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Prises de position - Prese di posizione - Toma de posición - Statements                        


 

Ferguson, USA :

Un épisode de la guerre entre les classes

 

 

Le 9 août à Ferguson, une petite ville de la banlieue de Saint Louis aux USA, un policier tuait de 6 balles Michael Brown, un jeune noir désarmé levant les mains en l'air qui avait eu le tort de ne pas répondre à son injonction de marcher sur le trottoir. Le cadavre de Michael Brown fut laissé plusieurs heures dans la rue, comme celui d'un chien, sans même que ses parents puissent s'en approcher.

L'indignation devant ce crime fut général parmi la population et de violentes manifestations se succédèrent pendant une dizaine de jours. Les autorités locales y répondirent par le déploiement de policiers lourdement armés, par l'imposition d'un couvre-feu et même l'envoi de la Garde Nationale – un corps militaire composé de réservistes – comme lors des émeutes des années soixante; les prêtres locaux ou nationaux (Jesse Jackson...), les «peacekeepers» – «gardiens de la paix» volontaires (membres du clergé, responsables communautaires, etc., collaborant avec la police) – et le nouveau chef, noir, de celle-ci (qui s'était joint à une manifestation pacifiste de commémoration organisée par les églises) n'avaient en effet pas réussi à calmer la population. La police de Ferguson et les peacekeepers (qui approuvèrent le couvre-feu) accusèrent des «éléments criminels» étrangers d'être responsables des émeutes: réaction classique en pareil cas, démentie par le fait que la centaine de manifestants arrêtés étaient dans leur écrasante majorité des habitants de la ville et de ses environs.

Des milliers de personnes assistèrent aux funérailles de Michael Brown, à l'issue desquelles un parent de la victime appela les habitants à s'inscrire pour les prochaines élections de novembre (1), appel relayé par les peacekeepers et les démocrates locaux; il faut rappeler que le taux de participation électorale est très faible parmi la population noire et pauvre, aors que les prochaines élections seront décisives pour l'administration Obama.

Au cours des semaines suivantes, démocrates, prêtres des diverses religions et soi-disant « leaders communautaires » s’efforcèrent de calmer la colère persistante par des manifestations pacifistes et des actions de « désobéissance civile » (comme le ridicule « Moral Monday » – Lundi moral – à la mi-octobre). Mais la colère des jeunes et de la population éclata à nouveau, et il y eut des affrontements avec la police, le 22 octobre, lorsque des «fuites » du rapport officiel d’autopsie furent organisées pour tenter d’accréditer la version officielle du meurtre selon laquelle le policier aurait tiré pour se défendre !

 

L'élection d'Obama n'a pas fait disparaître le racisme

 

L'élection d'un président Démocrate noir n'a pas changé la situation sociale aux Etats-Unis ni fait disparaître le racisme qui en est la conséquence. Ferguson n'est pas ce qu'on appelle un ghetto ; mais près du cinquième de la population, en grande partie prolétarienne, vit en dessous du seuil de pauvreté et les habitants y sont majoritairement noirs. Les bourgeois sont par contre majoritairement blancs, comme les politiciens locaux et les policiers chargés de défendre l'ordre: pour eux les noirs font intégralement partie des "classes dangereuses", comme on appelait les prolétaires au dix-neuvième siècle. Ils sont donc particulièrement victimes des brutalités et de l'intimidation policières qui sont un élément  important de la domination bourgeoise dans l'"Amérique libre".

Le drame de Ferguson n'est en effet pas un cas isolé qui aurait été causé par des policiers particulièrement brutaux et racistes (bien que, à la suite des événements, plusieurs policiers aient été suspendus pour des actes ou des propos racistes); selon les statistiques, un noir est tué par la police toutes les 28 heures aux Etats-Unis (2). Les victimes de la police ne sont pas toutes des noirs (42,1% sont des blancs, 31,8% des noirs, 19,7% des hispaniques, etc.) (3), même si ces derniers sont proportionnellement les plus nombreux; mais elles sont majoritairement des prolétaires. La plupart du temps, les policiers ne sont pas condamnés pour leurs crimes, ou quant ils le sont, leurs peines sont en général légères: cela démontre que les brutalités policières sont un élément normal du maintien de l'ordre bourgeois aux Etats-Unis et de la "Justice" qui le fait respecter. Les Etats-Unis sont le pays où le taux de détention est le plus élevé au monde (730 prisonniers pour cent mille habitants) (4) et un homme noir sur dix âgé de trente ans ou plus est allé au moins une fois dans sa vie en prison. Ce taux d'emprisonnement a augmenté fortement depuis les années soixante-dix (il a quasiment décuplé depuis cette date, en passant de 240 000 en 1972 à presque 2,3 millions en 2014) et il continuerait à s'accroître (5), en même temps que se durcit continuellement le régime interne des prisons. Le budget consacré à la construction de prisons est depuis des années devenu plus important que le budget consacré aux logements sociaux, au point qu'on a pu écrire que la construction des prisons est devenue le principal programme de logement social du pays! (6).

La presse a jeté la lumière sur le harcèlement policier à Ferguson; il se manifeste entre autres par une avalanche d'amendes dont sont frappés les plus pauvres (en 2013 24500 contraventions pour 21000 habitants), dont le non paiement peut mener directement à la prison. C'est une pratique couramment utilisée par les municipalités de la région pour trouver de l'argent (7) qui correspond parfaitement aux principes de fonctionnement du capitalisme: extorquer le maximum d'argent aux prolétaires!

 

La militarisation de la police est le reflet de l'aggravation des tensions sociales

 

A l'occasion des événements de Ferguson, les bonnes âmes démocrates se sont à nouveau émues de la militarisation des forces de police et de «l'usage excessif de la force» par celle-ci. Après les émeutes des Watts, une unité SWAT (Special Weapons and Tactics) de la police avait été créée en 1968 à Los Angeles; dès l'année suivante elle fut engagée dans un combat meurtrier contre un groupe des Black Panthers. Depuis les années 80 ces unités policières spéciales de guerre civile se sont lentement répandues, mais le mouvement s'est accéléré après les attentats de 2001. Il en existe aujourd'hui dans 80% des villes de plus de 25000 habitants et elles sont déployées plus de 50.000 fois par an (contre 3000 en 1980), à 80% pour des opérations de police banales. Rien qu'en 2011 plus de 500 agences de police ont été dotées d'un véhicule blindé comme celui mis en oeuvre à Ferguson. Le rapport de l'ACLU (American Civil Liberties Union) sur «la militarisation excessive (sic!) de la police» se lamente que «la militarisation de la police américaine est manifeste tant dans l'entraînement reçu par les officiers de police qui les encourage à adopter une mentalité de ‘guerrier’ et à considérer la population qu'ils sont censés servir comme des ennemis, que dans l'équipement qu'ils utilisent tels que des béliers, des grenades étourdissantes et des véhicules blindés. Ce changement de culture a été soutenu par la Cour suprême des Etats-Unis (...)» (8).

Nous ne pensons absolument pas qu'il y ait eu un «changement de culture» dans la police américaine; contrairement à ce que croient ou veulent faire croire les démocrates, le rôle fondamental de la police, aux Etats-Unis comme partout, n'est pas de servir ou de protéger la population, mais de servir et de protéger un ordre politique, économique et social bien précis – le capitalisme. Et d'ailleurs la militarisation de la police n'est pas un phénomène spécifique aux Etats-Unis!

Certes à certains moment, à certaines époques et dans certains pays, la police présente un visage plus «humain», elle s'affirme «proche de la population» (comme par exemple le traditionnel «bobby» londonien non armé), mais c'est toujours pour jouer le même rôle et servir les mêmes intérêts bourgeois. La domination de la classe bourgeoise et du mode de production capitaliste repose sur la violence, y compris quand cette violence est à l'«état potentiel», c'est-à-dire quand elle n'apparaît pas alors ouvertement (sinon dans des «faits divers») mais s'exprime dans la loi avec tout l'appareil juridique et policier nécessaire pour la faire respecter.

La «culture» policière varie en fonction de la gravité des tensions sociales: nous avons vu que les premières unités SWAT ont été créées après la série d'émeutes des années soixante dans les quartiers noirs. Les réformes entreprises alors, dans une période de prospérité économique, pour éliminer les formes les plus intolérables et les plus archaïques de la ségrégation raciale et pour créer une middle class noire, ont sans conteste fait baisser la tension; mais elles n'ont pu faire disparaître le racisme qui est historiquement lié au développement du capitalisme américain, et encore moins faire disparaître les inégalités sociales engendrées par le capitalisme. Celles-ci n'ont cessé de se creuser depuis les années Reagan, et le phénomène s'est accéléré depuis la dernière crise. Les bourgeois, qui en sont bien conscients, ont utilisé le prétexte de la «guerre contre le terrorisme» pour mettre en place des mesures de guerre contre les prolétaires.

D'après l'OCDE, les Etats-Unis sont, juste après le Chili, le pays où les inégalités sont les plus fortes! (9). Selon l’économiste Thomas Piketty «l'inégalité des revenus aux Etats-Unis est probablement plus grande que dans toute autre société à n'importe quel moment de l'histoire et n'importe où dans le monde» (10). Le taux de pauvreté est le plus élevé des pays capitalistes les plus développés (17,1% contre 11% en Allemagne, 8,3% en Grande-Bretagne, 7,1% en France, etc.); et s'il y a en chiffres absolus plus de pauvres blancs, les noirs sont, proportionnellement, plus nombreux (11). Les salaires réels des 20% des travailleurs les moins bien payés sont aujourd'hui inférieurs à ce qu'ils étaient en 1973 (12), et l'écart de revenu moyen entre blancs et noirs (proportionnellement plus nombreux parmi les travailleurs mal payés) qui s'était un peu réduit au fil des années, est redevenu proche de ce qu'il était il y a 50 ans (13). Le taux de chômage des noirs est nettement supérieur à celui des blancs: 12,2% contre 5,6% en juillet de cette année. A Ferguson, où le nombre de pauvres a doublé dans la ville depuis une dizaine d'années et où les travailleurs ayant encore un emploi auraient vu leurs revenus baisser d'un tiers depuis l'éclatement de la crise de 2007, il est de 26% (14).

Les démocrates de tout poil se lamentent que l'usage «excessif» de la force par la police creuse le fossé entre celle-ci et la population; ils proposent diverses mesures pour que le police soit effectivement au service et sous le contrôle des citoyens, tout en appelant les manifestants à obéir à cette police meurtrière et en s'efforçant de détourner la colère des masses et des jeunes vers l'impasse électorale: ils ne font ainsi que servir le capitalisme dont la police est l'instrument !

Mais à Ferguson ils n'ont pas pu empêcher les manifestations et les affrontements avec la police. Parlant de ces gens, un jeune manifestant déclarait à un journaliste: «Ils sont descendus ici avec leur: ‘Oh, soyons pacifiques. Prions, marchons, votons.’ Mais nous avons diablement besoin de nous révolter, jusqu'à ce que nous obtenions ce que nous voulons. De leur mettre la pression jusqu'à ce que nous obtenions ce que nous voulons. Nous avons besoin d'être prêts à mourir pour ça. (...). Combattre jusqu'à la mort parce qu'ils sont de toute façon en train de nous tuer (...). Vous pouvez voter pour qui vous voulez, il n'y aura pas de travail (...). Peu importe pour qui vous votez, le système ne changera pas. C'est le système lui-même qu'il faut changer» (15).

Les tragiques événements de Ferguson sont un épisode dans la guerre de classe permanente que la classe dominante mène contre les prolétaires et les masses exploitées, aux Etats Unis comme partout. Les jeunes de la ville ont donné l'exemple qu'il était possible d'y répondre par la révolte; ils ont transformé du coup ce qui aurait pu rester un tragique fait divers dans une banlieue reculée, en un événement politique national. C'est la démonstration que les bourgeois craignent que l'inexorable aggravation des tensions sociales transforme peu à peu les Etats-Unis en un baril de poudre. Les jeunes manifestants de Ferguson ont compris que la voie de la résignation, des protestations pacifiques et des élections ne mène à rien. Ce sont les faits qui le démontrent et qui démontrent la nécessité de la révolte.

Ce sont les faits qui démontreront aussi la nécessité de l'organisation ce classe et du parti révolutionnaire pour organiser et diriger la lutte pour changer le système. Lorsque les prolétaires en seront convaincus, alors ce ne sera plus l'heure des émeutes, des révoltes isolées, mais celle de la révolution qui sonnera. Nous n'en sommes pas encore là, mais c'est cette perspective qu'indique Ferguson.

 

 


 

(1) A la suite de cet appel, la presse annonça que plus de 3000 nouveaux électeurs s'étaient inscrits en un mois sur les listes électorales. Mais le chiffre réel se révéla être de seulement... 123! Les sirènes démocratiques n'ont pas réussi à convaincre la population prolétarienne de Ferguson que la solution à ses problèmes se trouve dans les urnes et que les Démocrates d'Obama sont leurs amis.

(2) cf «Operation Ghetto Storm», www.mxgm.org. Les auteurs de ce rapport affirment que le chiffre réel est probablement d'un mort toutes les 24 heures, car ils n'ont pu avoir la confirmation de dizaines d'autres cas de meurtres policiers.

(3) cf http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/visuel/2014/08/21/ferguson-produit-d-une-longue-histoire-de-brutalites-policieres_4474169_4355770.html

(4) cf http://www.hrw.org/fr/world-report-2010/tats-unis

(5) L'augmentation du nombre de personnes emprisonnées est la conséquence de l'aggravation continuelle de la législation. En 1995, selon une nouvelle loi passée en Californie ("Three Strike Law"), Leandro Andrade a été condamné à 50 ans de prison pour vol de 9 video-cassettes; on pourrait multiplier ces exemples révoltants, y compris pour des condamnations à des peines incompressibles de prison à vie (dont le nombre a été multiplié par 4 en vingt ans et qui concernent à 80% des noirs). Ce genre de jugements n'a rien à voir avec les principes classiques de la «justice», selon lesquels la peine doit être proportionnée au délit; il s'agit purement et simplement de terroriser la population pauvre dans le cadre de la «guerre contre le crime», qui fait en réalité partie de la guerre des classes.

L'augmentation  de l'emprisonnement est une source de profits pour une série d'entreprises spécialisées dans la construction et la gestion de prisons privées, etc. (au point qu'il y a eu un cas où des juges corrompus ont été grassement payés par ces sociétés pour envoyer le maximum de gens en prison!), mais elle coûte cher aux finances publiques. C'est pourquoi dans plusieurs Etats des décisions de justice ont récemment imposé une diminution du nombre de personnes emprisonnées, ce qui a provoqué une légère baisse du taux d'incarcération en 2013; mais ces décisions sont peu respectées ou ont été rejetées par la Cour suprême, comme en Californie. Voir: http://www.bjs.gov/content/pub/pdf/jim13st.pdf

(6) http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1998_num_124_1_3261

(7) cf «Coupables d'être pauvres», Le Monde, 8/10/2014. Après les événements de Ferguson le tribunal municipal de St Louis a décidé le 1/10 de supprimer 220.000 mandats d'arrêt pour des infractions au code de la route...

(8) «War comes home. The Excessive Militarization of American Policing», ACLU, 1/06/2014. www. aclu.org/ sites/ default/ files/ assets/ jus14-warcomeshome- report-web-rel1.pdf

(9) Selon le «coefficient de Gini» (l'indice le plus utilisé pour mesurer les inégalités), parmi les 31 pays appartenant à l'OCDE. cf http:// www. pewresearch.org/ fact-tank/ 2013/ 12/ 19/ global-inequality-how-the-u-s-compares/

(10) http://scalar.usc.edu/works/growing-apart-a-political-history-of-american-inequality/index.

(11) Le taux de pauvreté est plus grand que dans les années 70 et si l'écart s'est réduit, il reste 2 fois plus élevé chez les noirs que chez les blancs. En particulier pour les enfants, ce taux de pauvreté plus élevé est dû à la faiblesse des transferts sociaux et autres mesures sociales aux Etats-Unis. Si l'on ne prend pas en compte ces mesures relevant de l'«Etat providence», le taux de pauvreté est semblable à celui des autres pays. cf http:// www. ssc.wisc.edu / ~wright/ ContemporaryAmericanSociety/ Chapter%2012%20--%20Persistent%20poverty%20--%20Norton%20August.pdf

(12) http://scalar.usc.edu/works/growing-apart-a-political-history-of-american-inequality/index

(13) Le revenu moyen d'un foyer noir était en 2011 59% du revenu moyen d'un foyer blanc, contre 55% en 1967, cet écart s'étant creusé depuis la dernière récession. cf http://www.pewsocialtrends.org/2013/08/22/kings-dream-remains-an-elusive-goal-many-americans-see-racial-disparities/4/#chapter-3-demographic-economic-data-by-race

(14) http://fortune.com/2014/08/15/ferguson-income-inequality/

(15) http://www.truth-out.org/news/item/26043-between-the-peacekeepers-and-the-protesters-in-ferguson

La mère d'un jeune tué de 21 balles l'année dernière par la police de St Louis alors qu'il avait les mains en l'air, regrettait qu'il n'y ait pas eu d'émeutes à la suite de ce meurtre: toutes les protestations avaient été pacifiques et ordonnées – et n'avaient abouti à rien.

 

 

Parti Communiste International

20 Octobre 2014

www.pcint.org

 

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