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Manifestations de la génération Z :

Ce n’est pas « la jeunesse » qui renversera le capitalisme mais le prolétariat unifié derrière son parti de classe

 

 

Depuis l’automne 2025, le lieu commun médiatique d’une « révolution de la génération Z » ne cesse de gagner du terrain, alimenté par les multiples révoltes qui, du Népal au Maroc, de Madagascar à l’Indonésie, du Pérou au Kenya, font trembler les piliers vermoulus de sociétés bourgeoises « périphériques », relativement jeunes dans leur trajectoire historique, et dont, par conséquent, les moyens de contrôle démocratique sont loin d’égaler la force mystificatrice de leurs aînées. C’est au point qu’au Népal et à Madagascar, tout comme au Bangladesh à l’été 2024, ces révoltes sont parvenues à renverser les gouvernements en place, non sans bénéficier du soutien de l’armée qui reste le véritable maître du jeu. La multiplication des révoltes et la radicalité des moyens d’action, avec de fréquentes luttes insurrectionnelles contre les forces de police et l’incendie de bâtiments qui symbolisent le pouvoir honni, ont fait dire à certains groupes dits d’extrême gauche (1), jamais les derniers en matière d’opportunisme bourgeois, que ces révoltes seraient la dernière incarnation en date de la révolution socialiste mondiale. Même s’ils prétendent l’appeler de leurs vœux, ils font en réalité tout leur possible pour multiplier les obstacles sur la longue voie qui permettra au prolétariat, guidé par son parti de classe, de renouer avec sa lutte historique dont le point d’aboutissement est la prise violente du pouvoir politique et la destruction, par des mesures despotiques, de l’État et de la société bourgeoises. Aussi illusoires que soient les perspectives de victoire immédiate de ces  mouvements de révolte, qui ne peuvent, au mieux, aboutir qu’à un changement de dirigeant, leur « viralité » – pour reprendre un terme à la mode chez les « spécialistes » du numérique – et la facilité avec laquelle les moyens d’action, les mots d’ordre et les symboles circulent aux quatre coins de la planète, ils imposent aux marxistes de ne pas y être indifférents mais de les passer au crible de l’arme de la critique.

 

SRI LANKA, BANGLADESH, INDONESIE, NEPAL, PEROU, MAROC, MADAGASCAR : UN ETAT DES LIEUX DES « REVOLTES DE LA JEUNESSE »

 

D’après le journal Le Monde, la séquence dite des « révoltes de la Génération Z » se serait ouverte dès 2022 avant de connaître une remarquable intensification à l’automne 2025 (2). Leur première victoire est obtenue au Sri Lanka où, face à la mauvaise gestion économique et à la corruption du gouvernement Rajapaksa, à la crise économique et à l’inflation, aux coupures de courant quotidiennes et aux pénuries de biens essentiels, des dizaines de milliers de manifestants, après plusieurs mois de manifestations, parviennent à contraindre le président Rajapaksa à l’exil, après avoir préalablement investi le palais présidentiel. Ces manifestations interclassistes, avec un fort poids de la jeunesse, et dont les revendications, d’abord générales et touchant aux conditions de vie et de travail finissent par se focaliser sur des mots d’ordre démocratiques, initient un schéma classique qui va désormais se retrouver presque à l’identique dans de nombreux pays.

C’est ainsi qu’à l’été 2024 au Bangladesh, des dizaines de milliers d’étudiants se lancent dans une série de manifestations massives suite à la décision de la première ministre Sheikh Hasina d’augmenter dans la fonction publique les quotas de membres issus de familles ayant participé à la lutte pour l’indépendance menée par la Ligue Awami (3), de minorités religieuses ou ethniques, de districts sous-représentés ou de groupes handicapés. Cette mesure est dénoncée par les étudiants comme une illustration du népotisme et de la concurrence qui caractérise le pouvoir bangladais ; elle est d’autant plus contestée qu’elle constitue un obstacle pour l’accès à la fonction publique, seul débouché professionnel offert à ces enfants des classes moyennes comme dans beaucoup des pays pauvres où les États ont traditionnellement de très grandes difficultés à fournir aux jeunes diplômés des emplois correspondant à leurs niveaux de qualification. Comme au Sri Lanka, les mobilisations tournent à l’émeute et contraignent l’armée à intervenir afin d’éviter une intensification du désordre et de l’anarchie, crainte traditionnelle de tout régime bourgeois dont la stabilité repose plus sur le bâton de la répression que sur la carotte démocratique. Les militaires sacrifient alors sans état d’âme la première ministre Hasina, incarnation de cette classe politique méprisée par la jeunesse, et tire de sa retraite l’icône de la petite-bourgeoisie internationale, l’économiste et ancien prix Nobel de la paix, Muhammad Yunus, contentant ainsi les manifestants.

Depuis la fin de l’été 2025, on assiste à une accélération de cette dynamique à l’échelle mondiale. En Indonésie, l’augmentation des taxes foncières et immobilières conjointement à la hausse des aides au logement pour les députés constitue l’étincelle d’une série de manifestations qui vont jusqu’à rassembler 100 000 manifestants. La répression violente des manifestations, qui coûte la vie à une dizaine de personnes, dont un chauffeur de moto-taxi, radicalise le mouvement, au point que plusieurs maisons de députés ainsi qu’un parlement régional sont incendiés, forçant le gouvernement à renoncer à l’augmentation des taxes.

Quelques semaines plus tard, c’est le Népal qui est confronté à un mouvement similaire suite à la décision du gouvernement « communiste » d’interdire les réseaux sociaux, alors même que le prolétariat népalais compte près de 2 millions d’immigrés (pour une population de 30 millions d’habitants), coupant ainsi les relations entre les soutiens de famille et leurs proches restés au pays. Comme dans les cas précédents, l’aggravation de la répression contribue à un durcissement des manifestations qui se transforment en émeutes allant jusqu’à incendier le siège du Parlement. Une fois encore, c’est l’armée qui prend les devants en mettant en scène le changement de gouvernement et en confiant le pouvoir exécutif à une ancienne juge en chef de la Cour suprême, Sushila Karki.

À partir de la fin du mois de septembre, c’est à Madagascar que la dite « génération Z » se met en mouvement sur des revendications à la fois socio-économiques et politiques : contre les coupures d’eau et d’électricité ; mettre un terme à la dégradation des services publics qui souffrent du manque d’investissements ; fin de la corruption et des abus de pouvoirs ; etc. La décision, devenus habituelle, du gouvernement de Rajoelina, de recourir à la force pour réprimer le mouvement, au prix d’une vingtaine de morts et de centaines de blessés, rdt [rendent ? – ri ?] aussi peu efficace que dans les exemples précédents. Bien que conscient de la nécessité de s’appuyer sur l’armée, seule force de stabilité dans le pays, ce qui explique son choix de désigner un militaire, Ruphin Zafisambo, comme nouveau premier ministre, Rajoelina est contraint de s’enfuir, bénéficiant dans ces circonstances de l’aide de l’impérialisme français. Il fait en effet face à la décision d’une partie de l’armée d’appuyer les manifestants et à la mutinerie du CAPSAT, dont le commandant, Michaël Randrianirina, se proclame président transitoire, avant d’être officiellement investi par la Cour constitutionnelle. Une fois encore, l’exemple malgache démontre que les clés de la situation demeurent entre les mains de l’armée, et donc, de l’ordre bourgeois (4)

À l’heure actuelle, ces mouvements continuent au Maroc, où les manifestants, majoritairement jeunes et souvent issus du prolétariat, protestent contre des conditions économiques et sociales désastreuses et sont confrontés à une répression massive de la part du gouvernement et du pouvoir royal, qui recourt aux emprisonnements arbitraires de manifestants (5). C’est aussi le cas au Pérou où la jeunesse se mobilise contre la corruption endémique de la classe politique et la hausse de l’insécurité, en particulier dans les quartiers les plus populaires de Lima. Prenant les devants, la bourgeoisie péruvienne a préféré sacrifier son pantin du moment en destituant la très impopulaire présidente Dina Boluarte, élue sur un ticket d’extrême gauche avec l’ex-président Pedro Castillo qu’elle a ensuite trahi, afin de calmer les manifestants sans avoir à répondre aux principales revendications.

À partir de cette brève chronique, qui aurait également pu évoquer les mouvements similaires qui se sont déroulés au Kenya, en mai-juin 2024, contre le projet de loi de finances ; en Équateur en septembre-octobre 2025, après la suppression des subventions aux carburants ou encore aux Philippines en septembre dernier contre la corruption, notamment autour de projets de lutte contre les inondations, il est possible de mettre en évidence un certain nombre de caractéristiques communes qui permettent aux révolutionnaires de se repérer devant des situations en apparence diverses et singulières et d’éviter ainsi l’écueil de l’immédiatisme caractéristique des « analyses » de la pseudo-extrême gauche.

 

UNE ANALYSE MARXISTE ET CLASSISTE DE LA « JEUNESSE »

 

Là où les médias et la pensée bourgeoise voient des individus ou des masses indistinctes, telle cette fameuse « Génération Z » qui désignerait les personnes nées entre 1997 et 2012 et familiarisées dès la naissance à l’utilisation des nouvelles technologiques d’information et de communication, les marxistes voient au contraire des forces sociales aux intérêts antagoniques, que nous nommons les classes. La « jeunesse » n’est pas une classe sociale, elle est divisée par des frontières de classe au même titre que le sont les « adultes ». Certes, elle se distingue du reste de la population par une plus grande propension à se mobiliser et une plus grande radicalité apparente. C’est ce qui explique qu’historiquement, les organisations de jeunesse des partis socialistes ou communistes aient souvent compté parmi leurs membres des éléments particulièrement avancés, comme Karl Liebknecht en Allemagne, Amadeo Bordiga en Italie et nombre des futurs cadres de la Troisième Internationale. Ceci est encore plus vrai des étudiants qui sont souvent les premiers à entrer en lutte dans des moments de crise et d’instabilité, au point de se prendre pour une véritable avant-garde. C’est notamment ce que mettait déjà en évidence Léon Trotsky lors de la chute de la monarchie espagnole, qui était sur le point de donner naissance à la Deuxième République : « Lorsque la bourgeoisie refuse consciemment et obstinément de résoudre les problèmes qui découlent de la crise de la société bourgeoise, et que le prolétariat n’est pas encore prêt à assumer cette tâche, ce sont souvent les étudiants qui occupent le devant de la scène. Au cours de la première révolution russe, nous avons maintes fois observé ce phénomène. Il a toujours eu pour nous une grande signification: cette activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire implique que la société bourgeoise traverse une crise profonde. La jeunesse petite-bourgeoise, sentant qu’une force explosive s’accumule au sein des masses, cherche à sa manière à trouver une issue à cette impasse en faisant progresser la situation politique. » (6)

L’absence du prolétariat en tant que classe, qui se manifeste notamment par la l’absence de son parti, ouvre donc la voie à la jeunesse petite-bourgeoise qui peut imposer ses méthodes d’action et, plus encore, ses revendications. Dans presque tous les pays confrontés à de telles manifestations, et qui appartiennent tous à la « périphérie » du capitalisme mondial, c’est essentiellement les jeunes de la petite-bourgeoisie et de la bourgeoisie, qui ont accès aux études universitaires ; ils se retrouvent confrontée au décalage entre, d’un côté, leurs aspirations professionnelles en lien avec leur  qualifications et, de l’autre, les possibilités limitées de ses sociétés bourgeoisies pour leur offrir des emplois qui y correspondent. Dès lors, cette jeunesse se retrouve confrontée au péril de la prolétarisation, qu’elle cherche à tout prix à éviter, d’où l’insistance qu’elle porte à la lutte contre le népotisme et la corruption des élites politiques et économiques qui viennent bloquer les voies, déjà trop étroites, vers l’obtention de postes à responsabilité dans la société bourgeoise. Il n’est donc en rien étonnant de constater parmi les éléments qui émergent de ces luttes comme leaders ou porte-paroles, la présence de nombreux jeunes issus de milieux bourgeois. C’est particulièrement visible à Madagascar où les principaux meneurs du mouvement appartiennent tous à la bourgeoisie éduquée, et comptent même dans leurs rangs le fils d’un ministre (!) (7).

Ces éléments, du fait de leur meilleure connaissance des mécanismes politiques et d’une plus grande disposition à s’organiser et à utiliser les réseaux sociaux, se mettent donc logiquement à la tête de manifestants qui, dans leur grande majorité, sont marginalisés et condamnés à des emplois précaires et appartiennent donc au prolétariat. Ils parviennent ainsi à englober les revendications sociales et économiques des masses prolétariennes ou paupérisées dans des revendications d’ordre démocratique et interclassiste, avec pour seule conséquence de reléguer à la dernière place les raisons originelles de la colère.

 

DES REVENDICATIONS ECONOMIQUES ET SOCIALES QUI MOBILISENT LE PROLETARIAT …

 

Dans la très grande majorité de cas, à l’exception du Bangladesh et, dans une moindre mesure, du Népal, ces mouvements ont pour origine une véritable colère sociale. C’est suite à la crise économique, aux mauvaises conditions de vie et de travail, à la vétusté des services publics ou encore à la hausse du coût de la vie à cause des attaques anti-sociales des gouvernements que les jeunes marginalisés, issus du prolétariat ou des couches moyennes prolétarisées, entrent en lutte. Bien que l’étincelle soit souvent une décision particulièrement décriée du pouvoir bourgeois, ces luttes ne sont souvent que l’expression spontanée et brutale d’un mécontentement social souterrain, qui s’est accru au fil des années, voire, dans certains cas, des décennies.

Par ailleurs, ces luttes simultanées à l’échelle mondiale ne sauraient être comprises sans être préalablement replacées dans la trajectoire économique du capitalisme contemporain. Pour sortir de la période de crise qui s’est ouverte en 2007-2008 avec la Grande Récession, tous les États bourgeois ont été contraints d’accentuer les attaques contre la classe ouvrière afin que la hausse de l’exploitation puisse rendre la production à nouveau rentable. Comme nous l’affirmions déjà dans notre texte sur le Maroc, « le «retour à la normale» des affaires (normale et inévitable jusqu’à la prochaine crise) a reposé sur les épaules des travailleurs salariés, mais aussi des petits agriculteurs et autres, écrasés par une concurrence internationale implacable qui les a réduits à une situation dramatique. » (8) Aujourd’hui, on assiste de nouveau aux prémices [ au lieu de prémisses – cor ri] d’une nouvelle crise, d’autant plus violente qu’elle aura été retardée par une série de remèdes provisoires et inefficaces sur le long terme, avec de nouvelles attaques qui s’annoncent contre le prolétariat mondial. Les jeunes prolétaires sont donc confrontés à un avenir où les seules perspectives envisageables sont les attaques anti-ouvrières, les catastrophes climatiques – particulièrement violentes dans un pays comme le Bangladesh par exemple (9) – et une Troisième Guerre mondiale dont la survenue est chaque jour plus certaine.

Le problème majeur est que ces revendications, généreuses mais confuses, peuvent facilement, en l’absence d’organisations de classe, être mêlées à d’autres exigences, explicitement démocratiques, c’est-à-dire bourgeoises. 

 

… MAIS QUI SONT NOYEES DANS DES MOTS D’ORDRE INTERCLASSISTES ET DEMOCRATIQUES BOURGEOIS

 

C’est donc sans surprise que l’on a vu dans tous ces pays les manifestations s’orienter vers des mots d’ordre interclassistes de lutte contre la corruption, de changement de gouvernement ou de politiques plus sociales pour renforcer les services publics. Cette prédominance des revendications démocratiques s’explique par la conjonction entre deux facteurs qui se nourrissent simultanément : d’un côté, des prolétaires qui, du fait de plus d’un siècle de contre-révolution, ne se reconnaissent pas comme tels et se considèrent plutôt comme des citoyens ; de l’autre, la place prépondérante que les éléments issus de  petite-bourgeoisie éduquée occupent dans ces mouvements, dont ils se font le porte-parole. En dépit de toutes leurs généreuses intentions, ils charrient inévitablement avec eux les préjugés et les illusions de leur classe d’origine. Coincés entre la bourgeoisie et le prolétariat, ils se croient au-dessus des classes. Dès lors, ils sont convaincus de représenter les intérêts de l’ensemble du peuple contre une oligarchie corrompue qu’il s’agit de renverser, plus ou moins pacifiquement – le degré de violence n’a aucune importance ici – pour que le libre-jeu démocratique puisse de nouveau opérer.

Karl Marx a écrit des pages magistrales sur le rôle, également néfaste et don-quichottesque, de la petite-bourgeoisie dans les mouvements populaires, à l’occasion de son ouvrage sur Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, et même si ce texte a près de 175 ans, il a pour nous, dogmatiques invétérés, la même importance que s’il avait été écrit aujourd’hui. Ainsi, critiquant les Montagnards de 1848, ces « socialistes » romantiques qui prétendaient représenter les intérêts du peuple tout entier et qui échouèrent piteusement dans leur lutte contre le prince-président Louis Napoléon, Marx écrit : « Aucun parti ne s’exagère davantage les moyens dont il dispose que le parti démocrate. Aucun ne s’illusionne plus légèrement sur la situation. [...] le démocrate, parce qu’il représente la petite bourgeoisie, par conséquent une classe intermédiaire, au sein de laquelle s’émoussent les intérêts des deux classes opposées, s’imagine être au-dessus des antagonismes de classe. Les démocrates reconnaissent qu’ils ont devant eux une classe privilégiée, mais eux, avec tout le reste de la nation, ils constituent le peuple. Ce qu’ils représentent, c’est le droit du peuple ; ce qui les intéresse, c’est l’intérêt du peuple. Ils n’ont donc pas besoin, avant d’engager une lutte, d’examiner les intérêts et les positions des différentes classes. Ils n’ont pas besoin de peser trop minutieusement leurs propres moyens. Ils n’ont qu’à donner le signal pour que le peuple fonce avec toutes ses ressources inépuisables sur ses oppresseurs. Mais si, dans la pratique, leurs intérêts apparaissent sans intérêt, et si leur puissance se révèle comme impuissance, la faute en est ou aux sophistes criminels qui divisent le peuple indivisible en plusieurs camps ennemis, ou à l’armée qui est trop abrutie ou trop aveuglée pour considérer les buts de la démocratie comme son propre bien, ou encore, c’est qu’un détail d’exécution a tout fait échouer, ou, enfin, c’est qu’un hasard imprévu a fait comprendre cette fois la partie. En tous cas, le démocrate sort de la défaite la plus honteuse tout aussi pur qu’il était innocent lorsqu’il est entré dans la lutte, avec la conviction nouvelle qu’il doit vaincre, non pas parce que lui et son parti devront abandonner leur ancien point de vue, mais parce que, au contraire, les conditions devront mûrir. » (10)

Le petit-bourgeois apparaît donc comme un éternel dupe, se trompant lui-même par ses illusions mais, plus grave encore, emportant dans sa chute le prolétariat. C’est ainsi que ses revendications d’un bon gouvernement dépendent en dernière instance non pas de sa propre force mais bien de la plus ou moins bonne volonté du seul acteur à détenir la clé de la situation dans ces pays périphériques aux fondations mal établies, l’armée.

 

LE ROLE CENTRAL DE L’ARMEE DANS LES PAYS PERIPHERIQUES 

 

On constate en effet que dans la plupart des pays confrontés aux « révoltes de la Génération Z », c’est l’intervention de l’armée qui a conclu les mouvements de lutte. C’est le cas au Bangladesh ou au Népal où l’armée, constatant la faible base sur laquelle le pouvoir en place était installé, a pris les devants en choisissant elle-même la composition du nouveau gouvernement avant de s’effacer, officiellement, devant le pouvoir civil. En réalité, derrière la façade d’un gouvernement civil de technocrates sans véritable légitimité, c’est l’armée qui exerce le pouvoir réel. Cette dynamique est encore plus visible à Madagascar où c’est le soutien d’une partie de l’armée au mouvement et la mutinerie du CAPSAT qui ont causé le départ de Rajoelina et la mise en place d’un gouvernement militaire de transition.

Ce rôle politique fondamental de l’armée distingue les pays de la périphérie des riches pays impérialistes où la tradition d’opium démocratique a pu s’édifier sur une expérience de plusieurs siècles. Au contraire, dans les pays périphériques, qui ont pour la plupart obtenu leur indépendance formelle à la suite de la Seconde Guerre mondiale, c’est presque immédiatement l’armée qui s’est emparée du pouvoir afin de mettre un terme aux luttes fratricides entre clans bourgeois et incarner l’intérêt général … bourgeois, cela va sans dire. Elle seule avait la force suffisante pour discipliner les différentes factions bourgeoises en même temps que les masses petite-bourgeoises et prolétariennes qui, dans certains cas, avaient mené une lutte insurrectionnelle pour renverser la domination coloniale. Dans ces pays où les traditions démocratiques ne sont pas enracinées, où les coups d’État et les élections grossièrement truquées sont légion, délégitimant le mythe démocratique, seule la force organisée, c’est-à-dire l’armée, est en mesure de garantir la stabilité du pays et maintenir l’ordre bourgeois. Comme expliquait pour une fois avec justesse Ferdinand Lassalle dans « Qu’est-ce qu’une Constitution ? » : « L’armée […] est organisée, rassemblée à tout moment, parfaitement disciplinée et prête à intervenir à chaque instant ; par contre, la force qui se trouve dans la nation, même si elle est infiniment plus grande, n’est pas organisée, la volonté de la nation et notamment le degré de résolution que cette volonté a atteint n’est pas toujours facilement appréciable par ses membres ; personne ne sait exactement combien il trouverait de compagnons. En outre, il manque à la nation ces instruments d’une force organisée, ces fondements si importants d’une Constitution dont nous avons déjà parlé : les canons. » (11)

Cette leçon, limpide pour un marxiste, ne pourra jamais être comprise par un petit-bourgeois. C’est cela qui le condamne éternellement à l’impuissance, et le prolétariat avec lui tant qu’il ne trouvera pas la force de renouer avec sa trajectoire historique et de se donner de véritables objectifs. Avant d’arriver à son émancipation, le prolétariat devra suivre un long chemin pour redécouvrir ses traditions, ses formes d’organisation, en bref son parti de classe internationaliste et international qui, une fois reconstitué, sera en mesure de le guider pour la victoire finale sur la bourgeoisie. Les luttes actuelles de la dite « Génération Z »  sont des expressions d’une colère sociale ; elles sont cependant encore à des lieues d’une véritable lutte révolutionnaire. Si elles sont un symptôme de la future reprise de la lutte prolétarienne de classe, elles ne pourraient réellement contribuer à cette dernière que si le prolétariat, profitant de l’affaiblissement de l’ordre bourgeois, y trouvait la force d’entrer en lutte pour ses propres intérêts immédiats.

 Ce serait alors un pas important vers sa réorganisation classiste, rapprochant l’heure de la véritable révolution que Bordiga, contre l’opportunisme qui découvrait dans le mouvement étudiant un nouveau sujet révolutionnaire, définissait comme «plurinationale, monopartitique et monoclassiste, c’est-à-dire surtout sans la pire pourriture interclassiste : celle de la jeunesse soi-disant étudiante » (12).

 


 

(1) Voir par exemple l’Internationale Communiste Révolutionnaire (sic) dont le journal britannique, The Communist, affichait en une « Join the Gen Z Revolution » (« Rejoignez la révolution de la Gen Z ») et affirmait « Du Bangladesh à la Grande-Bretagne, la génération Z tourne le dos au capitalisme et embrasse la révolution (sic) et le communisme (resic) ». https://communist.red/wp-content/uploads/2025/09/Digital-The-Communist-Issue-35.pdf ; https://communist.red/generation-revolution-fight-for-your-future-join-the-communists/

(2) « Asia’s Gen Z rises up against entrenched political elites », Le Monde, 29 septembre 2025 : https://www.lemonde.fr/ en/international/ article/ 2025/09/29/asia-s-gen-z-rises-up-against-entrenched-political-elites_6745909_4.html

(3) La Ligue Awami est l’organisation qui a mené historiquement la « lutte » pour l’indépendance du Bangladesh vis-à-vis du Pakistan dirigé par la Ligue musulmane. Continuellement au pouvoir entre 2009 et 2024, sous la direction de Sheikh Hasina, la fille du fondateur du Bangladesh, Sheikh Mujibur Rahman, le parti se distingue par son haut degré de corruption et sa répression féroce de toute contestation.

(4) Voir notre prise de position « Explosion sociale à Madagascar » du 7 octobre 2025.

(5) Voir notre prise de position « Révoltes au Maroc. Le mécontentement populaire se heurte à la répression du régime de Mohammed VI » du 2 octobre 2025.

(6) Léon Trotski, « Les tâches des communistes en Espagne. Lettre à Contra la Corriente »,  25 mai 1930, disponible en ligne sur marxists.org : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1930/05/300525b.htm. Les passages soulignés le sont par nous.

(7) « A Madagascar, la Gen Z refuse de se voir confisquer sa victoire », Le Monde, 16 octobre 2025.

(8) « Révoltes au Maroc », art. cité.

(9) En 2022, le Bangladesh fut confronté à une série d’inondations qui impactèrent la vie de millions de personnes, provoquèrent des dizaines de blessés et des centaines de milliers de déplacés.

(10) Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1851, disponible en ligne sur marxists.org :  https://www.marxists.org/ francais/ marx/works/ 1851/12/brum.htm. C’est Marx qui souligne.

(11) Ferdinand Lassalle, Qu’est-ce qu’une Constitution ?, 1862, disponible en ligne sur marxists.org: https://www.marxists.org/ francais/ general/lassalle /constitution.htm. Souligné dans le texte. Ancien membre de la Ligue des Communistes, Lassalle fut le pionnier de l’organisation du prolétariat en Allemagne dans les années 1860 ; mais il incarna également toute une série de déviations contre lesquelles les marxistes durent mener une lutte longue et difficile.

(12) Amadeo Bordiga, Lettre à Umberto Terracini, 4 mars 1969, disponible en ligne sur marxists.org: https://www.marxists.org /francais/ bordiga/ works/ 1969/03/Terracini.htm.

 

28 octobre 2025

 

 

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