A propos de Cronstadt

Violence, terreur, dictature, armes indispensables du pouvoir prolétarien (1)

(«le prolétaire»; N° 458; Juillet-Août-Septembre 2001)

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Il y a 80 ans le pouvoir bolchevik en Russie devait faire face à l’insurrection des soldats et marins de Cronstadt, ville forteresse et port d’attache de la flotte de la Baltique, qui commandait militairement l’accès à Petrograd. Au bout d’une semaine de tentatives de règlement pacifique du conflit, il ne restait d’autre alternative aux bolcheviks qu’une périlleuse attaque militaire avant que la fonte des glaces rende l’île imprenable et permette la venue de navires de guerre impérialistes au secours des insurgés: la menace était mortelle et c’est en toute conscience que les dirigeants du parti, y compris ceux de la dite «opposition ouvrière», décidèrent de l’emploi de la force militaire si des négociations ne pouvaient aboutir à la fin de l’insurrection.

Par la suite cette répression de Cronstadt fut dénoncée par les démocrates et les anarchistes non seulement comme la manifestation de la tyrannie sanglante du pouvoir bolchevik et la preuve que le stalinisme, avec son cortège de massacres et de répressions bestiales, était le continuateur du bolchevisme, mais aussi la démonstration que le caractère «autoritaire» et «anti-démocratique» du marxisme débouche inévitablement sur une dictature contre la classe ouvrière et le «peuple» en général. Cette thèse éculée reste un argument courant des anarchistes contre les marxistes; elle est en outre répandue avec toute la puissance des organes de propagande bourgeoise (voir le fameux «Livre noir du communisme» diffusé à des centaines de milliers d’exemplaires de par le monde).

Le 80e anniversaire de ces événements nous a donné de nouvelles preuves que la position prise par les organisations politiques qui s’affirment révolutionnaires sur ces événements peut servir à juger de la réalité de leur fidélité aux positions marxistes. Les trotskystes de la LCR comme les «internationalistes» du CCI, en condamnant l’attitude des bolcheviks à Cronstadt avec les mêmes arguments démocratiques et libertaires, démontrent qu’ils ne comprennent pas, qu’ils s’opposent, à la nécessité vitale qu’a le pouvoir révolutionnaire d’utiliser les armes de la dictature, de la violence et de la terreur dans le combat à mort qu’il livre à la contre-révolution.

 

LES  «MAUVAIS CHOIX» SELON  LA  LCR: DICTATURE  ET  TERREUR ROUGE

 

Sur les pages de «Rouge», Léonce Aguirre, un dirigeant de la LCR remet ainsi en cause la position des bolcheviks, selon laquelle la répression de Cronstadt fut une «tragique nécessité» (Trotsky). «Il est arrivé parfois, écrit-il, que nous nous risquions à dire que ce fut une erreur, ce que par ailleurs Trotsky ne reconnaîtra jamais. C’est mieux. Mais c’est encore insuffisant. Car s’agissait-il d’une erreur isolée, ou au contraire d’une erreur, parmi beaucoup d’autres, conséquence tragique de la politique mise en œuvre par les bolcheviks depuis 1919 au moins?» (1). Pour L.A., la réponse ne fait pas de doute: ce sont «les choix faits après la Révolution», à savoir «la dislocation du pouvoir des soviets et son remplacement par le pouvoir dictatorial du parti» qui sont en cause. Ce choix s’expliquerait par la «méfiance» des bolcheviks envers les soviets, méfiance existant déjà après février 1917 (c’est-à-dire quand ces soviets, majoritairement acquis aux partis soutenaient le Gouvernement provisoire bourgeois!), et devenue ensuite manifeste à partir du milieu de l’année 1918.

En outre «La création, le 7 décembre 1917, de la Tcheka, censée protéger la révolution de 1917 contre les blancs va engendrer un corps répressif de plus en plus autonome qui s’en prendra non seulement aux nostalgiques du tsarisme mais aussi à tous les courants du mouvement ouvrier opposés à la politique des bolcheviks, même si cette opposition ne s’exprime que sur le plan idéologique. Il y aura des dizaines de milliers d’arrestations arbitraires, des milliers d’exécutions sommaires qui ne peuvent être en aucun cas justifiées par les contraintes de la guerre civile»! Pourtant: «D’autres choix étaient possibles. Celui de favoriser de manière optimale, malgré les difficultés extrêmes de la situation, tout ce qui allait dans le sens du développement des structures d’auto-organisation, de la prise des décisions par le plus grand nombre, de l’extension de la démocratie ouvrière et du pluralisme, d’une alliance avec la paysannerie qui ne se fasse pas sous la contrainte des baïonnettes». Quel tragique malheur que Lénine et Trotsky n’aient pas lu Rouge! Leur pénétrant disciple, lui, a tiré les conclusions qui s’imposent: «il est indispensable de tirer toutes les leçons de ce qui s’est passé dans les années qui ont suivi la prise du pouvoir, et de rompre avec une vision du monde qui a conduit à présenter Cronstadt comme une “tragique nécessité” ou l’armée de Makhno comme une bande de brigands antisémites. Il nous faut faire le deuil d’une telle lecture religieuse de l’histoire, qui esquive les responsabilités, par les choix qu’ils ont faits, du parti bolchevique et de ses principaux dirigeants dans la dégénérescence de la Révolution russe».

La vision du monde avec laquelle notre trotskyste appelle à rompre n’est autre que la vision marxiste de la lutte des classes et de la dictature du prolétariat (concept bien entendu soigneusement passé sous silence dans son article); les choix qu’il condamne en les tenant responsables de la dégénérescence de la révolution, ce sont les «choix» d’une action du parti rigoureusement en ligne avec cette conception marxiste; ce qu’il préconise, c’est le compte de fée d’une révolution démocratique, pluraliste, non-violente où tous les «courants du mouvement ouvrier» - les révolutionnaires comme les contre-révolutionnaires - auraient pu discuter tranquillement de leurs différences «idéologiques». Une telle révolution n’a jamais existé et n’existera jamais; on songe à la fameuse apostrophe d’Engels à destination des anarchistes anti-autoritaires: «Ils demandent que le premier acte de la révolution sociale soit l’abolition de l’autorité. Ont-ils jamais vu une révolution, ces Messieurs? Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit; c’est l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s’il en est;  et le parti victorieux, s’il ne veut pas avoir combattu en vain, doit maintenir cette domination par la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires» (2).

Lénine, de son côté, écrivait: «La dictature du prolétariat, c’est la guerre la plus héroïque et la plus implacable de la classe nouvelle contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie dont la résistance est décuplée du fait de son renversement (ne fut-ce que dans un seul pays) et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l’habitude, dans la force de la petite production, car malheureusement il reste encore au monde une très grande quantité de petite production; or la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie, constamment, chaque jour, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions. Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable, et vaincre la bourgeoisie est impossible sans une guerre prolongée, opiniâtre, acharnée, sans une guerre à mort qui exige la maîtrise de soi, la discipline, la fermeté, une volonté une et inflexible» (3).

Contre le grand théoricien de la social-démocratie, Kautsky, qui reprochait aux bolcheviks leurs méthodes terroristes, leur mépris de la démocratie et du pluralisme, Trotsky répliquait: «La  classe ouvrière, qui s’est emparée du pouvoir en combattant, avait pour tâche et pour devoir de l’affermir inébranlablement, d’assurer définitivement sa domination, de couper toute envie de coup d’Etat chez ses ennemis et de donner, par cela même, la possibilité de réaliser les grandes réformes socialistes. Ou alors il ne fallait pas prendre le pouvoir. La révolution n’implique pas “logiquement” le terrorisme, de même qu’elle n’implique pas “logiquement” l’insurrection armée. Quelle grandiloquente banalité! Mais la révolution exige en revanche de la classe révolutionnaire qu’elle mette tous les moyens en œuvre pour atteindre ses fins; par l’insurrection armée, s’il le faut; par le terrorisme si c’est nécessaire. La classe révolutionnaire, qui a conquis le pouvoir les armes à la main, doit briser et brisera les armes à la main toutes les tentatives qu’on fera pour le lui arracher. Partout où elle se trouvera en présence d’une armée ennemie, elle lui opposera sa propre armée. Partout où elle se trouvera confrontée à un complot armé, un attentat, une rébellion, elle infligera à ses ennemis un châtiment impitoyable».

«L’intimidation est un puissant moyen d’action politique, tant dans la sphère internationale qu’à l’intérieur. La guerre, de même que la révolution, repose sur l’intimidation. Une guerre victorieuse n’extermine en général qu’une petite partie de l’armée vaincue, mais démoralise ceux qui restent et brise leur volonté. La révolution agit de même: elle tue quelques individus, elle en effraie mille. Dans ce sens la terreur rouge ne se distingue pas en principe de l’insurrection armée, dont elle n’est que la continuation. Ne peut condamner “moralement” la terreur d’Etat de la classe révolutionnaire que celui qui rejette par principe (en paroles) toute violence, quelle qu’elle soit - et donc toute guerre et tout soulèvement. Mais il faut n’être pour cela qu’un quaker hypocrite.

“Mais alors en quoi votre tactique se différencie-t-elle de celle du tsarisme?”, nous demandent les pontifes du libéralisme et du kautskysme. (...) La terreur du tsarisme était dirigée contre la prolétariat. La gendarmerie tsariste étranglait les travailleurs qui militaient pour le régime socialiste. Nos Commissions Extraordinaires [Tchekas - NdlR]  fusillent les propriétaires fonciers, les capitalistes, les généraux qui s’efforcent de rétablir l’ordre capitaliste. Vous saisissez cette... nuance? Oui? Pour nous, communistes, elle est tout à fait suffisante» ( 4).

Et, plus loin:

«Le rôle exceptionnel que joue le parti communiste lorsque la révolution prolétarienne a remporté la victoire, est tout à fait compréhensible. Il s’agit de la dictature d’une classe. A l’intérieur de cette classe on trouve des couches diverses, des états d’esprit dissemblables, des niveaux de développement différents. Or la dictature présuppose unité de volonté, unité de direction, unité d’action. Par quelle autre voie pourrait-elle se réaliser? La domination révolutionnaire du prolétariat suppose dans le prolétariat même la domination d’un parti pourvu d’un programme d’action bien défini, et fort d’une discipline interne indiscutée. (...)

On nous a reproché plus d’une fois d’avoir substitué à la dictature des soviets celle du parti. Et cependant on peut affirmer, sans risque de se tromper, que la dictature des soviets n’a été possible que grâce à la dictature du parti: grâce à la clarté de sa vision théorique, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer, d’informes parlements ouvriers qu’ils étaient, en un appareil de domination du travail. Dans cette “substitution” du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n’y a rien de fortuit et même, au fond, il n’y a aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu’à l’époque où l’histoire met à l’ordre du jour ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants reconnus de la classe ouvrière dans sa totalité» (5).

Ce qui gêne le dirigeant trotskyste dans l’analyse de Trotsky, c’est on le voit, le rappel que la lutte de classe, dirigée par le parti, doit déboucher sur l’insurrection armée, l’instauration de la dictature prolétarienne et de la terreur rouge contre les adversaires du nouveau pouvoir. Rejeter ouvertement et publiquement cette analyse, affirmer avoir fait définitivement le «choix» du pluralisme, du pacifisme, de la démocratie, ce n’est pas choisir une autre méthode révolutionnaire, douce et sans douleurs, car cette méthode n’existe pas - et L.A. ne se soucie d’ailleurs pas de prétendre le contraire; c’est tout simplement affirmer avoir définitivement choisi de renoncer à la lutte révolutionnaire et prendre place parmi la cohorte innombrable des réformateurs sociaux dont la fonction est de protéger l’ordre bourgeois en détournant les prolétaires de la lutte révolutionnaire. Ce «choix» - qui est en réalité la conséquence inévitable de son manoeuvrisme congénital et de ses fausses orientations politiques - le courant trotskyste dans son ensemble l’a fait depuis bien longtemps; mais alors qu’il y a 25 ou 30 ans, dans une période de relative effervescence sociale, la phrase révolutionnaire, ronflante mais creuse, était indispensable pour attirer les éléments combatifs déçus par les grandes organisations réformistes, elle est aujourd’hui un repoussoir pour les petits bourgeois insatisfaits, fondamentalement conservateurs même quand ils se disent «antimondialistes», qui ne rêvent que d’accéder à la mangeoire capitaliste. A destination de ces milieux qui constituent plus particulièrement le vivier et la clientèle de la LCR, il faut une démagogie démocratique et non plus marxiste (6).

 

LE  CCI: QUE  LA  RÉVOLUTION  AURAIT ÉTÉ  BELLE  SI  ELLE  S’ÉTAIT LAISSÉE  ÉCRASER!

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De son côté le CCI a publié sur «Révolution Internationale» deux articles traitant de ce thème: «La répression de Kronstadt en mars 1921, une erreur tragique du mouvement ouvrier» et «Contre les thèses anarchistes, les leçons tirées par la Gauche communiste» et deux autres dans sa «Revue Internationale»: «Comprendre la défaite de la révolution russe, 2. 1921: le prolétariat et l’Etat de transition» et «Comprendre Kronstadt» (7).

Même s’il prétend combattre les positions anarchistes, le CCI démontre une nouvelle fois qu’il est cent fois plus proche des conceptions libertaires que de la conception marxiste: c’est pourquoi sa critique des thèses anarchistes ne peut être que superficielle. D’ailleurs «Révolution Internationale» affirme d’emblée que: «Il ne fait aucun doute que de nombreux anarchistes avaient raison dans leurs critiques envers la Tchéka (la police politique du parti) et l’écrasement de Kronstadt».

Après avoir ainsi donné raison sur l’essentiel de le question à de «nombreux anarchistes» - en laissant cavalièrement de côté ceux qui, comme les anarchistes italiens refusèrent de prendre fait et cause pour les insurgés: peut-être étaient-ils trop contaminés par le marxisme? (8) - «R.I.» leur reproche de n’offrir «aucun cadre pour comprendre la signification historique de tels événements»; en effet l’anarchiste Voline écrit dans son livre «La révolution inconnue»: « (...) Cronstadt est un phare lumineux qui éclaire la bonne route. (...) Une fois l’entière liberté de discussion, d’organisation et d’action définitivement acquise par les masses laborieuses elles-mêmes, une fois le vrai chemin de l’activité populaire indépendante entrepris, le reste viendra s’enchaîner obligatoirement, automatiquement» (9).

Après avoir cité ce passage bien typique des conceptions interclassistes, démocratiques et spontanéistes des anarchistes, tout ce que «R.I.» trouve à lui reprocher, c’est que «même si la révolte s’était étendue à toute la Russie, même si Kronstadt avait gagné», le problème crucial de l’isolement international n’aurait pas été résolu. Il y a là, ajoute doctement le journal, une «sous-estimation des difficultés et de la nécessité de l’extension rapide du processus révolutionnaire» qui est «un véritable poison pour la conscience du prolétariat qui lui masque le premier des enseignements de Kronstadt, à savoir que toute révolution qui reste isolée dans un seul pays est irrémédiablement vouée à l’échec». Le problème de l’extension de la révolution est sans aucun doute crucial. Mais «R.I.» se garde bien de répondre à la question de savoir quelle était la meilleure alternative non seulement pour le prolétariat et la révolution russes, mais même pour la révolution internationale: l’extension et la victoire de la révolte ou la victoire du pouvoir bolchevique? Dans la lutte armée qui opposa les insurgés de Cronstadt et les volontaires de Toukhatchevsky, de quel côté se place le CCI?

La thèse centrale de Voline, résumée quelques lignes au-dessus du texte cité, est que Cronstadt était le premier pas vers la troisième révolution, vers la véritable révolution sociale, alors que les bolcheviks, marxistes autoritaires indécrottables, étaient des oppresseurs embourbés «dans une action anti-révolutionnaire et antisociale». Si on veut combattre les positions anarchistes, c’est cette thèse-là qu’il faut discuter et réfuter, en raison surtout de toute la propagande bourgeoise anticommuniste qui s’appuie sur les atrocités staliniennes pour disqualifier les bolcheviks, le marxisme, la révolution. Or, de cette thèse centrale, l’article censé démolir les thèses anarchistes, ne dit rien. Nous allons voir que ce n’est pas le fait du hasard si le CCI n’arrive pas à faire la critique de l’anarchisme et s’il ne répond pas ouvertement aux questions ci-dessus.

 

LES FAUSSES LEÇONS DU CCI

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Selon le CCI les véritables leçons de Cronstadt ont été tirées par la «Gauche communiste» et il accuse même «le courant bordiguiste» de passer «par dessus la tradition à laquelle il prétend appartenir». Pour preuve, tout en reconnaissant avec regret que ces militants n’aient «pas encore (sic!) rejeté la formule de “dictature du parti”», il produit un passage d’un article d’ «Octobre» n°2 de 1938 où il est écrit:

«Des circonstances se produisent où un secteur prolétarien - et nous concédons même qu’il ait été la proie inconsciente de manœuvres ennemies - passe à la lutte contre l’Etat prolétarien. Comment faire face à cette situation? En partant de la question principielle que ce n’est pas par la force et la violence qu’on impose le socialisme au prolétariat. Il valait mieux perdre Cronstadt que de le garder au point de vue géographique alors que substantiellement cette victoire ne pouvait avoir qu’un seul résultat: celui d’altérer les bases mêmes, la substance de l’action menée par le prolétariat» (10).

Nous nions absolument que cette position fasse partie de notre «tradition»: elle fait partie des positions erronées, en rupture avec les authentiques positions marxistes de la Gauche communiste, qui sous la pression des difficultés d’une situation extrêmement défavorable, se sont peu à peu fait jour au sein de la «Fraction»; le CCI s’est jeté sur les faiblesses et les reculs des militants de notre courant dans l’émigration et il les présente comme des avancées et des acquis. Les insurgés de Cronstadt réclamaient sur le plan politique «les soviets sans les bolcheviks», c’est-à-dire le renversement du gouvernement bolchevik et le retour des partis qui dominaient avant la révolution dans les soviets (et qui avaient combattu la révolution). Milioukov, le chef de la contre-révolution bourgeoise, déclara soutenir cette insurrection et ce mot d’ordre: les bourgeois sérieux comprenaient parfaitement que ce qui était vraiment en jeu à Cronstadt au-delà des illusions et des discours, c’était le sort même de la révolution d’Octobre (11). La perte de l’île forteresse aurait signifié la perte de Petrograd et un menace mortelle sur Moscou et ce qui serait resté de la Russie révolutionnaire. Bien autre chose qu’une perte purement géographique d’une portion de territoire! Dans ces conditions affirmer que le respect des principes est plus important que la perte de Cronstadt, que la perte de la révolution, revient à reconnaître que ces principes ne sont pas révolutionnaires.

Ces principes, tels que le CCI - et non la «Gauche communiste» - les a imaginés, sont les suivants: - Pas de rapport de violence au sein de la classe ouvrière. - La dictature du prolétariat n’est pas celle d’un parti. - La dictature du prolétariat n’est pas l’Etat.

Expression de l’incorrigible confusion théorique de leurs auteurs, ces «principes» sont le reflet de l’horreur libertaire envers les incontournables nécessités de la lutte de classe poussée jusqu’à sa phase extrême, jusqu’à la révolution et la guerre civile. Si par malheur ces principes et les organisations et partis qui les respectent étaient encore influents aux moments décisifs, cela ne pourrait conduire qu’à l’échec de la révolution ou à la chute du pouvoir prolétarien. Voyons un peu.

Les rapports de violence au sein de la classe ouvrière ne sont pas une invention des bolcheviks ou des «bordiguistes». De façon plus ou moins ouverte selon les situations ils existent, que les rédacteurs du CCI le veuillent ou non, en s’exerçant contre les prolétaires d’avant-garde tant que la classe bourgeoise reste la classe dominante, tant que le mode de production capitaliste qui place les prolétaires dans un rapport de soumission, n’est pas supprimé. La bourgeoisie combat les révolutionnaires en lançant contre eux ses esclaves salariés, en mobilisant des prolétaires politiquement inconscients, poussés par le besoin de se nourrir et de nourrir leur famille. Lors de la guerre civile, les blancs avaient organisé un détachement de volontaires ouvriers de l’Oural qui combattaient l’armée rouge.

Le prolétariat ne peut se constituer en classe et donc ensuite, après la révolution, en classe dominante - pour reprendre l’expression marxiste - qu’à l’issue d’une lutte politique tenace en son sein contre les influences bourgeoises portées par différentes institutions, organisations et partis prétendument «ouvriers», lutte qui ne peut pas ne pas comporter des épisodes d’affrontements et de violence. Il faut en avoir clairement conscience et en avertir les prolétaires d’avant-garde au lieu de les endormir par des jérémiades kautskystes contre la violence dans le prolétariat qui en détruirait l’unité, la solidarité, la cohésion et engendrerait la démoralisation, le désespoir. C’est au contraire la renonciation, par principe, à utiliser la violence y compris contre des prolétaires que la bourgeoisie utilise contre la révolution ou la lutte de classe - que ce soit pour briser une grève, pour faire échec à la lutte révolutionnaire ou pour ébranler le pouvoir prolétarien - qui désarme littéralement le prolétariat, le démoralise et le voue à la défaite.

Il est faux d’écrire que c’est l’utilisation de la violence et la répression de l’insurrection armée de Cronstadt qui «a constitué un affaiblissement du bastion prolétarien» et a hâté «la dégénérescence de la révolution». Cronstadt et les insurrections paysannes de cette période, ont montré aux bolcheviks que l’alliance avec la paysannerie qui avait permis la victoire de la révolution double (anti-féodale et anti-bourgeoise, paysanne et prolétarienne), était sur le point de se rompre. Pour ne pas succomber, il fallait reculer, abandonner le dit «communisme de guerre», faire des concessions à la paysannerie, rétablir la liberté de commerce, s’efforcer de contrôler le développement du capitalisme qui en était la conséquence - en attendant l’éclatement de la révolution socialiste dans les pays capitalistes développés d’Europe occidentale qui était la clé de tous les problèmes.

Ce qui posait des problèmes particulièrement difficiles, c’était que le pouvoir prolétarien, confiné à la seule Russie, était obligé de composer avec la majorité paysanne de la population dont les aspirations et les intérêts de classe étaient étrangers au socialisme. Tant qu’il s’était agi de renverser le tsarisme, de liquider les survivances féodales, d’empêcher le retour des grands propriétaires, l’alliance avec la paysannerie avait tenu bon, en dépit de toutes les inévitables et dramatiques oscillations des diverses couches au cours des épisodes de la guerre civile. Mais dès que la menace des blancs s’estompait, les paysans, qu’ils soient à la ferme ou sous l’uniforme, montraient leur impatience, qui se transformaient souvent en hostilité, envers les contraintes que faisaient peser sur eux les prolétaires des villes, leur parti et leur gouvernement. S’il ne voulait pas être submergé, le «bastion prolétarien», tout en faisant à l’extérieur tous ses efforts pour tenter d’accélérer la maturation de la révolution socialiste internationale, ne pouvait pas ne pas réprimer les insurrections à base paysanne et petite-bourgeoise. Mais les bolcheviks étaient parfaitement conscients que la solution ne pouvait être militaire, ne serait-ce que parce que les paysans étaient majoritaires dans l’Armée Rouge! Il ne leur était jamais venu à l’esprit d’imposer par la violence le socialisme aux dizaines de millions de moujiks qui ne pouvaient aller que vers le capitalisme: une telle absurde tentative n’aurait pu se conclure que par la révolte généralisée de la paysannerie et le renversement du pouvoir prolétarien.

Si la révolution socialiste avait vaincu dans l’Occident capitaliste, le transfert massif de moyens de production aurait pu permettre de brûler les étapes de l’évolution économique de la Russie arriérée, mais la transition au socialisme n’aurait pu malgré tout y être ni immédiate ni très rapide.

A fortiori l’absence ou le retard de cette révolution plaçait le pouvoir prolétarien dans une situation critique, en le condamnant à de périlleux compromis avec les classes paysannes et petites bourgeoises, en le laissant face à cet océan de la petite production qui créait à chaque instant le capitalisme, pour reprendre la formule frappante de Lénine. Voilà la cause objective véritable de l’affaiblissement du pouvoir prolétarien, de sa dégénérescence, de son involution jusqu’à sa disparition totale: l’obligation de gérer le développement capitaliste en espérant pouvoir l’orienter en direction de la grande production d’Etat afin d’en garder le contrôle.. En dépit des dangers de l’entreprise, Lénine était convaincu qu’il était possible de tenir vingt ans, temps suffisant pour que mûrissent les révolutions prolétariennes en Occident, pourvu que de bons rapports soient maintenus avec la paysannerie - sinon c’était un demi-siècle de souffrances sous la terreur blanche. On sait ce qu’il advint: le pouvoir prolétarien ne fut pas renversé par la rupture de l’alliance avec la paysannerie, mais de l’intérieur, par le développement du capitalisme qui s’émancipa de tous les contrôles, s’assujettit l’Etat, le parti, toutes les institutions soviétiques.

Incapables de comprendre la portée de ce drame historique, incapables de discerner les grandes forces économiques et sociales à l’œuvre, incapables de s’apercevoir de la situation particulière dans laquelle se trouvait la révolution russe, les trotskystes, les libertaires de tout poil, le CCI y compris, n’ont pu et ne peuvent proposer que des petites recettes impuissantes, à base de règlements constitutionnels et juridiques, de démocratie, qu’ils voudraient voir appliquer de manière générale, dans toutes les révolutions prolétariennes! Comme antidotes au risque de contre-révolution, ils prescrivent moins d’Etat, moins de parti, moins de violence, plus de démocratie, plus de démocratie ouvrière dans la société et dans le parti!

Selon le marxisme de telles recettes équivalent à une autolimitation de la force prolétarienne, à un affaiblissement du prolétariat et de son pouvoir au moment où la lutte entre les classes est la plus acharnée: autant dire qu’elles ne peuvent donc que faire le jeu de la contre-révolution, indépendamment des intentions de leurs auteurs.

 

(à suivre au N° 459)

 


 

(1) cf «80 ans après Cronstadt, le mythe de la “tragique nécessité”», Rouge n° 1916, 29/3/1. Cet article était publié dans une rubrique appelée «Controverses» et une réponse lui succéda quelques semaines plus tard, mais il n’est pas douteux qu’il exprime l’état d’esprit dominant dans la LCR.

(2) cf  Engels, «De l’autorité», 1875. Cet article ayant été publié en italien, nous l’avons traduit du recueil K. Marx, F. Engels, «Critica dell’anarchismo», Einaudi 1974. Il n’est peut-être pas sans intérêt de signaler que les Ed. de Moscou, devançant les préoccupations antiterroristes de «Rouge» ou du CCI, ont corrigé Engels en remplaçant dans leur traduction le terme «terreur», par «peur»... La vieille traduction du «mouvement Socialiste» (1913), reprise par les Ed. Spartacus dans «Marx-Engels. Textes sur l’organisation» (1972) est plus correcte.

(3) cf Lénine, «La Maladie infantile...», O.C., T. 31, p. 17.

(4) cf Trotsky, «Terrorisme et communisme», Ed. Prométhée, p. 67.

(5) Ibid., p. 119.

(6) C’est pourquoi le trotskyste qui lui répond sur un n° ultérieur («L’Actualité du bolchevisme», Rouge n°1921, 3/5/1) ne peut tirer que cette conclusion banale qui réduit les révolutionnaires et leur parti à un rôle d’éclaireur des consciences et de donneur de conseils: «Le bolchevisme consiste en la volonté d’armer politiquement les travailleurs pour leur permettre de prendre et d’exercer eux-mêmes le pouvoir». Serait-ce un sous-marin du CCI?

(7) cf «Révolution Internationale» n° 310 (mars 2001) et «Revue Internationale» n° 100 (1er trimestre 2000) et n° 104 (1er trimestre 2001) où se trouve une critique de l’article «Cronstadt: une tragique nécessité», paru sur «Programme Communiste» n° 88. Les citations que nous produisons sont tirées de ces 4 articles, sans que nous indiquions à chaque fois la provenance précise.

(8) voir «L’Umanita Nuova», l’organe des anarchistes italiens, du 23/3/21, cité dans «Bilan d’une révolution», Texte du P.C.Int. n° 9, p.97-98.

(9) cf Voline, «La révolution inconnue», Ed. Belfond 1972, Tome III, p. 30.

(10) «Octobre» était l’ «Organe du Bureau International des Fractions de la Gauche Communiste», comprenant la «Fraction belge» et la «Fraction italienne»; il avait succédé à «Bilan». Le CCI indique que cet article était l’œuvre de la Fraction italienne.

(11) L’historien américain Paul Avritch, sympathisant anarchiste et hostile aux bolcheviks, a publié dans son ouvrage sur Cronstadt des documents attestant l’activité secrète des Blancs, en particulier un «Mémorandum sur le problème de l’organisation d’une révolte à Cronstadt» du «Centre national» (coalition des contre-révolutionnaires bourgeois, organisée dans l’émigration) apparemment rédigé au début de 1921 à destination du gouvernement français. On peut y lire qu’ «il existe des conditions exceptionnellement favorables pour le succès d’une révolte à Cronstadt: 1) la présence d’un groupe extrêmement compact d’organisateurs énergiques de la révolte; 2) une tendance correspondante à la rébellion parmi les marins; 3) l’étroitesse de la zone d’opérations, délimitée par le périmètre restreint de Cronstadt, qui assurera le succès total de la révolte; 4) la possibilité de préparer la révolte en parfait secret, assurée par le fait que Cronstadt est isolée de la Russie et par l’homogénéité et la solidarité des marins». Mais les auteurs écrivent que si la révolte échouait à cause du manque d’appui militaire et moral, «nous aurions une situation où le pouvoir soviétique ne serait pas affaibli, mais renforcé et ses ennemis discrédités». Dans ces conditions «les organisations anti-bolcheviques russes devraient affirmer qu’elles n’apporteront aucune contribution au succès de la rébellion de Cronstadt si elles n’ont pas la pleine assurance que le gouvernement français a décidé d’accomplir les pas nécessaires à cet objectif» (suivent une série de demandes de financement, de promesse de fournir du ravitaillement aux insurgés et d’envoyer des navires de guerre). Puis ils ajoutent: «il ne faut pas oublier que même si le commandement français et les organisations russes anti-bolcheviques ne participaient pas à la préparation et à la direction de la révolte, celle-ci aura lieu tout de même à Cronstadt au prochain printemps, mais, après une courte période de succès, elle sera condamnée à la défaite. Et cela renforcera grandement le prestige du pouvoir soviétique et enlèvera à ses ennemis une rare occasion - qui probablement ne se répétera pas - de s’emparer de Cronstadt et d’infliger au bolchevisme un coup terrible dont il ne serait pas capable de se relever» cf P. Avritch, «Kronstadt 1921», Mondadori Editore 1971, p.223, 225-226. Avritch cite divers indices indiquant que le gouvernement français avait répondu positivement à ces demandes, que pendant l’insurrection il s’était maintenu en contact permanent avec le «Centre national», qu’il avait fait appareiller des navires de guerre, débloqué une importante somme d’argent, etc.; mais la révolte avait éclaté trop tôt, avant la fonte des glaces qui aurait pu permettre aux impérialistes français et aux Blancs de faire parvenir ces aides aux insurgés.

Ces agissements dans l’ombre des forces bourgeoises ne signifient pas qu’elles ont effectivement organisé la révolte et encore moins que les insurgés, mécontents de leurs conditions de vie, étaient conscients de ces manœuvres et du sens réel de leur mouvement; au contraire si les dirigeants (qui après la défaite rejoindront les Blancs) employaient un langage «révolutionnaire» et «soviétique», c’était bien évidemment parce que ce langage correspondait à l’état d’esprit de la masse des marins. Mais ces agissements démontrent que le sens de classe de l’insurrection et les enjeux de celle-ci étaient parfaitement clairs pour les bourgeois qu’ils ne le sont aujourd’hui pour le CCI et tous les libertaires...

 

 

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