assassinée par cette même Russie; les attaques non repoussées de cette puissance barbare, dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont les mains sont dans tous les cabinets européens, ont enseigné aux classes ouvrières que c’est leur devoir de s’emparer elles-mêmes des mystères de la politique internationale, de surveiller les actes diplomatiques de leurs gouvernements respectifs, de s’opposer à eux si c’est nécessaire avec tous les moyens en leur pouvoir et que, au cas où elles seraient incapables de les prévenir, c’est leur devoir de s’unir pour dénoncer publiquement cette activité et revendiquer les simples lois de la morale et du droit qui doivent régler les rapports entre les personnes privées comme lois suprêmes dans les rapports entre les nations.

La lutte pour une telle politique étrangère constitue une partie de la lutte générale pour l’émancipation des classes travailleuses.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!».

Comme nous l’avons déjà rappelé plusieurs fois, ce texte dut subir lui aussi l’emploi d’une terminologie qui n’était pas entièrement satisfaisante pour le rédacteur; à ce meeting il y avait non seulement des ouvriers mais aussi des intellectuels «révolutionnaires» de différentes nationalités, et il n’était pas facile d’enlever de telles têtes des idéologies plus ou moins humanitaires et romantiques. Mais sous la forme il reste la substance historique: l’appui à la Pologne n’est pas pour Marx un expédient pour éviter de rompre immédiatement avec ces forces, mais une véritable urgence de la tâche du prolétariat, les armes à la main. Nous avons montré que c’est là la clé de toute la méthode: mépris total pour les pleurnicheries des diverses radicaux fanatiques de paix et de liberté, respect pour les insurgés en lutte avec la police et l’armée oppressive, indépendamment de leur confession et de leur étiquette politique, et lien étroit avec eux.

Marx pouvait donc écrire à Engels le 4 novembre 1864 ces phrases significatives: «J’ai été obligé d’inclure des passages sur le devoir et le droit, ainsi que sur la vérité, la morale et la justice, qui cependant sont placés de façon à ne pas pouvoir ruiner l’ensemble… Les mêmes personnes tiendront, ces jours-ci, des meetings avec Bright et Cobden pour le droit de vote [lisez: cette connerie]. Il faudra du temps pour que le réveil du mouvement prolétarien autorise les audaces de langage d’antan. (...) Ce qu’il faut, c’est être fortiter in re, suaviter in modo», ferme sur le fond, souple dans la forme.

Combien sont nombreux aujourd’hui les crétins très fermes en paroles mais honteusement souples dans la réalité!

En suivant notre fil, ce qui nous intéressait ici c’était de montrer qu’en 1864 comme en 1854, les canons étaient toujours pointés vers la «puissance barbare» de Saint-Pétersbourg.

 

18. BAKOUNINE, LE TSAR, LE PANSLAVISME

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Nous pouvons avancer d’une autre décennie et arriver en 1873, après que le cycle des «guerres révolutionnaires» soit définitivement clos; nous allons constater que la dénonciation de la moindre faiblesse envers la Russie est encore pour le marxisme la meilleure boussole pour trouver le nord révolutionnaire.

Il s’agit de la longue publication polémique qui suivit les scissions entre marxistes et bakouninistes dans la crise historique de la Première Internationale qui, elle-même, suivit le renversement terrible de la Commune de Paris, au début de la nouvelle période de contre-révolution.

Comme en 1848, Marx lance de violentes attaques contre Bakounine, les plus graves étant celles qui se réfèrent à son action politique en Russie dans ses rapports avec le tsar réformateur Alexandre qui, en 1861, avait aboli la servitude de la glèbe. Alors que d’autres révolutionnaires dénonçaient le contenu réactionnaire de la réforme, Bakounine est accusé d’avoir, dans ses Manifestes et brochures de 1862, approuvé le tsar ou au moins déclaré qu’Alexandre pourrait prendre la tête d’une nouvelle Russie populaire s’il faisait une politique «anti-allemande» et conduisait la guerre contre l’Autriche et l’Allemagne; il est aussi accusé d’avoir envisagé la perspective d’un accord entre le tsar et le peuple paysan qui aurait évité la révolution invoquée dès cette époque par le mouvement populiste. Marx, qui, comme nous le savons, était des plus caustiques, sans se laisser arrêter par l’objection facile qu’il avait travaillé avec Bakounine quand celui-ci «jouait à l’internationaliste après 1868», en vient à commenter ces textes avec les dures paroles suivantes: «En 1862, il y a donc 11 ans, à l’âge de 51 ans, Bakounine, le grand anarchiste bien connu, professait le culte de l’État et le patriotisme panslaviste».

Ce n’est pas ici le moment de raviver les longues polémiques sur la justesse de telles accusations; l’important est de relever comment le pôle négatif révolutionnaire, au cours de longues phases, continue à être individualisé dans l’État dynastique de Saint-Pétersbourg. Et comme nous avons dans ces pamphlets enflammés un premier texte de Marx sur la situation sociale de ce pays, il convient de l’extraire:

«Le 3 mars 1861, Alexandre II avait sous les applaudissements de joie de toute l’Europe libérale, proclamé l’abolition du servage. Les efforts de Tchernychevski et du parti révolutionnaire pour faire adopter le maintien de la possession commune du sol avaient réussi mais d’une façon si peu satisfaisante que Tchernychevski, dès avant la proclamation de l’abolition du servage, déclarait tristement: « Si j’avais su que la question soulevée par moi allait trouver une telle solution, j’aurais préféré subir une défaite plutôt qu’une telle victoire. J’aurais préféré qu’ils agissent selon leur premier projet sans prendre en considération, d’une quelconque façon, nos revendications».

En fait l’acte d’émancipation ne fut qu’un tour de passe-passe. On enlevait en grande partie la terre à ses véritables possesseurs et l’on proclamait le système du rachat du sol de la part des paysans. Tchernycheski et son parti trouvaient dans cet acte de tromperie tsariste un nouvel argument irréfutable contre les réformes impériales. Le libéralisme, combattant sous la bannière de Herzen, beuglait à tue-tête: «Tu as vaincu Galiléen !». Et le Galiléen, dans leur bouche, c’était Alexandre II. Ce parti libéral, dont l’organe principal était le Kolokol de Herzen, ne sut à partir de ce moment-là, que chanter des louanges du tsar, le libérateur et, pour détourner l’attention publique des protestations et des réclamations que soulevaient cet acte impopulaire, demanda au tsar de continuer son œuvre émancipatrice et de commencer une croisade pour la libération des peuples slaves opprimés, afin de réaliser le panslavisme».

En d’autres termes, Marx assimilait la position de Bakounine à celle des libéraux russes pour qui la réforme agraire avait suffi, sans même la promulgation d’un régime constitutionnel, pour qu’ils acceptent la perspective d’une Russie gardant le Tsar à sa tête et allant dans la voie d’une politique bourgeoise libérale. Avec une condition aussi vague, ils auraient pu admettre que les baïonnettes russes n’étaient plus la principale réserve de la contre-révolution en Europe, mais une force de la civilisation libérale, pourvu qu’elles soient tournées contre les empires allemands. Marx a toujours détesté de telles opinions même s’il appelait de ses voeux la destruction de ces deux empires; et même après les guerres du milieu du XIXe siècle il conserva sa ligne directrice: là où se trouve la puissance russe, là est l’ennemi numéro un de la révolution.

L’opinion opposée, celle d’une mission civilisatrice des armées russes en Europe, qui est orientée dans une direction diamétralement opposée à la grande ligne historique du marxisme, montrera en 1914 qu’elle était bien appropriée aux libéraux bourgeois, aux socialistes révisionnistes du marxisme (révision légaliste ou volontariste) et à un certain nombre d’anarchistes.

 

19. LA RUSSIE DE L’INTÉRIEUR

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Ce n’est que vers 1875 que Marx et Engels avec lui nous donnent dans des textes publics des études sur la question russe, non plus sous l’aspect que nous avons exposé jusqu’ici, celui du jeu des guerres-révolutions de formation de l’Europe démocratico-capitaliste, mais sous celui du jeu des forces sociales à l’intérieur de cet immense et mystérieux pays.

Jusque-là, nous avons vu que monarchie, État, armée russe étaient traités comme une force opérant de façon unitaire, ce qui n’autorisait cependant pas à déformer les positions de Marx en lui attribuant stupidement une haine contre le peuple slave. Continuant toujours l’étude de l’analyse de la Russie dans les textes marxistes classiques, avançons maintenant en passant à l’examen de l’analyse des forces internes, après que nous ayons relevé les jugements tranchants sur l’action à l’extérieur.

Nous en avons rencontré une première ébauche dans la dernière citation contre Bakounine, où se trouve une prise de position contre le libéralisme bourgeois russe (à base plus intellectuelle que sociale) et en faveur du mouvement révolutionnaire et terroriste de la plèbe paysanne, si insuffisant qu’il soit par rapport aux luttes du prolétariat salarié moderne. Comme nous le verrons dans l’étude d’Engels sur La question sociale en Russie, la question du mouvement social en Russie acquit bien vite une importance primordiale, non seulement parce que le mode de production capitaliste commençait à pénétrer de façon impérieuse à l’intérieur de ses frontières, mais aussi pour définir exactement selon notre doctrine la lutte à la campagne, ce qui était rendu particulièrement complexe en raison de la présence de classes et d’institutions dont on ne pouvait ramener le schéma à celui de l’agriculture féodale de l’Europe des siècles précédents. Il existait aussi en effet des formes plus anciennes que la forme féodale, qui présentaient les caractères d’un communisme primitif; et la question se posait de savoir comment elles évolueraient et comment cette évolution pouvait se relier au résultat révolutionnaire constitué par l’écroulement du tsarisme, d’une importance formidable y compris du point de vue international.

Nous avons dit que cette question était restée en dehors du cadre du Manifeste de 1848. Mais elle était déjà urgente quand notre texte fondamental fut traduit en russe par Vera Zassoulitch. Un point de repère important, qui ouvre la voie à la deuxième partie de notre recherche sur l’analyse marxiste classique de la question russe, est constitué par la préface de Marx et d’Engels à cette traduction; elle est datée du 21 janvier 1882, une époque où la lutte interne était en plein développement, où la terreur révolutionnaire avait répondu à la terreur autocratique, et où l’élaboration doctrinale des problèmes historiques avait puissamment commencé.

Le passage décisif qui encadre la grande question est celui qui va suivre. Ce fut la dernière préface signée par Marx; par la suite c’est Engels qui traita directement la chose en republiant en 1894 (dernier texte sur le sujet pour lui aussi) une de ses notes de 1875, en s’appuyant sur une lettre historique de Marx de 1877, textes que nous devrons citer et commenter longuement. Dans tout l’exposé les questions sociales de premier plan sont examinées, mais un leitmotiv revient jusqu’à la fin: la révolution ne peut pas triompher en Europe si la puissance russe ne tombe pas.

«Passons à la Russie. A l’époque de la révolution de 1848-49, non seulement les monarques, mais les bourgeois européens eux-mêmes, voyaient dans l’intervention russe leur salut face au prolétariat qui commençait à prendre conscience de ses propres forces. Ils proclamaient le tsar chef de la réaction européenne. Aujourd’hui, celui-ci s’enferme dans sa Gatchina, prisonnier de guerre de la révolution, et la Russie s’est mise à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire en Europe.

La tâche du Manifeste Communiste était de proclamer l’écroulement imminent et inévitable de la propriété bourgeoise actuelle. Mais, en Russie, à côté de l’organisation capitaliste qui se développe fébrilement, et à côté de la propriété bourgeoise de la terre qui est seulement aujourd’hui en train de se former, nous trouvons plus de la moitié du sol qui est propriété commune des paysans.

Le problème se pose: la communauté rurale russe, cette forme déjà en grande partie dissoute de la propriété commune originelle, pourra-t-elle assurer le passage immédiat à une forme communiste supérieure de la propriété de la terre, ou devra-t-elle d’abord traverser le même processus de dissolution que nous présente l’évolution historique en Occident?

La seule réponse aujourd’hui possible est: si la révolution russe donne le signal d’une révolution des travailleurs en Occident, de telle sorte que toutes deux se complètent l’une l’autre, alors la propriété commune russe actuelle pourra servir de point de départ à une évolution communiste».

Avant de passer du premier aspect du grand thème historique, celui de l’antagonisme entre Russie autocratique et Europe démocratique, au second, celui du rapport entre révolution russe et révolution prolétarienne européenne, et entre question agraire russe et cycle du capitalisme en Russie, il nous faut cependant faire une digression.

 

20. PLAN D’UNE CONTRE-THÈSE DÉFAITISTE

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Nous savons que la question de la solidarité, dans le champ historique en question, entre classe ouvrière moderne et guerre de systématisation nationale et libérale et, de plus, le lien et l’analogie avec le rapport éminemment actuel entre révolution anticapitaliste et mouvements des peuples de couleur, tant contre leurs régimes internes que contre l’impérialisme étranger, ne laissent pas de préoccuper de nombreux camarades.

Il n’est en effet pas facile de bien systématiser la très grande différence entre la position marxiste sur cette question et les si nombreuses déviations de l’opportunisme régnant qui, dans ses différentes manifestations, ne laisse aucune place à l’alignement de classe ouvert du prolétariat face au capitalisme pleinement développé, à l’indépendance intégrale de la théorie du parti, de son organisation, de ses instances historiques et politiques dans le mouvement, que notre courant a toujours vaillamment défendue dans le combat réel.

Pour clarifier des positions de cette nature nous avons recouru de nombreuses fois à la méthode qui consiste à définir nous-mêmes les contre-thèses avec lesquelles on nous combat et qui sont au fond toujours les mêmes depuis que le marxisme s’est formé et s’est imposé. Aujourd’hui l’adversaire a pris des formes particulièrement flasques, sans contour net ni solidité, et les coups qui lui sont portés s’y enfoncent sans le blesser; ce facteur ne contribue pas peu à la situation d’égarement complet de l’action de la classe ouvrière, que l’on rencontre partout.

Il y a urgence à empêcher que de bons et utiles éléments tombent dans des positions rigides, dans des dualismes sans vie dont nous avons fait la critique dans l’introduction au rapport de Trieste, quand nous avons expliqué comment un tel simplisme systématique avait été largement utilisé pour diffamer la position nette prise par la gauche communiste italienne et internationale dès l’immédiat premier après-guerre; alors qu’il est très important de montrer que cette attitude critique et d’opposition résolue a trouvé des confirmations incontestables, non dans la popularité, mais dans les événements historiques eux-mêmes.

Nous croyons donc qu’il est utile de mettre en évidence la façon dont le matériel concernant le problème grandiose de la «double révolution», c’est-à-dire le problème de la greffe du mouvement prolétarien sur la révolution démocratique (et nationale) bourgeoise, peut être ordonné (en admettant qu’un ordre précis puisse convenir à une telle engeance plutôt qu’un brouillard épais où tout contour net disparaît) par ceux qui veulent valider la défiance et le défaitisme de classe et qui prétendent que la révolution purement ouvrière a raté tous les autobus de l’histoire: cette révolution n’aura jamais lieu, elle n’était qu’un simple mirage de l’époque romantique qui vit se soulever la classe héroïque par antonomase: la bourgeoisie à laquelle, dans le Manifeste, nous avons érigé un monument, en nous illusionnant de pouvoir lui préparer un tombeau autrement plus grandiose, nous ses croque-morts qui avons fait faillite.

Notre «avocat du diable» (c’est ainsi qu’appelle, dans le langage commun, le prélat qui, dans les procès de béatification, est chargé de défendre la thèse contraire à une décision qui paraît certaine, de réfuter les faits, les miracles aptes à prouver la sainteté du sujet) a donc la parole. Serions-nous partisans de la liberté de parole? Oui, mais quand le contradicteur est une ordure c’est nous qui lui dictons ce qu’il a à dire.

L’histoire ne connaît pas d’exemple d’une révolution de la classe ouvrière qui n’ait pas pris son élan ni trouvé son appui dans une révolution bourgeoise, c’est-à-dire une révolution déchaînée pour des revendications bourgeoises: indépendance nationale, liberté politique, égalité juridique des citoyens. Ainsi commence-t-il, et il poursuit:

La civilisation du monde moderne apparaît avec la venue au pouvoir de la bourgeoisie; c’est ce qui arrive de manière générale avec le procès dit «Révolution», c’est-à-dire avec la guerre civile, le renversement violent d’un régime, l’insurrection armée, la terreur contre le régime abattu, la dictature révolutionnaire.

Seule la nécessité de réaliser les instances qui rendent possible la civilisation libérale moderne a la force de mettre en mouvement les masses pour la bataille sociale armée. Aucun événement historique de ce genre, dû à l’initiative des seuls travailleurs salariés et suscité par l’opposition entre leurs intérêts et ceux des entrepreneurs, ne se produira plus, une fois que toutes les revendications de la révolution libérale ont été conquises et que la période de lutte convulsive profonde est passée; l’opposition d’intérêts lequel s’exprimera sous d’autres formes et se réglera par d’autres voies (voir dans des études syndicales et économiques étasuniennes les plus modernes les échos de ces exceptions complètement dépassées).

La bourgeoisie et la force de ses propres instances peuvent mobiliser les classes moyennes, intellectuelles, les artisans, les paysans, les employés, etc.; le prolétariat des entreprises, révolutionnaire, certes, mais comme classe mobilisable et non mobilisatrice, ne peut pas en faire autant contre la bourgeoisie. Ainsi poursuit celui auquel nous pourrions donner cent noms.

Une fois la civilisation capitaliste moderne instituée partout, même avec d’autres cycles de guerres locales ou générales, et une fois épuisés les mouvements prolétariens que ces étapes auront suscités, toutes les occasions historiques d’un pouvoir autonome du prolétariat, d’une société économique non basée sur la propriété, l’entreprise et le marché, seront passées, et le cycle de cette grande illusion doctrinale, fille du dix-neuvième siècle, sera clos. Ainsi continue-t-il.

 

21. LES PREUVES DU DIABLE

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Notre sceptique, cynique, ictérique, adversaire se penche sur son dossier et il débite sa documentation.

Témoin Angleterre. Le prolétariat de ce pays n’a pas fait de révolution après la révolution bourgeoise au cours de laquelle il n’eut aucun rôle historique, et on ne le vit pas prêter la main à la décapitation du roi. Bien que ce soit à partir de ses conditions de vie qu’a été établie la théorie classique de l’inévitabilité de la révolution de classe, il n’a pas eu et il n’a pas de parti révolutionnaire. Quand en 1848 les marxistes célèbrent le mouvement chartiste, ils ne peuvent pas ne pas reconnaître qu’il s’agit d’une rébellion pour une révolution bourgeoise complète, conséquente, pour une «charte» plus bourgeoise.

Témoin France. Le prolétariat de ce pays s’est plusieurs fois battu avec une vigueur exceptionnelle. Mais il s’est toujours élancé à partir de la révolution bourgeoise et quand il a rompu avec la bourgeoisie et que celle-ci l’a battu, il est resté longtemps à terre, les reins brisés. 1793: Babeuf lutte pour une égalité exaspérée; il tombe héroïquement, mais dans le vide: même du point de vue marxiste il avait tort. 1830: il se passe la même chose à peine les ouvriers de Paris osent prétendre vouloir autre chose que le remplacement de la monarchie réactionnaire par une monarchie bourgeoise. 1848-49: idem, avec la bourgeoisie aux mains ensanglantées jusqu’aux coudes quand les ouvriers veulent autre chose que la république bourgeoise. Ils assistent lâchement au coup d’État de Louis Napoléon; c’est lui, et non eux, qui mobilise la plèbe. 1871: ils s’insurgent pour sauver l’honneur national, mais à peine leur avant-garde constitue-t-elle un gouvernement de dictature de classe qu’ils sont une nouvelle fois balayés; ils tombent en héros et ne relèvent plus la tête. La France n’aura pas de parti révolutionnaire, encore moins marxiste, puissant: en 1914, le prolétariat se soumettra aux exigences chauvinistes hyperbourgeoises.

Témoin Allemagne. La classe ouvrière naissante entra d’une certaine façon en scène en 1848-49 aux côtés de la bourgeoisie dont elle ne partagea pas une victoire glorieuse mais une vaine impuissance. Elle s’organisa ensuite de façon imposante avec pour résultat de transformer l’Allemagne en un pays capitaliste, sans jamais se soulever pour des objectifs propres qui aillent au-delà du suffrage universel ou de la chute des lois d’exception. En 1914 le socialisme allemand fut le frère ennemi du socialisme français. Après la défaite Berlin tenta, avec Karl et Rosa, sa Commune et le résultat fut le même: héroïsme, écrasement par la république social-démocrate. Le prolétariat était absent quand Hitler vint, il était absent lors de sa chute, tout au plus est-il au service de bourgeoisies ennemies.

Témoin Italie. Condamnation par contumace pour cause de péchés trop nombreux consistant à singer le Risorgimento bourgeois dans lesquels il est tombé de la façon la plus crasse (malgré son comportement généreux dans le premier après-guerre) avec la libération partisane. La cause est entendue.

Témoin Amérique. Capitalisme à cent pour cent, révolution et parti révolutionnaire à zéro à toutes les époques. Et en fait il n’y a pas eu de révolution bourgeoise et antiféodale pour échauffer le sang des travailleurs, ce que ne put faire non plus la guerre civile de 1866 au cours de laquelle, au fond, deux moitiés de bourgeoisie s’entre-déchirèrent.

Témoin Russie (mouvements divers dans la salle, cris de récusation, de faux témoignage). Ce prolétariat devait enfourcher le plus puissant destrier de révolution anti-médiévale qui n’avait jamais été entraîné durant des siècles d’histoire. La bourgeoisie qui «devait se mettre en selle» n’était qu’une cavalière d’opérette. Ce fut alors la classe ouvrière, qui s’y était préparée durant de longues attentes, qui fit la grande et terrible chevauchée, passant obligatoirement par des guerres révolutionnaires et des exécutions de monarques, par la dictature et la terreur, avec les Marat et les Robespierre. Le mythe avait dit qu’ensuite le destrier de la révolution, lançant des flammes par les naseaux, aurait dû sauter par-dessus le terrible obstacle, et dans un élan magnifique suscité par l’histoire, commencer la révolution ouvrière; mais à son bond tout l’Occident prolétarien devait se lever pour charger à mort le capitalisme. Et aujourd’hui ce dernier est toujours debout. Il ne vous reste que deux conclusions, nous crie le diabolique contradicteur que nous avons invoqué:

Premièrement: la révolution de Marx a vaincu en Russie par la seule voie admise par l’histoire; reconnaissez en elle votre économie, votre société, la fille de la véritable, de la Sainte Révolution.

Deuxièmement: la seconde des deux révolutions gît à terre. Le saint n’est pas saint. La Russie est pleinement capitaliste: elle n’aura plus besoin de révolutions bourgeoises. Conformément à la conclusion de l’histoire, une révolution n’y éclatera plus jamais. Le procureur fourchu a terminé. Le public murmure que notre cause est perdue.

Eh bien! pas du tout: à l’issue de notre reconstruction historique, nous rejetterons la première conclusion, parce qu’en Russie il n’y a ni pouvoir prolétarien ni socialisme. Mais nous rejetterons également la deuxième. Le marxisme n’étant pas une régurgitation quarante-huitarde, mais une énergie révolutionnaire propre, la mort du capitalisme bourgeois sera, là-bas comme partout, une mort violente, révolutionnaire, par le fer et par le feu.

 

22. CONSIGNE D’ENGELS SUR LES CHOSES RUSSES

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Vous avez écouté en la personne de l’advocatus diaboli un prince du tribunal historique. Il serait vain d’espérer lui répondre par un énoncé rigide et mystique des canons de la foi. Couper le cordon ombilical qui relie la révolution prolétarienne à la révolution bourgeoise, pour que la première vive par elle-même, n’est pas une opération qui s’accomplit dans la «conscience» du militant de parti: c’est l’histoire qui l’accomplit; et il dépend des lieux et des temps que la mère, au lieu de mourir et de laisser vivre sa fille, réussisse à faire comme Saturne: manger ses propres enfants pour ne pas leur laisser la place. Saturne fut d’ailleurs couillonné par sa femme Rhéa qui lui fit avaler de gros cailloux nappés de sauce tomate...

Notre adversaire, à qui nous avons concédé une clarté à laquelle il ne pouvait arriver par ses seules forces, et à laquelle il ne veut jamais arriver, veut refaire le coup de Saturne, couper en temps opportun le cordon et faire le nœud à sa façon en chantant le miserere sur le cadavre exsangue de l’embryon de révolution communiste. Nous lui répondrons comme il se doit; un jour nous ferons le nœud à notre façon, mais la solution ne consistera pas à couper n’importe où, n’importe comment et à n’importe quel moment, à l’aveuglette. L’aire russe est un cas désormais crucial de ce dur conflit. Nous, qui ne prétendons pas travailler avec un matériel original, ni construire de la base au sommet un traité de bibliothèque, mais qui faisons œuvre de parti en livrant bataille dans toutes les directions, nous avons commencé la confrontation en remettant en ordre tout ce que contient l’arsenal du parti dans la phase Marx-Engels; dans l’utilisation de ce matériel, nous sommes arrivés à la réserve finale de munitions puissantes et bien conservées: le texte de Friedrich Engels «La question sociale en Russie».

C’est un texte qui date de 1875; il fut préparé en commun et en total accord avec Marx, comme le démontre une lettre célèbre rédigée peu après par ce dernier en réponse à des demandes russes. Engels le republia en 1894, et il éprouva le besoin d’y ajouter un appendice de la plus grande importance. Les réponses du marxisme aux questions sur le futur se présentent toujours sous forme d’alternative. Elles contiennent un si. Si vous, chiens de bourgeois, allez en enfer, ce sera par le truchement de la dictature et de la terreur, et non pas de la légalité et de la paix. Les certitudes sont des certitudes négatives: si le prolétariat est assez couillon pour vouloir construire le socialisme par voie pacifique et constitutionnelle, alors il se fera avoir. Et cela est vrai pour tous les exemples y compris pour celui-ci qui est pour nous fameux: la Russie abrégera son chemin vers le communisme si la révolution prolétarienne se produit en Europe.

Cela veut-il dire que nous ne croyons pas avec une foi inébranlable dans le caractère certain de la révolution prolétarienne? Toujours la même façon de poser la question! Dans cent passages nous affirmons qu’elle est certaine, sur la base d’une hypothèse commune à l’adversaire: que le développement des forces productives dans les formes et dans l’enveloppe capitalistes continue, et alors elle éclatera. Mais toute prévision est conditionnelle. Tous les oracles antiques pouvaient se lire de deux façons, mais nous, nous ne prétendrons jamais faire des oracles. La prophétie n’est pas pour les crétins. Et par crétin nous n’entendons pas celui qui a reçu peu de cervelle en héritage mais celui qui est prisonnier du déterminisme des intérêts de classe, y compris d’une classe dont il n’est pas membre. Dévoilons donc, ô Œdipe, cette nouvelle vérité cachée!

En 1875, une marche rapide de la Russie au socialisme était jugée possible sur la base d’une hypothèse historique précise: chute du despotisme tsariste et chute du capitalisme occidental, chutes non «déphasées», mais contemporaines.

Aux deux données traditionnelles: fonction contre-révolutionnaire de l’État autocratique russe en Europe que ce soit vis-à-vis des révolutions libérales que des révolutions socialistes, et imminence d’une révolution libérale contre le tsarisme, s’ajoutait un troisième thème qu’Engels se mit à étudier: possibilité de souder en Russie les survivances du communisme primitif à l’avènement du socialisme prolétarien moderne.

En 1875 la soudure apparaît encore possible, accompagnée de ce «SI» répété. En 1894 cette alternative positive opposée apparaît moins probable, en raison du développement du capitalisme en Russie (appelé même enfer capitaliste). Engels l’affirme.

Aujourd’hui, en 1954, cette possibilité a disparu parce que la «condition nécessaire» a disparu. L’Etat tsariste a été détruit et désintégré totalement. Les États capitalistes sont solidement au pouvoir dans tout l’Occident.

Si nous avions abrégé, ou complètement sauté la phase capitaliste, l’oracle marxiste aurait été clairement mis en défaut. Nous n’avons rien abrégé du tout. C’est l’Europe et non la Russie qui en est la faute.

 

23. UN MAL DE CHIEN

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Dans sa préface de 1894, Frédéric Engels veut quasiment justifier la faiblesse de l’apport du marxisme classique aux questions russes:

«Le dernier article «La question sociale en Russie», publié également en brochure en 1875, ne pouvait pas être publié sans un appendice plus ou moins ample. La question de l’avenir des communes agricoles russes préoccupe toujours plus les Russes qui se soucient de l’avenir économique de leur pays. Parmi les socialistes russes, la lettre de Marx que j’ai citée a eu les interprétations les plus variées. Encore récemment des Russes vivant en Russie ou à l’étranger m’ont plusieurs fois demandé d’exprimer mon opinion à ce sujet. J’ai longtemps refusé parce que je sais trop bien à quel point mes notions sur les particularités de la situation économique de la Russie sont n’aura en aucun cas besoin d’être insuffisantes; comment puis-je achever le troisième livre du Capital et, en outre, étudier la littérature vraiment immense dans laquelle la vieille Russie, comme Marx aimait à le dire, dresse son inventaire avant sa mort? Or, maintenant la republication de «La question sociale en Russie» est ardemment désirée et cette circonstance m’oblige, pour compléter ce vieil article, d’accomplir des recherches pour tirer quelques conclusions de l’investigation historique comparée de la situation économique actuelle de la Russie. Elles ne sont pas sans réserve, favorables à un grand avenir de la commune russe, et réclament qu’on examine cela autrement parce que la dissolution de la société capitaliste qui s’approche en Occident mettra aussi la Russie dans la situation de pouvoir notablement raccourcir son passage inévitable au capitalisme». Londres, 3 janvier 1894.

Le résultat que l’auteur annonce ici se trouve développé à fond dans l’appendice de 1894; pour le moment nous suivrons le texte dans la rédaction de 1875. Après avoir retiré de la brochure sa polémique d’alors avec le Russe Tkatchev, de tendance bakouniniste, Engels prend évidemment comme point de départ la première des thèses marxistes sur la fonction politique de la Russie en Europe. Qu’on nous permette de citer encore une fois: «Le développement des événements en Russie est e la plus grande importance pour la classe ouvrière allemande. L’empire russe tel qu’il existe constitue, comme les années 1848 et 1849 l’ont montré de façon évidente, le dernier rempart de la réaction dans l’Europe occidentale. Parce que l’Allemagne négligea de pousser à une insurrection en Pologne et de faire la guerre au tsar en 1848 (comme la Neue Rheinische Zeitung l’avait demandé depuis le début), ce même tsar put, en 1849, abattre la révolution hongroise qui était parvenue jusqu’aux portes de Vienne, s’ériger en juge suprême entre l’Autriche, la Prusse et les petits États allemands à Varsovie en 1850, et rétablir le vieux Bundestag (aujourd’hui c’est l’Amérique l’a rétabli! Notre théorie est que nous sortons d’un siècle qui n’a rien changé). Et il y a quelques jours, au début de mai 1875, le tsar russe a reçu à Berlin, exactement comme il y a vingt-cinq ans environ, l’hommage de ses vassaux et il a prouvé qu’il était toujours l’arbitre de l’Europe».

Le théorème décisif est alors rappelé: «Aucune révolution ne vaincra définitivement en Europe occidentale tant qu’existera à côté d’elle l’État russe actuel. Mais son voisin le plus proche est l’Allemagne et c’est l’Allemagne qui subira le premier choc des armées de la réaction russe. La chute de l’État russe, la dissolution de l’empire russe, est une des premières conditions de la victoire du prolétariat allemand».

L’adverbe définitivement a été mis par Engels en pensant à la victoire temporaire de la Commune de Paris. Derrière la Troisième République, il y avait les Prussiens de Bismarck et derrière les Prussiens, les cosaques d’Alexandre. Une fois l’Etat russe tombé en 1917, la Commune de Berlin surgit à la fin de 1918; le bourreau d’alors, que nous connaissons mais qu’Engels ne pouvait pas connaître, est la traîtresse social-démocratie dégénérée. Aujourd’hui, le coupeur de jarrets est la vague de l’opportunisme stalinien. Le capital gouverne l’Europe, le prolétariat abattu est son esclave. Nous avons laissé refroidir le cadavre chaud du tsar exécuté.

Et voici encore d’autres paroles formidables qui anticipent de 42 années: «Mais cette ruine [de l’État russe] n’aura en aucun cas besoin d’être provoquée de l’extérieur, bien qu’une guerre extérieure puisse beaucoup l’accélérer. Au sein même de l’empire russe existent des facteurs qui travaillent vigoureusement à sa ruine».

Avec cette observation nous nous élançons drapeau déployé contre la thèse selon laquelle le matérialisme historique et la lutte de classe cessent d’être valides dès qu’on passe les frontières de la Moscovie. Engels passe en revue ces ennemis internes. Il commence avec les Polonais qui sont dans les affres d’une révolution nationale et bourgeoise. Le lien entre révolte en Pologne et révolution en Europe, y compris révolution prolétarienne (thèse si chère à Marx) est affirmé de façon expressive. 1812: Napoléon trahit d’abord la Pologne en signant la paix avec le tsar battu, et il se consacre (ô génie!) aux dieux infernaux de la contre-révolution. 1830 et 1846: la monarchie «bourgeoise» de France en fait autant, et elle tombera en 1848. 1856 (paix après la Crimée) et 1863 (insurrection de Varsovie): le second Empire trahit lui aussi les Polonais, il s’écroulera à Sedan. 1875: l’auteur fustige les radicaux bourgeois français de l’époque qui instaurent alors, l’alliance historique avec la Russie pour la revanche; elle durera jusqu’en 1914 et elle demeure, notez le cas, un prurit implacable qui n’est pas encore calmé.

Mais il nous faut arriver au cœur du problème: les forces et les classes internes de Russie qui se dressent contre le pouvoir des tsars.

 

24. TABLEAU SOCIAL DE LA RUSSIE

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«En effet la masse du peuple russe, les paysans, a vécu de façon apathique depuis des siècles, de génération en génération, dans une sorte de marais sans histoire; et le seul changement qui interrompit cette vide existence consistait en des émeutes sans succès et en nouvelles oppressions de la part de la noblesse et du gouvernement.

Le gouvernement russe, en 1861, a mis lui-même fin à cette absence d’histoire par l’abolition du servage de la glèbe qu’il était impossible de différer plus longtemps, et la suppression de la corvée; une mesure qui fut appliquée avec tant d’astuce qu’elle conduisit non seulement la majorité des paysans mais aussi des nobles à une ruine certaine. Les conditions mêmes dans laquelle se trouve aujourd’hui le paysan russe l’entraînent dans le mouvement, un mouvement qui se trouve certainement tout à fait à son début, mais qui, étant donné l’aggravation des conditions de la masse agricole, est irrésistiblement propulsé au-delà. Le sourd mécontentement des paysans est désormais un fait dont aussi bien le gouvernement que tous les partis d’opposition doivent prendre en compte».

Arrive donc sur la scène un personnage dont par la suite il va beaucoup être question: le paysan russe. Il se présente comme la plus grande force d’opposition au tsarisme. Une fois de plus il y eut à ce sujet des tentatives pour exalter les différences entre les révolutions qui avaient eu lieu en Europe et celle qui devait avoir lieu en Russie. Pourtant en France comme ailleurs, la révolution antiféodale a vu la population des campagnes entrer en lutte pour s’affranchir de la servitude de la glèbe; mais les centres de cette révolution ont été les villes et les grandes capitales; la force motrice, le cerveau et le bras de cette révolution furent la bourgeoisie urbaine, le classique Tiers Etat: patrons de manufacture, bourgeois, marchands, boutiquiers et avec eux les fonctionnaires, intellectuels, étudiants, les professions libérales; derrière ces catégories mais bien vite en première ligne, viendront les travailleurs salariés des faubourgs où commencent à s’installer les grandes entreprises modernes.

Les objections dont on nous rebat les oreilles à propos de la Russie n’ont rien de nouveau; ce sont toujours celles de Tkatchev à Engels: chez nous il n’y a pas de prolétariat urbain, … nous n’avons pas non plus de bourgeoisie… Nos travailleurs sont des agriculteurs et en tant que tels ce ne sont pas des prolétaires mais des propriétaires… Ils devront lutter uniquement contre la force politique, l’Etat… :dans la mesure où chez nous, la force du capital est encore en germe…

Toutes ces considérations devaient conduire, comme ce fut le cas de nombreux écrivains politiques russes, à prétendre que le moment d’une lutte de classe prolétarienne n’était pas encore venu et que ce sont les paysans qui devaient faire la révolution constitutionnelle et libérale; celle-ci serait différente des révolutions d’Occident parce qu’elle partirait des campagnes et non des villes industrielles. Parce qu’en outre, comme cela a déjà été noté, il y a une grande absente: la classe «artisanale» des villes avec ses puissantes corporations, la classe qui en Italie, en Flandres, en France et en Allemagne disputa aux nobles le pouvoir et l’administration publique des communes et du domaine agraire qui en dépendait, la classe qui, libérée par la révolution des liens corporatifs, se divisa entre le secteur capitaliste et le secteur salarié, allant dans les deux cas de façon décidée vers les positions subversives de l’époque.

 

25. RÉVOLUTION DE PAYSANS ?

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Au contraire Tkatchev, et il n’est pas le premier, en traçant les grandes lignes de cette révolution des paysans, ne se limite pas à lui fixer les objectifs libéraux des révolutions bourgeoises occidentales; il lui donne un contenu social, socialiste.

«Il est clair que la situation des paysans russes après leur émancipation est devenue intolérable, insupportable à la longue» écrit Engels à un certain point, «et que, ne serait-ce que pour ce seul motif, une révolution se prépare. La question est seulement celle-ci quel peut être, quel sera le résultat de cette révolution? Monsieur Tkatchev dit que ce sera une révolution sociale. Pure tautologie! Toute révolution véritable est une révolution sociale parce qu’elle porte au pouvoir une nouvelle classe sociale et lui permet de modeler la société à sa propre image. Mais il veut dire que ce sera une révolution socialiste, qui introduira en Russie, avant que nous y arrivions en Occident, la forme sociale à laquelle le socialisme européen occidental aspire (vite, une belle carte d’adhésion au Kominform pour monsieur Tkatchev pour l’année nouvelle!), et cela dans le cadre de rapports sociaux où tant le prolétariat que la bourgeoisie n’existent que sporadiquement, et aux plus bas degrés de développement. Le tout parce que les Russes seraient, pour ainsi dire, le peuple élu du socialisme, et qu’ils possèdent l’artel et la propriété commune de la terre».

Nous sommes arrivés au moment où il est nécessaire d’analyser cette forme sociale du communisme de village, le mir; il nous faut donc, avec Engels, en discuter.

Pour cela nous allons momentanément abandonner notre schéma des classes sociales de Russie à l’époque d’Engels, et nous tourner vers des stades beaucoup plus anciens. Mais auparavant, voyons dans le texte à partir de quand cette question a été abordée.

«La propriété communiste des paysans russes fut découverte en 1845 par le conseiller secret prussien Haxthausen, et claironnée dans le monde entier comme quelque chose de tout à fait extraordinaire quoique Haxthausen aurait pu en trouver de nombreux vestiges dans sa patrie d’origine, la Westphalie et, qu’en tant que fonctionnaire d’État, il avait l’obligation de les connaître à fond. Par lui, Herzen, quoique propriétaire foncier russe (et un des premiers libéraux anti-tsaristes), apprit que ses paysans possédaient leur terre en commun et il en tira un motif pour représenter les paysans comme les porteurs véritables du socialisme, des communistes nés, face aux ouvriers de l’Occident européen pourri et décrépi dont le destin était d’assimiler le socialisme artificiellement et au prix de grands efforts».

Engels a bien raison de se moquer de ce socialisme de gagnant du loto. Mais nous voudrions noter encore une fois qu’ici nous ne sommes pas en présence de science pure mais de théorie militante de parti. Dans le vif de l’ardente polémique entre propriété privée et revendications collectivistes qui remplissait l’Europe dans ces décennies, sans abandonner, même un moment, le nouveau terrain anti-utopiste où Marx a placé la bataille pour le communisme, tout élément démontrant que la nature, la vérité éternelle ou l’impératif de la sagesse suprême ne résident pas dans la propriété privée, mais qu’il y a vie, histoire et réalité sans la figure méphitique du propriétaire de l’époque moderne, était un élément précieux et vital. L’idée mirobolante d’un saut par-dessus le cadavre du tsar et du capitalisme avorté, du mir du village au communisme international, ne vaut pas grand-chose du point de vue scientifique, mais a une valeur gigantesque du point de vue de la propagande: on n’a pas eu tort à toutes les époques de la lancer comme une fusée incendiaire; mais à condition de ne pas jeter aux orties toute notre doctrine de l’évolution historique, de contrôler sans illusions, comme nous l’enseigne entre autres Lénine dans chacune de ses paroles, cette course folle des paysans vers la révolution que l’histoire soulève par vagues.

Et chaque fois que nous aurons affirmé de façon réaliste qu’il est nécessaire de passer par le capitalisme et que dans certains cas il est donc utile d’y arriver le plus vite possible, il sera bon, il sera hygiénique, tonifiant et surtout prophylactique d’ajouter, (avec la certitude tranquille du technicien qui a dirigé avec succès vers un égout rationnel les liquides fécaux): la société n’a jamais vu et ne verra jamais rien de plus écœurant et de plus infect que lui.

 

(A suivre)

 


 

(1) Ce texte est paru sur les n°21 à 24 de 1954 et 1 à 8 de 1955 de Il Programma Comunista, alors l’organe du parti. Une première traduction en français fut publiée par Camatte dans le recueil: «Bordiga. Russie et révolution dans la théorie marxiste», Editions Spartacus 1978; une autre a été publiée plus récemment par la revue (Dis)continuité n°20 (septembre 2004). Pour effectuer cette nouvelle traduction, nous avons utilisé les Il Programma Comunista originaux (consultables et téléchargeables sur notre site internet), le recueil du même nom publié en 1990 par les «Edizioni Il Programma Comunista» ayant la particularité de vouloir «améliorer» Bordiga en introduisant subrepticement des rectifications dans le texte...         

(2) Cet exposé d’Amadeo Bordiga à la réunion d’Asti du parti les 26 et 27 juin 1954, parut sur Il Programma Comunista sous le titre «Volcan de la production et marais du marché».

(3) L’exposé de Bordiga à la réunion de Trieste des 29 et 30 août 1953, a été publié sous le titre «Facteurs de race et de nations dans la théorie marxiste». La traduction française a été publiée aux Editions Prométhée.

(4) La réunion de Florence en question, «Impérialisme et luttes coloniales», s’est tenue en décembre 1953. Il n’en a jamais été publié de texte complet.

(5) L’article (écrit par Engels) est paru sur la NRZ du 16/2/1849.

(6) Un premier recueil d’articles de Marx parus sur le quotidien new-yorkais fut publié en 1897 sous le titre «La question d’Orient» par Eleanor Marx-Aveling (fille de Marx) et son époux. L’édition italienne qu’utilise Bordiga est la traduction de ce recueil. Riazanov rassembla plus tard un nombre beaucoup plus grand d’articles et sur la base de la correspondance des deux frères d’armes, il put établir qu’un bon nombre d’entre eux, attribués à Marx, avaient été en fait écrits par Engels, en particulier ceux traitant plus particulièrement des questions militaires: c’est le cas de certains articles cités par Bordiga. Les articles sélectionnés par Riazanov (il ne s’agit pas de la totalité) ont été publiés en Français aux Editions Costes (Oeuvres complètes de Marx. Oeuvres politiques, Tomes III et IV, 1929). Près de 90 ans plus tard, seul un tout petit nombre de ces textes a été réédité (Maximilien Rubel, La Pléiade, K. Marx, Oeuvres Tome IV, 1994).

(7) Les Staliniens avaient alors lancé une souscription internationale pour l’édification d’un monument funéraire monumental au cimetière de Highgate (Londres) afin de remplacer la vieille tombe où se trouvaient les restes de Marx.

 

 

Parti communiste international

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