Notes de lecture

«L’Internationaliste»

(«programme communiste»; N° 98; Mars 2003)

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Depuis deux ans environ paraît en France «L’Internationaliste» (sous-titré: «Journal d’analyse marxiste» et «Opposition prolétarienne à l’impérialisme européen et à l’impérialisme unitaire»). Ce mensuel se consacre à la publication d’articles de «Lotta Comunista», organe du groupe italien connu sous le même nom (mais dont la véritable appellation est «Groupes léninistes de la Gauche communiste»).

«L’Internationaliste» est construit à l’image de son grand frère d’outre-Alpes: de grands articles d’analyse de tel ou tel point particulier des relations internationales, de la vie socio-économique de tel ou tel pays ou de la structure économique de tel ou tel grand groupe économique, un peu à la manière du «Monde Diplomatique», mais... en moins politique (!). La politique, au sens marxiste du terme et non dans le sens de vagues analyses à la façon des politologues bourgeois, est en effet de manière frappante la grande absente des pages des organes de ce groupe qui se prétend «communiste» et «léniniste»!

Pour se différencier des petits groupes sans influence qui ne valent même pas la peine d’être critiqués comme elle le dit, «Lotta Comunista» aime bien se présenter comme une grande organisation, diffusant son journal à des milliers d’exemplaires, ses livres à des centaines d’exemplaires et jouant un rôle important dans des grèves (1) - et il semble qu’on peut trouver des militants de cette organisation jusque dans les échelons élevés de la bonzerie syndicale; mais, et ceci explique cela, le lecteur serait bien en peine de découvrir à la lecture de ses journaux quelles sont ses positions politiques précises sur n’importe quel sujet, quelles sont ses orientations et les directives qu’elle donne à ses militants, quelle lutte elle mène contre les courants anti-prolétariens et les forces réformistes, etc., en un mot quelle est l’activité qu’elle mène dans n’importe quel domaine (mis à part le domaine éditorial) (2).

Il arrive cependant de temps en temps que l’actualité mette «Lotta Comunista» en demeure de prendre position publiquement: c’est ce qui arrivé en France avec les péripéties électorales du printemps 2002 et les manifestations diverses qui les ont rythmées. «L’Internationaliste» a répondu à sa façon en publiant dans son n° 27 (mai 2002) un article intitulé: «Antiparlementarisme et stratégie léniniste», précédé de l’introduction suivante, que nous citons dans sa totalité:

«Nous nous occuperons, dans les prochains numéros de L’Internationaliste, de l’analyse des résultats des élections présidentielles et des nombreuses réactions qui ont fini par influencer en profondeur la psychologie et les attitudes politiques en France et ailleurs. Dans l’attente de recueillir des éléments plus complets permettant de remplacer la passion émotionnelle par une étude scientifique, nous nous poursuivons la publication de l’élaboration du groupe de Lotta comunista à propos de l’abstentionnisme stratégique. La tendance à la réduction du nombre de votants - que cette échéance électorale a amplement confirmée - nous incite à approfondir l’examen d’une position politique partant aussi de ce phénomène spontané pour le rendre au moins en partie conscient et en faire le premier pas d’un positionnement révolutionnaire envers la démocratie impérialiste».

Les militants de «L’Internationaliste», qui sont sans doute des scientifiques rassis et pondérés ayant en horreur la passion et l’émotion, affirment donc qu’il leur faut «recueillir des éléments plus complets» (?) avant de pouvoir faire leur analyse des événements qui ont agité le pays et obligé tout le monde à prendre position. A défaut de pouvoir dire quoi que ce soit sur ces événements, ils publient un article de Lotta Comunista (d’il y a 17 ans!) où est expliquée leur position qui cherche à rendre «en partie conscient» (ce qui revient à admettre que cette position le laisse, au moins en partie, inconscient!) le phénomène spontané de l’abstention croissante et à faire de ce phénomène le début d’une position révolutionnaire envers la démocratie bourgeoise de notre époque. En trois phrases, «L’Internationaliste» démontre ainsi que ses références pompeuses à la science et au léninisme ne servent qu’à camoufler un empirisme foncier qui le laisse inévitablement désarmé par rapport aux événements qu’il est incapable d’analyser et de comprendre.

C’est à l’inverse parce qu’il a des orientations politiques et programmatiques claires, précisément définies à l’avance, que le parti de classe peut ne pas être dérouté par les événements les plus «inattendus» et qu’il est capable, même et surtout dans ces cas-là, de définir la position révolutionnaire et d’appeler les prolétaires à s’y rallier- au lieu de les prier d’attendre qu’il ait fait on ne sait quelle longue étude «scientifique». Dans le cas qui nous occupe, la position envers la «démocratie impérialiste» est fixée sans équivoque théoriquement et programmatiquement depuis presqu’un siècle; c’est-à-dire depuis la rupture avec la IIe Internationale social-démocrate infectée de démocratisme et la formation de la IIIe Internationale communiste qui, revenant aux positions authentiques du marxisme, expliquait que la démocratie n’était qu’une des formes de la domination de la bourgeoisie.

Alors que l’accord programmatique était total avec les dirigeants de l’Internationale, sur le plan tactique par contre notre courant était en désaccord avec l’orientation du «parlementarisme révolutionnaire». Celle-ci entendait détruire de l’intérieur du Parlement les illusions démocratiques et électoralistes répandues dans les masses prolétariennes: nous estimions que cette tactique gênait la lutte contre ces illusions et ces pratiques héritées du réformisme et présentes y compris dans le parti, au lieu de la faciliter.

L’article de «Lotta Comunista» (LC) est précisément une attaque contre notre courant sur ce point; mais nous allons voir que sous couvert de critique des positions «de Bordiga» au nom du «léninisme», c’est la conception matérialiste, marxiste, et donc léniniste, de la tactique qui est visée.

Evoquant «un éditorial fondamental de mars-avril 1968» L.C. écrit que «selon cet article, la tactique ne pouvant procéder des principes, la bataille de Lénine pour l’utilisation révolutionnaire du parlementarisme en 1920 devait être considérée comme une application spécifique de la stratégie». Selon L.C., le premier Congrès de l’Internationale Communiste (1919) avait porté sur la nécessité et l’urgence d’une rupture avec toute forme de centrisme; le deuxième Congrès se consacrait à «doter les divers partis communistes qui s’étaient constitués en tant que sections nationales du Parti mondial d’une structure homogène» en appliquant l’expérience bolchevique («Que Faire?»). «C’est la raison pour laquelle [Lénine] critiqua vigoureusement l’intransigeance formelle de l’extrême gauche (...): une différenciation théorique ayant déjà eu lieu, elle n’est plus nécessaire; il est par contre nécessaire de pouvoir mener une lutte politique, d’acquérir une capacité d’action, même sur le plan tactique, dans le but de conquérir la direction effective du mouvement ouvrier dans une phase révolutionnaire».

Rappelons d’abord que contrairement à ce que croit L.C., au moment du deuxième Congrès ni le Parti Communiste d’Italie, ni celui de France n’avaient encore été fondés: la différenciation non seulement théorique, mais aussi pratique, c’est-à-dire politique et organisationnelle avec le centrisme qui était à la tête des partis socialistes français et italiens était encore à faire (laissons ici de côté le cas allemand). Et si c’est en Italie que cette différenciation allait se faire de la manière la plus complète et la plus profonde, ce n’est pas par hasard, mais grâce à l’intransigeance tout sauf formelle de la Gauche!

Remarquons en passant que L.C. a pointé le bout de son museau opportuniste en écrivant (attribuant faussement à Lénine sa propre position) que lorsque la différenciation théorique a été faite, elle n’est plus nécessaire, il n’y a plus à y revenir: en réalité la «différenciation», c’est-à-dire le maintien et la défense de l’indépendance pas seulement théorique, mais aussi politique et organisationnelle, par la critique théorique, politique et pratique des positions et attitudes adverses, n’est jamais acquise une fois pour toute mais doit être en permanence réaffirmée et consolidée face à l’action multiforme et capillaire de toutes les organisations et tous les partis liés au maintien de la société existante, face à la puissance de toutes les institutions et de tous les canaux de propagande bourgeois. Cette «différenciation» est la condition nécessaire pour que le parti de classe puisse influer réellement dans un sens révolutionnaire sur le cours de la lutte des classes, pour qu’il constitue un point d’appui solide aux prolétaires en train de se «différencier» de la soumission à l’ordre bourgeois et qu’il oeuvre à arracher le reste des prolétaires à cette soumission. Il est d’autant plus important de répéter cette vérité élémentaire qu’elle est complètement incompréhensible pour tous les soi-disant révolutionnaires qui présentent l’art du camouflage ou du déguisement politique comme le summum de la tactique scientifique et léniniste. Critiquant en 1928 les «épigones de la stratégie bolchevique» (dont L.C. a repris en réalité l’héritage) qui «présentent aux jeunes partis communistes l’esprit de manoeuvre et la souplesse comme la quintessence de la stratégie», Trotsky écrivait: «Ce n’est pas la souplesse qui fut la caractéristique fondamentale du bolchevisme (...), c’est sa fermeté d’airain (...). Non pas optimisme béat, mais intransigeance, vigilance, défense révolutionnaire, lutte pour chaque pouce de son indépendance: voilà les traits essentiels du bolchevisme» (3).

Le deuxième Congrès fut en réalité le véritable Congrès constitutif de l’Internationale Communiste non seulement parce qu’il rassemblait pour la première fois des délégués de tous les pays capitalistes les plus importants et de nombre de pays coloniaux, mais surtout parce qu’il discuta et trancha les questions politiques et programmatiques les plus urgentes et brûlantes pour l’admission de nouveaux partis communistes, leur structure, la tactique parlementaire, la question coloniale, etc. (4). Bien loin de la critiquer, Lénine s’appuya sur l’intransigeance de la Gauche par exemple dans la fameuse question des conditions d’admission dans l’Internationale où, sur l’insistance de Bordiga, il maintint une de ses conditions qu’il était prêt à retirer face à l’opposition d’éléments centristes et accepta la condition supplémentaire proposée par celui-ci (5).

Les divergences sur certaines questions de tactique existaient bel et bien et c’était notamment le cas dans la question parlementaire. Les thèses de la Gauche communiste italienne furent défendues par Bordiga dans son rapport et dans la discussion. Pour lire ces thèses ainsi que celles officielles du «Parlementarisme révolutionnaire» présentées par Boukharine, nous renvoyons le lecteur à notre brochure sur «La question parlementaire dans l’Internationale Communiste» que nous venons de rééditer.

LC affirma dans son article que Lénine avait raison contre Bordiga sur cette question: «La critique de Lénine s’est avérée méthodologiquement et stratégiquement (?) fondée parce qu’elle a saisi, derrière le problème stratégique (?) contingent de l’abstentionnisme électoral soutenu par Bordiga une carence stratégique (?) substantielle. Ce que perçut Lénine dans les argumentations du communiste italien était une somme de déterminisme (!) et de moralisme, à la manière de la Seconde Internationale, qui conduira Bordiga à théoriser l’abandon de la lutte politique après la défaite de 1926».

Il serait bien intéressant que LC nous dise où, quand et comment Bordiga a théorisé cet abandon, et en quoi la position de notre courant avait un rapport quelconque avec la position social-démocrate, sur cette question comme sur toutes les autres! Il est vrai que Bordiga, constamment et étroitement surveillé par la police fasciste lorsqu’il revint de déportation en 1930, n’a eu aucune activité politique organisée pendant presque 15 ans, c’est-à-dire tant que la modification de la situation politique ne permit pas une reprise de cette activité. Ce genre de choses est arrivé à d’autres, à commencer par Marx et Engels, et il s’est trouvé aussi à l’époque des gens pour y trouver prétexte à condamnation de leurs orientations théoriques et politiques au nom de l’anti-déterminisme et du volontarisme. Jamais ni Marx, ni Lénine, ni Bordiga, ni aucun révolutionnaire marxiste n’ont théorisé l’abandon de la lutte politique (comme cela est arrivé à certains héros de la Seconde Internationale, par exemple Bernstein à propos des Communards ou Plekhanov à propos de la révolution de 1905); mais en matérialistes, ils ont toujours reconnu et soutenu que la possibilité, le rayon et les résultats de cette lutte étaient déterminés par les conditions objectives (et subjectives) de la situation.

Mais après avoir donné raison à Lénine, LC apprend à ses lecteurs qu’elle préconise pourtant non seulement une tactique différente, mais une stratégie différente: «Nous ne refusons pas par principe le parlementarisme révolutionnaire: au contraire nous répétons que les thèses de Lénine de 1920 sont valables. Nous pensons pourtant qu’elles ne peuvent pas être utilisées dans l’actuelle phase historique en tant que solution stratégique (?) aux problèmes de la lutte de classes. Ceci non dans un sens absolu, mais en Italie, sur la base d’une analyse concrète». Alors encore valables ou plus valables ces thèses? - thèses que les bolcheviks n’auraient jamais eu l’idée baroque de présenter comme solution stratégique à la lutte de classe: si «solution stratégique» il y a, elle ne peut être que constituée par la constitution du parti de classe international, non par une tactique particulière de ce parti.

Après avoir ainsi plongé le lecteur dans des abîmes de perplexité, l’article se termine abruptement: «Dans l’article de 1968 déjà cité, nous disions que doivent être toujours analysés tous les aspects d’une question tactique pour choisir la solution la plus avantageuse: “tous les aspects, et donc même ceux que Lénine ne pouvait considérer et souligner parce qu’ils ne s’étaient pas encore développés comme ils l’ont fait au cours des cinquante dernière années”. Lénine insérait sa tactique dans une vision plus large que nous avons décrite (où?). Aujourd’hui, nous corrélons et soulignons différemment des facteurs objectifs et subjectifs du long cycle de lutte (?), et tout cela nous permet de conclure à l’abstentionnisme stratégique». Point final.

Que signifie cet abstentionnisme non plus tactique mais «stratégique», quels sont les aspects nouveaux que Lénine n’avaient pu connaître et qui sont apparemment apparus, en Italie, au cours des derniers 50 ans, quelle est cette fameuse analyse concrète, etc., le lecteur de L’Internationaliste qui n’a pas la chance de posséder le n° d’avril-juin 68 de Lotta Comunista n’en saura rien.

 

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Au-delà de la seule question parlementaire dont l’exposé se termine en queue de poisson, regardons de plus près comment L’Internationaliste/Lotta Comunista voit ce qu’ils appellent le «formalisme», le «moralisme» «de Bordiga» - pour ces gens tout se ramène à des individus: «la gauche italienne de Bordiga», les thèses de Bordiga, «le secrétaire du PC d’I qui mena efficacement la campagne électorale de 1921», etc.: vieille idée bourgeoise selon laquelle ce sont quelques individus d’exception qui font l’histoire, dictant à des troupeaux d’abrutis ce qu’ils doivent faire et penser - alors que c’est l’inverse qui se passe dans la réalité; ce sont de grands mouvements collectifs des masses, de grands heurts de classes, qui font l’histoire et qui se trouvent les instruments humains adéquats (précisons en outre que Bordiga n’a jamais été «secrétaire» du parti: c’est avec Staline que s’instaura la prédominance des «secrétariats» - organismes qui par dénition devraient être essentiellement techniques - dans les partis communistes bureaucratisés). Ils citent des extraits des Thèses de Rome (adoptées en 1922 au IIe Congrès du Parti Communiste d’Italie); voici le passage (reproduit par nous un peu plus largement):

«Avant d’en arriver à la tactique proprement dite, il faut examiner quels éléments l’étude de la situation du mouvement peut apporter à sa détermination. Le programme du parti communiste prévoit qu’au cours du développement qu’on lui attribue généralement, celui-ci accomplira une série d’actions correspondant à des situations successives. Il y a donc une étroite connexion entre directives programmatiques et règles tactiques. L’étude de la situation apparaît donc comme un élément complémentaire de la solution des problèmes tactiques, puisque dans sa conscience et son expérience critiques, le Parti avait déjà prévu un certain développement des situations, et donc délimité les possibilités d’action correspondant à chacune d’elles. L’examen de la situation permettra de contrôler l’exactitude de la perspective de développement que le Parti a formulé dans son programme (...). [Le Parti] doit donc s’efforcer de prévoir le développement des situations afin de déployer dans chacune d’elles tout le degré d’influence qu’il sera possible d’exercer; mais les attendre et se laisser indiquer et suggérer par elles des attitudes éclectiques et changeantes est une méthode caractéristique de l’opportunisme social-démocrate. Si les Partis communistes se la laissaient jamais imposer, il souscriraient à la ruine du communisme en tant qu’idéologie et action militantes (...).

En un certain sens, le problème tactique consiste non seulement à choisir la bonne voie pour une action efficace, mais aussi à éviter que l’action du Parti ne sorte des limites opportunes pour revenir à des méthodes qui, répondant à des phases dépassées, arrêteraient le développement du Parti et, bien pis, lui feraient perdre sa préparation révolutionnaire (...). Le Parti et l’Internationale ne peuvent accorder la plus grande liberté et élasticité de tactique aux centres dirigeants et remettre la détermination de celle-ci à leur seul jugement après examen de la situation. Le programme du Parti n’a pas le caractère d’une simple but que l’on pourrait atteindre par n’importe quelle voie, mais celui d’une perspective historique dans laquelle les voies suivies et les objectifs atteints sont étroitement liés. Dans les diverses situations, la tactique doit donc être en harmonie avec le programme et, pour cela, les règles tactiques générales pour les situations successives doivent être précisées dans certaines limites, sans doute non rigides, mais toujours plus nettes et moins fluctuantes à mesure que le mouvement se renforce et approche de la victoire finale. C’est seulement ainsi qu’on parviendra au centralisme maximum dans les Partis et l’Internationale» (Thèses de Rome) (6).

L’article de L’Internationaliste/LC commente ironiquement: «Cela semble être la solution idéale, l’oeuf de Colomb: dans le programme immuable du communisme est déjà contenu l’impossibilité de se détourner de lui-même. Mais il n’en est rien: ce n’est que du pur formalisme, ce n’est pas de la dialectique. Cette théorie entend résoudre un problème politique en le momifiant et en le mettant de côté».

Puis il continue avec une citation de leur fameux éditorial de 1968: «... une tactique ne peut découler simplement d’une considération théorique; mais sur la base de la théorie, elle doit résoudre une série de problèmes concernant la lutte des classes. La tactique communiste n’a d’autre fin que de renforcer la lutte de la classe ouvrière dans la perspective de la stratégie de la révolution et de la dictature du prolétariat. La validité de la tactique ne peut être vérifiée que dans la perspective de la stratégie. Puisque la tactique est un instrument de la lutte des classes, en aucun cas elle ne peut se dissocier de celle-ci, car si la tactique n’exprime pas les pointes les plus avancées de la lutte ouvrière, elle finit par devenir une tactique de la lutte capitaliste. Il n’y a pas de voie moyenne, pas de tactiques “neutre”»,

Tout cela est extraordinairement confus. La tactique n’est pas quelque chose en soi, ce n’est pas «l’instrument de la lutte des classes» en général, mais l’instrument d’une organisation, d’un syndicat, d’un parti pour la réalisation de ses objectifs, partiels ou généraux, dans telle ou telle situation. La tactique communiste, c’est-à-dire la tactique du parti communiste, n’a pas forcément comme rôle d’«exprimer les pointes les plus avancées de la lutte ouvrière»; il peut arriver parfois qu’elle prescrive de freiner ces pointes avancées pour qu’il n’y ait pas de coupure avec les masses moins avancées, comme l’ont fait en juillet 17 les bolcheviks alors qu’une fraction importante des prolétaires de Petrograd voulaient renverser le gouvernement: si l’on prend au sérieux ce qui est dit dans cette citation, faut-il conclure que les bolcheviks ont alors suivi une tactique capitaliste? Ou que les partisans de l’absurde théorie de l’offensive selon laquelle les PC devaient en permanence se lancer et lancer les prolétaires à l’attaque, avaient raison en 1921? Quoi qu’il en soit, L’Internationaliste/LC commente:

«Bordiga pense que les variantes tactiques sont déjà “délimitées” dans le programme et d’une façon “de plus en plus nette et de moins en moins oscillante” au fur et à mesure que monte la phase révolutionnaire. Pour nous, la tactique ne peut “découler simplement” du programme (...). Pour Bordiga, l’analyse de la situation permet de “contrôler l’exactitude” du programme. Pour nous l’analyse est indispensable pour élaborer une stratégie permettant la réalisation historique de ce programme».

Les choses ne sont pas exprimées ni très clairement ni très objectivement, mais il apparaît cependant que la divergence porte sur les liens de la tactique, en clair de l’activité, avec le programme général du parti. Notre courant a effectivement toujours insisté sur le principe que la tactique, qui règle l’action du parti, doit découler le plus étroitement possible du programme général, qu’il doit y avoir la plus grande cohérence possible entre la tactique et le programme, entre l’action du parti et le programme. Ce n’était pas là une lubie tombée du ciel, mais une douloureuse leçon tirée de l’expérience historique de l’opportunisme social-démocrate, caractérisé par la coupure entre les deux, entre le «programme maximal», révolutionnaire, dont la fonction était essentiellement décorative ou consolante, et l’action quotidienne, réformiste, minimaliste, gradualiste, adaptée tout à fait concrétement aux opportunités du moment.

 Tout n’est pas possible du point de vue de l’action si on veut rester fidèle à l’orientation générale qui est définie dans le programme; toute tactique, «souple», «élastique», etc., qui entre en contradiction avec ce programme, dévalorise celui-ci et affaiblit donc politiquement le parti parce qu’il ébranle les bases programmatiques qui le définissent: ce n’est pas le bon parti qui fait la bonne tactique (autrement dit: si «on a» le parti, on peut lui faire suivre n’importe quelle tactique), mais la bonne tactique qui fait le bon parti (autrement dit: c’est en suivant une bonne tactique, une tactique conforme à ses objectifs et à son programme révolutionnaires, que le parti se renforce, se solidifie, se développe). Une tactique opportuniste, sans principes, fera dégénérer le meilleur parti, doté du meilleur programme, en parti opportuniste. C’est la raison pour laquelle notre courant, redoutant que s’amorce une pareille dérive, manifestait l’exigence et demandait instamment à l’Internationale que les règles tactiques générales soient précisées dans certaines limites, bien évidemment conformément et sur la base du programme communiste et selon les situations qu’il faut analyser et dont il faut s’efforcer de prévoir l’évolution.

Assimiler cette exigence à un tour de passe-passe, à un pur formalisme, à un refus de résoudre les problèmes politiques, c’est manifester un étonnant aveuglement devant les ravages irrémédiables causés par le possibilisme débridé en matière tactique qui s’imposa dans l’Internationale avec ses manoeuvres hardies et ses zigzags brutaux décidés du jour au lendemain qui allaient jusqu’à contredire les positions programmatiques fondamentales (par exemple la funeste tactique du gouvernement ouvrier qui envisageait la formation de gouvernements en union avec les réformistes, ressuscitant la voie parlementaire condamnée programmatiquement et dont les tentatives d’application en Allemagne furent évidemment désastreuses). L’analyse historique montre de manière irréfutable qui a eu alors raison, de notre courant ou de ceux qui dénonçaient son «schématisme», son refus de comprendre les bienfaits du manoeuvrisme et de la créativité tactiques. Zinoviev comparait plaisamment Bordiga à un poteau indicateur, qui reste toujours là où on l’a planté. Mais un poteau indicateur a l’avantage d’indiquer toujours la même direction, alors que l’Internationale oscillant de plus en plus au gré des situations changeantes se transformait en girouette et égarait complètement le mouvement prolétarien et communiste. Quand Zinoviev lui même finit par s’en rendre compte, c’était trop tard.

Si presque 80 ans plus tard, LC ne s’en n’est pas rendu compte, c’est qu’elle ne le pourra jamais. Il ne s’agit pas en réalité d’un aveuglement, d’un manque de discernement ou d’une myopie qui pourraient se corriger; mais c’est le signe que Lotta Comunista/L’Internationaliste fait partie des éternels semeurs de confusion pour qui le mouvement est tout et le programme pas grand chose, pour qui la tactique doit être la plus libre possible et modifiable à volonté, selon les analyses expertes (que le bas peuple n’a pas à connaître sans doute parce qu’il ne pourrait les comprendre) de grands chefs qualifiés, qui ne jurent que par le concret et l’immédiat, à qui fait horreur tout ce qui évoque le déterminisme; en un mot que ce groupe partie de la trop nombreuse bande du centrisme, obstacle objectif à la reconstitution du parti prolétarien de classe.

 

 


 

 

(1) D’après une présentation publiée sur la revue russe «Marxist» dont nous parlons ailleurs sur ces colonnes.

(2) Sous l’appellation Editions Science Marxiste, cette organisation a publié des recueils d’articles de ses dirigeants, Cervetto et autres, ainsi qu’une édition savante du Manifeste de Marx et Engels, et dernièrement un recueil d’articles de Trotsky sur les guerres balkaniques.

(3) cf Trotsky, «L’ Internationale Communiste après Lénine», Tome 1, p. 254.

(4) Voir l’étude sur le IIe Congrès de l’IC dans le cadre de l’Histoire de la Gauche communiste, parue sur Programme Communiste n° 59 et 60: «Le deuxième congrès de l’Internationale communiste: un sommet et une croisée des chemins».

(5) Voir «Les conditions d’adhésion à l’Internationale communiste», Programme Communiste n° 43-44.

(6) Voir notre brochure «Défense de la continuité du programme communiste», pp 48 et 50-51.

 

Parti communiste international

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