Dialogue avec les Morts

( Le XXe Congrès du parti Communiste Russe )

( «Dialogue avec les Morts» a été publié dans notre journal de l'époque «Il programma comunista», numéros 5, 6, 7, 8, 9, 10, 13, de 1956. Il sera aussi publié au complet aux éditions «il programma comunista» en 1956, avec quelques  compléments: «Repli et déclin de la révolution bolchévique / L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?» )

 

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Sommaire

 

--Présentation de la réédition de «Dialogue avec les Morts»

--Dialogue avec les Morts:

--Viatique pour les lecteurs

--Première journée

--Deuxième journée

--Troisième journée: Matinée

--Troisième journée: Après-midi

--Troisième journée: Fin d’après-midi

--Troisième journée: Soirée

--Complément au Dialogue avec les Morts

a) Repli et déclin de la révolution bolchévique

b) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?

--«Dialogue avec Staline»: Sommaire - Synthèse

 

 

*       *       *

 

Deuxième journée

 

 

CULTE DE LA PAPERASSE

 

Nous aurons plus d'une fois à montrer comment les positions du mouvement rattaché à Moscou se réduisent à la négation totale des principes du communisme. Il suffit pour le moment de voir la grossière banalité de la révolution de papier avec laquelle ces gens s’imaginent pouvoir surmonter la secousse sismique actuelle, tout en maintenant sur pied leur boutique internationale (si cela arrive, ce sera à cause de facteurs bien  indentifiables et complètement différents).

Tout le “matériel Staline” a été éliminé du jour au lendemain, jusque des endroits les plus reculés; il est remplacé, ligne après ligne, par la littérature du XXème Congrès, plus incohérente encore, dans sa paternité plurielle, que les pitoyables textes «scientifiques» pondus par l’ogre Staline. C’est la plus grande mise au panier du siècle, disent les scribouillards, et même de l’histoire, ajouterons-nous: Rien qu’au prix du papier des millions et des millions de roubles; des milliards de frais d’impression dans toutes les langues, des rotatives qui tournent à un rythme digne de cette époque atomique, et stupide.

Même la scolastique médiévale qui brûlait les auteurs (parfois en soutane) en même temps que leurs oeuvres, n’était pas allée si loin; elle se contentait d’excommunier les lecteurs éventuels, de faire réciter à des millions de fidèles des prières pour demander pardon de l'hérésie et de reconsacrer les chaires profanées. Phase historique plus respectable que l'actuelle, elle avait la justification d’être parfaitement cohérente avec sa doctrine de l’action et de la connaissance humaines. Pour elle, c’était en effet la conscience qui guide les masses; et pour que cette conscience soit touchée par la foi, il suffisait que l’organisation choisie par l’Etre suprême pour la propager exprime fidèlement les préceptes et les vérités de la Grâce.

La pensée critique de la bourgeoisie moderne qui n'a pas abandonné le terrain en dépit de ses échecs à répétition, a réfuté l’Etre suprême, la Grâce et l’Infaillibilité; mais dans la conception qu’elle leur a substituée, l’action humaine apparaît toujours guidée de la même façon. Enthousiasmée par la machine à imprimer, l’instruction élémentaire, le livre à grand tirage et, malheureusement pour lui, par la marée des journaux, elle prit les hommes par la tête; elle exaltait l'instituteur faisant reculer les ténèbres contre l’éteignoir du curé. Il n’a pourtant pas tort celui qui pense que le citoyen moderne est en réalité pris non par la tête, mais par... son contraire dialectique, quoiqu'obscène.

Ce fut, de même, une grande faute de notre part, à nous socialistes du temps passé, d’avoir fait de notre mouvement une nouvelle espèce de «propagande de la foi». Nous n’avions pas compris que le militant marxiste n’est pas celui qui sait convaincre et enseigner, mais celui qui sait tirer les leçons des faits - de ces faits qui vont plus vite que le cerveau de l’homme et que, vacillant, celui-ci cherche depuis des millénaires à rattraper.

Dans son acception la plus mûrie, le déterminisme n'a rien à voir avec la passivité. Il montre seulement que l’homme agit avant d’avoir voulu agir et veut avant de savoir pourquoi il veut, son cerveau étant encore le moins sûr de ses organes. Le meilleur usage qu’un groupe d’hommes puisse faire de son cerveau est encore de prévoir le moment historique où  il sera catapulté dans le tourbillon de l’action et de la lutte (rien à voir, donc, avec la passivité!), la tête en avant, pour la première fois.

Quant à ces grands «savants» aux ressources inépuisables, aux manoeuvres et aux ruses «infaillibles» pour toutes les circonstances, cela fait des années que nous les voyons, superactivistes, procéder dans une marche obscène, la face imperturbable, mais le cul le premier!

Contre ces Messieurs, nous nous reportons constamment aux écrits jaunis, mais inégalables qui depuis un siècle sont nos guides: eux, ils donnent un digne échantillon de leur retour au marxisme en changeant du jour au lendemain, comme au coup de sifflet du contremaître, tout leur arsenal imprimé, tant en histoire qu’en économie, tant en politique qu’en philosophie, convaincus qu’ils changeront ainsi à leur gré la face du monde.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons appris à éviter le culte de la personnalité; c’est pourquoi nous continuerons à compulser l’oeuvre de Staline autant que nous le jugerons utile. Quant au florilège des couillonnades congressuelles qui aujourd'hui dépassent toute mesure, nous n’en donnons pas un sou de plus que cette dernière.

 

TOURNANTS  confessés

 

Dans la Première Journée de ce Dialogue nous avons passé en revue deux aspects des suppressions et des réécritures opérées lors de ce moderne Concile, non de Trente, mais de Moscou. Ce qui nous intéresse surtout, c'est ce faux credo: «la structure économique de la Russie actuelle est socialiste» qui jusqu'à présent n'a pas été abandonné; ainsi que cet autre de Staline tout aussi absurde: «dans l'économie socialiste règne la loi de l'échange entre équivalents» (improprement appelée loi de la valeur Pour ce dernier credo les choses restent aussi en l'état.

Nous nous arrêterons plus loin sur les points économiques qui ont été traités de façon plus détaillée dans le discours de Mikoyan. Nous avons jusqu'ici pris acte des changements de positions sur l’historiographie et le culte de la personnalité déjà contenus dans le rapport de Kroutchev et qui ont été largement développés dans d’autres discours.

Le premier de ces changements a consisté à reconnaître que toutes les accusations de trahison lancées contre les bolcheviks anti-staliniens qui furent exterminés au cours des immondes «purges», étaient de pures calomnies. Les assassinés n’en resteront pas moins assassinés et leur massacre reste comme la destruction de l'avant-garde ouvrière révolutionnaire: une telle erreur d’«historiographie» ne se répare pas par une réhabilitation (nous tenons d’ailleurs au plus haut point à être appelés «traîtres» et «bandits fascistes» par ces gens, tant une réhabilitation de leur part nous ferait horreur!). L'«erreur» apparaîtra dans toute sa lumière historique le jour où éclatera  est la destruction de l’avant-garde ouvrière. Cela apparaîtra clairement le jour où resplendira l’exactitude de la position marxiste de ce puissant mouvement (ce sont des dizaines de milliers de militants à toute épreuve que la contre-révolution, manifeste dès cette époque, a sélectionnés et exécutés dans tous les pays, comme l'enregistrera la véritable historiographique marxiste); c’est-à-dire le jour où il faudra déclarer que la trame économique de la société russe n’est pas socialiste. Cela n’a pas encore été confessé. Mais l’heure viendra.

Le second changement, que nous avons déjà analysé, réside dans la condamnation du culte de la personnalité. Cette condamnation s’est imposée comme une nécessité, mais elle n’a rien à voir avec le marxisme. En effet, si le XXème congrès liquide le culte de Staline, c’est en prétendant que la faute de ce culte revenait tout entière à celui-ci, et qu'un «collège» remplacera le Chef unique du parti et de l'Etat. Cette position est là aussi inconsistante et n'a rien à voir avec la solution correcte du rapport entre le parti et la classe; en effet s’il était vraiment possible à un homme d’imposer son pouvoir personnel et le mythe de sa personnalité à une collectivité entière, ce ne serait pas là l’erreur d’un mauvais marxiste, mais bien une preuve décisive contre le marxisme lui-même.

Plus que ces deux changements pourtant, ce sont les positions concernant les tâches des «partis communistes» (rares sont ceux qui ont abandonné ce nom, mais il vaut mieux dire «partis liés à Moscou») d’au-delà le rideau de fer qui ont frappé l’attention dans le discours de Kroutchev, diffusé le premier et avant que l’ampleur du tournant ne soit pleinement apparue.

Dans tous les pays, a-t-il déclaré, notre programme reste l’avènement de la société communiste; nous n’y avons pas renoncé (un tel aveu ne viendra que beaucoup plus tard!). Quant au processus historique qui conduit du capitalisme au communisme, nous ne pensons pas qu’il doive nécessairement passer par la guerre civile, la violence et la dictature prolétarienne, comme Lénine le soutenait en 1917 (Kroutchev a fait des réserves même sur ce dernier point). Nous admettons qu’il puisse exister des voies différentes, variables d’un pays à l’autre. Celle, par exemple, de la conquête de la majorité au Parlement, pour laquelle les partis Communistes ne devront pas s’appuyer seulement sur les salariés, mais s’allier avec les classes moyennes et obtenir le soutien du peuple et de tous les hommes de culture et de bonne volonté. Kroutchev n'a cependant pas exclu le recours à la guerre civile dans certaines situations, ou bien quand la voie pacifique est barrée par le capitalisme.

Cette crasse déclaration a été entièrement causée par la nécessité d’étayer les thèmes connus de la politique internationale russe: coexistence avec les pays capitalistes et possibilité d’éviter la guerre avec eux.

Il n'y a pas ici de tournant (en général) par rapport à la position de Staline, pas de changement retentissant comme dans les questions des trahisons et de la direction personnelle. Comme on venait, à propos de ces dernières, d’abjurer les erreurs commises et de proclamer le retour à l’orthodoxie marxiste et léniniste, il fallait aussitôt abaisser ce masque «inquiétant». C’est ce qui a été fait quand Kroutchev a affirmé en substance que Moscou entendait mener à l’étranger la même politique que les partis social-démocrates et petits-bourgeois de toujours.

Il est donc logique de relever la rencontre du nouvel opportunisme avec l’ancien et leur complicité dans la sauvegarde de l’ordre bourgeois. Des marxistes ne peuvent cependant pas se contenter de dire que la première et la seconde vague de l’opportunisme sont une seule et même chose, ni en déduire de façon hâtive que capitalisme d’Occident et capitalisme d’Orient sont indistinctement les mêmes. Les voies suivies historiquement par les deux opportunismes sont différentes, le second étant de beaucoup le pire; de même que sont différentes les voies par lesquelles le capitalisme s'est développé dans les deux camps et les voies par lesquelles la révolution les vaincra - différentes, mais dans aucun des deux cas pacifiques.

Est-elle si inédite, cette confession de Kroutchev? Revenons une fois de plus sur la question de la voie à suivre pour la prise du pouvoir et de l’exercice du pouvoir de classe; non, pour apporter du nouveau, mais pour répéter ce que nous avons toujours dit.

 

 FORCES EN COLLISION DANS LE MONDE DE 1956

 

L’histoire de la société humaine présente une succession de collisions et de conflits; ce n’est pas la trouble époque actuelle qui fait exception à cette règle, et le dernier Congrès n’a pu en esquiver l’examen.

Outre le problème de la lutte sociale et politique dans les pays d’au-delà le rideau de fer, outre celui de la «politique intérieure» des «pays capitalistes» se pose, de l’avis général, le problème de la politique russe. Nous savons que Kroutchev et consorts y répondent en affirmant qu’en Russie il n’existe ni classes, ni luttes de classes, et que la concorde autour du gouvernement socialiste y est parfaite. C’est là une assertion à laquelle on ne peut répondre qu’en examinant la structure économique et sociale de la Russie. Dans la vision difforme des renégats de Staline (convertis à tout ce que l’on voudra, hormis à Marx et Lénine!), il n’existerait plus aucun heurt, au sens d’Engels, entre Etat et Société, ni en Russie, ni dans les pays frères. Ce heurt n’existerait plus que dans les pays atlantiques, où la lutte de classes continue (il est vrai dans l’acception abâtardie qui en est donnée).

Les Etats du monde étant ainsi répartis en deux groupes, quels vont donc être leurs rapports réciproques? Ce problème se pose sous trois formes:

 

1. Rapports entre les Etats d’un groupe avec ceux de l’autre;

2. Rapports entre les Etats du groupe Est;

3. Rapports entre les Etats du groupe Ouest.

 

Nous voici donc à nouveau au coeur des questions que nous avons traitées dans le «Dialogue avec Staline». En économie: marché mondial unique, ou marché double? En politique: paix ou guerre? Les mêmes questions se posent pour les relations internes de chaque bloc.

Tout comme le XIXème, le XXème Congrès a affirmé la position de la coexistence, dans le sens de «pas de guerre» et de «chacun est maître chez soi». Mais à la différence de Staline, qui faisait là-dessus de fortes réserves, il accepte ouvertement l’émulation ou compétition économique sur un marché mondial unique. Nous avions rappelé comment un économiste bourgeois avait rigoureusement démontré que cela revient à admettre que les économies respectives des deux blocs ont la même nature, mercantile et capitaliste. Ce Congrès a-t-il été l’académie marxiste pour laquelle il voulait se faire passer, ou plutôt   n’a-t-il brisé l’idole de Staline que pour satisfaire aux exigences de la Chambre de Commerce du capitalisme mondial!

En ce qui concerne les relations internes du groupe Est, le Congrès a souligné l’impossibilité des conflits et les effusions envers les pays frères ont été très chaleureuses. Mais qui croira à ces chaleurs d’animaux à sang froid? Un des motifs de la liquidation posthume de Staline, n’a-t-il pas été qu’en Asie où, semble-t-il, on ne joue pas aussi impeccablement qu’en Europe le rôle de satellite, le bât blesse quelque peu?

Le troisième problème, celui des rapports entre Etats occidentaux, semble connaître lui aussi un certain changement. Mais, ô illustres congressistes, le ci-devant (vous puez à mille lieux le jacobinisme bourgeois!) astre de science Staline était sur ce point plus léniniste que vous! A ses yeux, la guerre entre les Etats impérialistes occidentaux restait inévitable. Le drapeau de la révolution sociale, réduit déjà alors à l’état de vain épouvantail, n’avait cependant encore été amené qu’à moitié!

Kroutchev nous a parlé beaucoup plus de conflits entre axes commerciaux qu’entre axes militaires; indubitablement, ce beau Monsieur a senti dans ses voiles le vent de la menace révolutionnaire en liaison avec le spectre de guerre, et il a encore abaissé la toile aux trois quart.

Lequel de ces navigateurs à la carrière incertaine restera-t-il pour serrer les voiles quand la Grande Tempête révolutionnaire recommencera à souffler sans merci? Continuez donc, pour le temps qui vous reste, à jouer avec votre cyclone «Marianne» parfumé par Coty, ô chefs de la Russie néo-bourgeoise!

Venons-en au problème classique du pouvoir dans les pays capitalistes. Si «nouvelles-nées» qu’elles soient, vos théories «créatrices» sont à prendre avec des pincettes: elles puent la pourriture.

 

D’ABORD LE BUT, ENSUITE LES MOYENS

 

La première réaction de la presse capitaliste a naturellement été de feindre la stupeur. Comment? Tant d’efforts en vue de la détente générale, et voilà que les premières paroles de Kroutchev sont pour affirmer que son parti poursuit toujours le but du socialisme et du communisme dans tous les pays! Alors, plus de guerre, ni froide, ni chaude, mais toujours la propagande pour la révolution dans des pays avec lesquels la Russie entretient pourtant des relations de correcte amitié? Comme ils feignent bien la sottise, des deux côtés! Et c’est là un jeu qui n’est pas près de finir!

Où es-tu Trotsky toi qui proclamais qu’avec la guerre polonaise (que pourtant avec tes capacités militaires, tu craignais prématurée) on devait porter la Révolution au coeur de l’Europe bourgeoise! La façon dont Kroutchev, lui, se proclame communiste est toute spéciale. Il a reproché aux bourgeois de l’étranger... de voir une contradiction entre la déclaration  de la coexistence pacifique et l'affirmation d'avoir un programme pour l'instauration du communisme partout. Selon lui, «les idéologues bourgeois confondent les questions de la lutte idéologique avec celles des rapports  entre les Etats»! Tandis qu’au contraire «la grande doctrine marxiste-léniniste» affirme que «l’instauration du régime social dans tel ou tel pays est une question intérieure n’intéressant que le peuple de ce pays».

Tout ce que Kroutchev admet est que les communistes ne sont pas les soutiens du capitalisme! Est-ce là ce que les plumitifs de la bourgeoisie ont pris pour le langage de Jupiter tonnant? Mais il s’est empressé d’ajouter qu’ils ne s’immiscent pas dans les affaires intérieures des pays à structure capitaliste. Au fait, dans quelles affaires t’immisçais-tu donc, Karl Marx en 1850? Ronflais-tu, par hasard, en attendant la fondation de l’Etat d’Israël, le seul sur lequel tu aurais eu le droit de pontifier? Par les cornes d'Adam, où diable ce Scythe de secrétaire a-t-il bien pu étudier «la grande doctrine»? Mais laissons ces perles...

Avec notre petite jugeote, nous comprenons son discours de la façon suivante: moi, secrétaire du Parti, je suis, en Russie, un communiste à la fois idéologique et constructeur (des deux côtés du rideau de fer, même style!); mais à l’étranger, je suis un communiste idéologique, et stop!

Puisque de la coexistence sont nés les échanges touristiques, le voyageur yankee en Russie dira, à la vue de la note d’hôtel, qui paraît, n’est-ce pas, toujours salée: Payer? Eh là! Chez vous, je suis bien un capitaliste; mais purement idéologique!

Contentons-nous donc du communisme idéologique, mais voyons ce qu'il a dans le ventre. De notre dialogue avec Staline, nous en savons déjà assez à propos de ce socialisme: il est fondé sur la loi de l’échange mercantile. Il ne nous reste donc plus qu’à attendre le communisme, quand il sera construit par ses «idéologues» selon la «grande doctrine»... de Fourier-Owen! Pour l’instant, l’idéologique secrétaire nous le définit de la façon suivante: «le communisme (...) sera un régime social (...) où chaque homme travaillera avec enthousiasme selon ses capacités, et recevra en échange de son travail selon ses besoins».

Mais ça, ce n’est rien d’autre que la «grande doctrine» du boutiquier et du charcutier du coin! L’échange du travail contre les objets de consommation subsiste; la société tient la comptabilité des recettes et des dépenses de chaque individu, et on n’ose même pas rêver de faire ce que, dans des secteurs restreints, la société actuelle elle-même réalise: recueillir du travail et distribuer des biens et services, sans plus perdre de temps à écrire l’équation mercantile, sans se demander si le bénéficiaire a fourni un travail équivalent.

Si le but de Kroutchev est idéologiquement aussi facile, alors peut-être les voies tortueuses qu’il préconise sont-elles valables pour y arriver!

 

LES MOYENS: LA VIOLENCE

 

La phrase suivante est juste: «nos ennemis aiment à nous présenter, nous léninistes, comme partisans de la violence, partout et dans tous les cas». En effet, la violence n’est pas un critère qui permet de distinguer le marxiste du non marxiste. On ne peut être «partisan de la violence» puisqu’elle n’est pas un but, mais un moyen, un passage. La société communiste ne connaîtra plus l’échange, et uniquement à cette condition, ne connaîtra finalement plus la violence. Parce que seulement alors ce sera une société sans classes.

Il n’en reste pas moins - et là est le problème! - qu’il existe des partisans de la non-violence qui font le raisonnement suivant: idéologiquement, je désire l’émancipation du prolétariat, mais si pour y parvenir il faut user de violence, j’y renonce. Quiconque parle ainsi n’est pas marxiste, car le marxisme repousse tout pacifisme «immédiat». C’est ainsi que Lénine, après Marx, a repoussé les adversaires de la guerre en général, partout et toujours; nous l'avons longuement expliqué dans la première partie de «Structure de la Russie».

Mais le marxisme condamne également la thèse très ancienne selon laquelle le recours à la guerre civile était justifié lorsqu’il s’agissait de libérer les citoyens du régime féodal et despotique, et qu’il le redevient chaque fois que la liberté personnelle et la démocratie sont menacées; mais que, par contre, la lutte politique doit être pacifique tant que la démocratie est respectée.

Il condamne tout autant la position selon laquelle depuis la Commune de Paris, ou au moins depuis la fondation de la Seconde Internationale, la transformation de la société bourgeoise en société socialiste se fera graduellement et sans recours à la violence, grâce aux mesures réalisées par le prolétariat à l’aide du suffrage universel qui portera son parti au pouvoir.

Il s’agit là de thèses non pas morales, philosophiques ou «idéologiques», mais strictement historiques. Lénine a clarifié les doutes longuement débattus sur les déclarations de Marx et Engels, sur la conception selon laquelle ils auraient cru possible, jusqu’en 1865, une victoire pacifique du prolétariat en Angleterre, Engels y croyant également pour l’Allemagne au moment de sa mort. En théorie, il est possible d'envisager qu'une bourgeoisie dans des circonstances défavorables, laisse le pouvoir à un parti de programme socialiste; mais le conflit ne manquerait pas d’éclater immédiatement après. Lénine a relevé que Marx (réponse donnée lors d’une conférence en Hollande) avait nié, même pour l’Angleterre, que la bourgeoisie puisse «démissionner» du pouvoir et que dans sa préface si discutée Engels suggérait seulement de laisser l’initiative du conflit au gouvernement dans l’Allemagne de 1890.

Ce que nous venons de dire pour l’usage de la violence vaut également pour l’insurrection et la guerre civile. Théoriquement, elles ne sont pas dans tous les cas pensables, ni souhaitables. Elles ont des limites historiques.

Lénine et tous les marxistes radicaux ont établi que cette limite, pour le cycle qui a succédé en Europe au cycle classique de 1848-71, coïncidait avec le début de la phase impérialiste, aux alentours de 1900; et ils ont démontré qu’elle était franchie dans tous les pays développés avec l’éclatement du premier conflit mondial.

Selon Kroutchev, ces prémisses historiques seraient aujourd’hui modifiées et il pourrait donc y avoir des cas où le prolétariat pourrait arriver au pouvoir sans violence et sans guerre civile.

Avant tout nous nions les faits qu'il évoque: les forces du socialisme et de la démocratie ont augmenté. C’est faux. Au moment où Lénine établissait la théorie historique, toute l’Europe était parlementaire et les partis socialistes comptaient, dans tous les pays, des partisans extrêmement nombreux. Ce n’est qu’ensuite que l’impérialisme économique a engendré les formes politiques totalitaires (cela, si, est conforme à Marx et à Lénine) qui, dans la dernière guerre, ont été battues militairement, mais non socialement, puisqu’elles sont les formes nécessaires du capitalisme à son plus haut stade de développement. Sans quoi, pourquoi Kroutchev parlerait-il, dans les mêmes pages, du danger qui menace la démocratie en Amérique, en Angleterre, en France, en Allemagne, etc... dont les gouvernements, hier alliés au sien, sont souvent dépeints comme des «bandits fascistes»? Ou n’était-ce peut-être que des phrases à la Staline?

Deux guerres féroces, succédant à la «période idyllique» de 1890-1910, ne comptent donc pour rien?

«Le camp des pays du socialisme compte plus de 900 millions d’hommes», affirme le secrétaire. Nous nions l’existence du socialisme (et de la démocratie, qui nous importe fort peu) comme une nouvelle forme dans ce camp. Qu’une nouveauté historique ait mis en branle les 900 millions d’hommes en question, seul un aveugle pourrait le nier. Mais comment? Par la violence et la guerre civile. Un seul de ces deux faits suffit déjà à exclure que le reste du monde puisse changer de régime social tout doucement et sans coups de canon,

Quant à «la force d’attraction» des «idées qui ont conquis les esprits», nous en faisons grâce... à la nouvelle philosophie «marxiste»!

Cependant, admettons pour un instant dans un but dialectique ce que nous venons de nier; admettons que dans un certain pays le capitalisme abandonne le pouvoir, par honte de ses vieilles fautes, par résignation chrétienne, par paralysie d’hydropique, par fair play, enfin par tout ce que notre secrétairissime voudra bien imaginer. Admettons qu’il démissionne en criant: Bon sang! Vous m’avez eu à l’émulation pacifique; vous m’avez battu à la régulière: je reconnais que vous êtes... plus capitalistes que moi!

 

LA PIERRE PHILOSOPHALE

 

Acceptons donc pour un instant l’hypothèse qu’une fois par hasard le prolétariat arrive à s’emparer du pouvoir politique sans violence, sans soulèvement, sans putsch, sans blanquisme, sans insurrection - enfin, sans effusion de sang. Kroutchev a raison: rien de tout cela ne constitue un élément discriminant. Mais il y en a un, dont le XXe Congrès n'a soufflé mot: l'unique, le grand, l'irremplaçable critère de la dictature du prolétariat!

De 1848 à 1917, et bien que durant ce temps le monde bourgeois ait connu un quart de siècle de croissance quasi pacifique, quelque chose, dans la doctrine de Marx et d’Engels, n’a pas varié. Faudrait-il croire que cela ait changé après? Changé précisément à l’époque où deux guerres mondiales ont incendié la planète entière? A l’époque de la plus grande victoire révolutionnaire de l’histoire, celle d’Octobre, plus fortement et plus longtemps armée que l’épique révolution de 1793, qui a fait résonner avec plus de fracas l'héroïque cri de la bourgeoise Carmagnole: vive le son, vive le son, vive le son du canon!? De la répression sanglante des Communes de Berlin, de Budapest, de Munich après la première guerre; de Varsovie, et de Berlin, encore, après la seconde? Du passage devant le peloton d’exécution des Communards russes: les Trotsky, les Zinoviev, les Kamenev, Boukharine, Radek; de dizaines d’autres maîtres éminents du marxisme, de centaines de vétérans du bolchevisme, de milliers de fils de la classe ouvrière, combattants de la glorieuse guerre civile de Russie? Changé, à l’époque où la dégénérescence de leur mouvement politique plaquait sur les visages des prolétaires européens le masque sanglant, mais bourgeois des partisans d’Italie, d’Allemagne, de France, d’Espagne, des Balkans, etc...? A l’époque des guerres civiles de Chine, où, pendant quarante ans, des armées épuisées, décimées, se talonnent tour à tour, du Sud à l’extrême Nord, et du Nord au Sud? Des cent épisodes de luttes coloniales, dans huit ou dix empires, où les sanglants exploits des Européens les plus démocrates font pâlir ceux des régimes réactionnaires, des hécatombes de noirs, par les Belges, au Congo, à la déportation de l’archevêque chypriote par les Anglais?

Tout ce qui s’est passé entre 1848 et 1917 a été de la littérature à l'eau de rose, en comparaison de la lutte de cannibales qui s’est déchaînée par le monde depuis que la dictature d’Octobre a lancé son défi mortel au monde du Capital!

Et voilà que dans ce Congrès où l’on a plusieurs fois admis qu’il existe des principes intouchables, immuables, on se permet d’attenter au principe des principes, sans lequel, nous, millions de révolutionnaires d’hier, d’aujourd’hui et de demain, cessons tous d’exister - et qu’on y attente sous le prétexte de nouvelles voies et de nouveaux détours, en se vantant de «découvertes» en chaîne qui «élargiraient», soi-disant, le marxisme!

Toute la nouveauté du Manifeste que les communistes lançaient contre un monde dans ce 1848 convulsé, repose sur la notion de passage au socialisme que le XXème Congrès a traitée en bon béotien qu’il était!

«Toutes ces mesures sociales (qui défont les noeuds de l’oppression bourgeoise) ont pour prémisse lorganisation du prolétariat en classe dominante - après son organisation en parti politique - et l’intervention DESPOTIQUE dans tous les rapports de la production bourgeoise».

Despotisme - ou force de persuasion, ô Messieurs les orateurs de Moscou?

Le Manifeste fait silence, dans la pages citée, sur l’insurrection armée. Il s’agit de quelque chose de plus que d’une révolte d’esclaves. Il s’agit de la révolte de forces de production impersonnelles, et l’expropriation des expropriateurs naît comme la résolution d’une équation scientifique. Ici, dans le Manifeste, on n’entend pas le son du canon: mais on y voit la Dictature poser sa main de fer sur l’ennemi, tout vaincu, prisonnier et rendu qu’il soit!

Dans l’épopée sur la défaite du prolétariat parisien en 1848 retentit le mot d’ordre: «destruction de la bourgeoisie! Dictature de la classe ouvrière!» La raison de ce mot d’ordre, c’est que, comme il est arrivé et arrivera cent fois encore, la classe moyenne insurgée contre la droite étouffe dans le sang, après avoir obtenu la victoire, l’avance sans méfiance, la naïve «compétition émulative» du prolétariat! C’est contre eux, contre ces agents du système bourgeois, condamnés par l’inertie historique à étrangler la révolution socialiste, qu'en 1848 comme en 1831 déjà, et plus tard, en 1871, avec le même héroïsme malheureux, se lève le cri: Dictature de la classe ouvrière! Que se taisent toutes les autres sections du «peuple»! Non seulement celle des patrons et des banquiers, mais aussi de ces ignobles épiciers des rues de Paris à la mentalité d’usuriers! Que se taise Jacques Bonhomme, le paysan français, avec son bas de laine gonflé d’or bourgeois.

Et plusieurs années après, à la fin des lois d’exception contre les socialistes allemands, Engels, que l’on disait adversaire de l’insurrection, s’écriait: «Vous demandez, ô philistins, ce qu’est la dictature? La Commune de Paris, voilà la dictature du prolétariat!»

Ainsi donc, même dans le cas où la bourgeoisie désarmée abdiquerait (et même si c’était entre les mains de Kroutchev!), la révolution prendra des otages, et le prolétariat dictateur en fera, dans les conditions données, le même usage qu’à Paris en 1871, où il en répondit magnifiquement devant l’histoire, dans les râles des Fédérés et dans l'apologie de Karl Marx à la face de leurs bourreaux.

 

L’ESSENTIEL CHEZ MARX - LENINE

 

Dans la seconde édition de son Etat et révolution écrit en 1918, Lénine insère des passages d’une lettre de Marx au camarade Weydemeyer qui, à ses yeux, «exprimaient ce qui distingue essentiellement et radicalement la doctrine de Marx de celle des penseurs bourgeois, l’essentiel de sa doctrine sur l’Etat».

Nous avons intentionnellement concédé à Kroutchev que l’essentiel, justement, ne résidait pas dans l’usage de la violence, dans la guerre civile, ou l’insurrection, c’est-à-dire qu’il pouvait se présenter des cas d’issue non sanglante de la lutte de classe.

Mais ce qu’il y a d’original, d’essentiel pour la «grande doctrine de Marx et de Lénine», ce n’est même pas la lutte de classes, mais la dictature et la destruction de l’Etat. On ne saurait le dire mieux que Lénine lui-même:

«Mehring publiait en 1907 dans la Neue Zeit quelques extraits de la lettre de Marx à Weydemeyer datée du 5 mars 1852. Cette lettre contient, entre autres choses, la remarquable observation suivante: “En ce qui me concerne, je n’ai le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société contemporaine, ni la lutte qu’elles se livrent entre elles. Des historiens bourgeois avaient exposé bien longtemps avant moi le développement historique de la lutte de classes, et quelques économistes bourgeois l’anatomie économique de celles-ci. (dans laquelle, notons-le au passage, certains petits groupes de 1956 veulent voir tout le communisme, ce qui est la répétition d’une erreur fort ancienne).

Ce que j’ai fait de nouveau, poursuit Marx, c’est d’avoir démontré:

1) que l’existence des classes ne concerne que certaines phases du développement de la production. (Thèse de la non-éternité des classes; il y a eu et il y aura des formes de société sans classe).

2) que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat.

3) que cette dictature elle-même n’est qu’une transition vers la suppression de toutes les classes, vers la société sans classe”».

Lénine fait de cette doctrine (qu’il qualifie, nous l’avons vu, d’essentielle, et de radicale) la pierre d’achoppement pour une compréhension et une reconnaissance effective du marxisme. Et il ajoute: celui qui ne pousse pas la reconnaissance de la lutte de classes jusqu’à la dictature du prolétariat n’est pas marxiste.

Il est d'une évidence cristalline que toutes les voies d'un prétendu passage au socialisme qui n'étendent pas le reconnaissance de la lutte de classe jusqu'à la dictature du prolétariat, caractérisent l'opportunisme contre lequel Lénine a livré une bataille théorique et matérielle durant toutes ces années; c’est là un principe fondamental valable pour toutes les époques et pour toutes les révolutions.

Cette découverte originale du marxisme n’est pas une «conquête créative» de l’expérience historique sur laquelle on aime tant jacasser. Marx l’a établie alors que l’histoire n’avait encore donné aucun exemple de dictature du prolétariat et à plus forte raison de suppression des classes. Lénine en a fait un principe indérogeable (après qu'Engels ait désigné la Commune comme le premier exemple historique de dictature du prolétariat) peu après que la première dictature stable ait remporté un triomphe éclatant, mais qu’elle s'exerçait au milieu de très violents assauts de l’ennemi et que l’on était encore très loin de tout exemple historique de disparition des classes et de l’Etat - comme c’est encore le cas aujourd’hui.

Vienne qui veut prétendre que l’histoire a démenti Marx et démontré que le développement des formes de production ne passera pas dans tous les cas par la dictature. Ce qui est impossible, c’est de proclamer un retour à la doctrine de Marx et à Lénine, qu'à 70 ans de distance ils affirment dans cette page être en accord avec le «caractère discriminant» de la théorie commune, la reconnaissance aujourd'hui à Moscou d'une forme de la lutte des classes qui prend la forme au niveau international de la coexistence pacifique et de la rivalité émulative et dans certains pays celle de la conquête parlementaire de l’Etat, Moscou retourne à la doctrine de Marx et de Lénine.

Car - et voilà le point important - lorsqu'ils disent espérer arriver au pouvoir dans certains pays (qui, d’ailleurs, se limitent à la France et l’Italie!), par des mouvements respectant la Constitution (sans toutefois exclure la possibilité d’un recours à la lutte armée si, en violation de cette Constitution, le pouvoir ne serait pas remis après une victoire électorale), ils ne disent pas, mais nient au contraire en théorie et en pratique, qu’ils détruiront le vieil appareil d’Etat, ou même seulement qu'ils s'opposeront à une perte parlementaire ultérieure du pouvoir en supprimant tous les droits politiques aux classes non-travailleuses: la dictature du prolétariat, c’est cela, et rien d’autre.

 

APRES LA CONQUETE DU POUVOIR

 

Faisons une autre concession, tout aussi fictive que celle de la prise du pouvoir sans lutte insurrectionnelle; admettons, comme c'est écrit quelque part, que ces prétendus communistes tendent à établir un pouvoir stable après la conquête «populaire» et qu'ils assument l'engagement de défendre par la force ce pouvoir stable au cas où ils perdraient leur majorité parlementaire: il est facile de voir que cet engagement est impossible à tenir et donc à assumer. Ces concessions et ces hypothèses historiques absurdes ne servent qu’à la commodité de la démonstration; le lecteur n’a pas à craindre que nous croyions le moins du monde avoir à faire à des gens dont le but est réellement le socialisme et le communisme, et seulement coupables de dire de prodigieuses bêtises sur les «moyens». L'expression même de «passage au socialisme» est une monstruosité. Le mot «passage» correspond à ce que l'élégant jargon moderne (des jeunes messieurs giflés par Lénine) appelle peloter: bas les pattes, sales peloteurs de la révolution! Celle-ci est un affrontement, un choc, une explosion, une sanglante et féconde brèche dans l'histoire!

Nous avons donc supposé qu’un gouvernement «socialiste» était parvenu au pouvoir par la voie «constitutionnelle» en «unissant autour de la classe ouvrière les paysans travailleurs, les intellectuels et toutes les forces patriotiques».

Un gouvernement appuyé sur une telle majorité pourra-t-il la conserver après son accession au pouvoir (ou plutôt: aura-t-il jamais pu l’obtenir?) en disant: nous n’admettons pas que de nouvelles élections puissent nous enlever notre majorité. Nous nous installons de façon stable au pouvoir; pour cela, nous supprimons les élections; ou bien nous ne les autorisons plus que du genre désormais adopté par toute la bande: vote libre, mais seulement en faveur du gouvernement?

Que diraient alors les paysans? Que diraient les intellectuels? Que diraient les forces patriotiques (en Italie, pour fixer les idées, les catholiques «de gauche» voire de «centre-gauche»)?

Imbus de constitutionnalisme à tout prix, ils seraient prêts à descendre dans la rue les armes à la main, si l'histoire répétait le cas d'une dictature de droite voulant empêcher des élections gagnées d’avance par les forces «populaires» ou en annihiler les résultats. Mais ils ne le feraient certainement pas en faveur d’une dictature qui supprimerait justement toutes les garanties sacro-saintes au nom desquelles on aurait monté toute cette comédie de la pacifique conquête «socialiste» du pouvoir.

Et que diraient à leur tour les prolétaires authentiques, pénétrés d'esprit révolutionnaire et marxiste? Ils ne diraient rien, pour la bonne raison que de tels prolétaires n'existeraient pas, sinon l'hypothèse de cet éléphantesque front populaire n'aurait pas vu le jour.

Kroutchev évite donc avec soin le mot scandaleux de dictature. Il parle dans sa version expurgée de la «direction politique de la classe ouvrière guidée par son avant-garde», faisant écho à ces traducteurs de Marx qui au lieu de «dictature révolutionnaire du prolétariat» écrivaient «critique du prolétariat».

Tout ce qu'il se laisse aller à dire, c’est que «là où le capitalisme dispose d’un énorme appareil militaire et policier, les forces réactionnaires (?) opposeront une forte résistance». Dans ce pays d’exception, il veut bien concéder que «le passage au socialisme ne se fera qu’à travers une dure lutte de classe révolutionnaire».

Nous sommes donc arrivés jusqu'à la reconnaissance de la lutte de classe, dans quelques cas spéciaux, mais pas à jusqu’à la dictature du prolétariat après la prise du pouvoir.

C’est ce que Lénine appelait réduire Marx à un vulgaire libéral. En effet, même le juriste le plus conservateur admet que les citoyens usent de la force quand on viole un de leurs droits constitutionnels. Kroutchev autorise donc de lutter durement contre les forces réactionnaires, mais après leur avoir démontré qu’elles n’ont pas la majorité parlementaire!

Nous n'allons pas démontrer ici une nouvelle fois l’impossibilité d'utiliser le Parlement à des fins de classe, ni expliquer aux Kroutchev - Togliatti que leurs méthodes ne leur apporteront que désillusions. Nous savons fort bien qu’ils ne peuvent pas parler autrement et pourquoi ils ne le peuvent pas. Ils ne sont que des tuyaux d'orgue où souffle justement la volonté d’empêcher le prolétariat d’arriver au pouvoir; même si, parmi eux, il se trouvait des gens qui n'en soient pas pleinement conscients, cela ne changerait rien à la question.

Une seule chose nous importe: ce fracassant reniement du stalinisme peut de toutes les façons être expliqué par le jeu de forces internationales et de forces sociales internes à la Russie, c’est ce que nous faisons, mais il est impossible de le faire passer, même aux yeux les plus naïfs, sous le drapeau du retour à la doctrine de Marx et de Lénine!

Même si on voulait les considérer simplement comme de la «littérature», les formules ineptes et grossières du XXème Congrès contiennent clairement le refus ouvert du point central de la doctrine invoquée: «la dictature comme transition nécessaire à la suppression des classes», c’est-à-dire la dictature après la conquête du pouvoir. Mais la thèse de ces gens selon laquelle eux arriveront au pouvoir sans lutte armée, pourrait bien être vraie, car l’ordre bourgeois peut très bien trouver avantage à la chose.

 

LENINISTES A LA KAUTSKY

 

Il est facile de répondre à cette prétendue nouvelle édition du léninisme avec la voix de Lénine lui-même, comme s'il pouvait parler après le XXe Congrès.

Ces Messieurs ont naturellement fait beaucoup de citations de Lénine. Le passage sur lequel Kroutchev s’appuie quand il prétend que ce serait appliquer faussement le matérialisme historique que de donner un schéma préétabli, valable pour tous les pays, des phases successives de la lutte de classe, est comme toujours, isolé du texte complet de l'auteur. Lénine polémiquait alors avec les socialistes de droite qui, au nom de Marx, avaient stupidement décidé qu'en Russie, le prolétariat et le parti bolchevique ne devaient pas bouger parce que le matérialisme historique stipulait que la révolution russe ne pouvait être prolétarienne qu'après toutes les autres révolutions européennes. Elle devait donc être conduite par la bourgeoisie tant que l’économie russe n’aurait pas rejoint le niveau des économies occidentales. Cela fait quarante ans que nous luttons, nous aussi, contre l’idée monstrueuse qui veut que la forme du pouvoir révolutionnaire en Russie aurait dû être démocratique et non pas dictatoriale pour les mêmes motifs de «déterminisme économique». Dans notre étude sur la Russie nous analysons les textes de Lénine qui construisent cette théorie à travers un véritable chef d'oeuvre de cohérence continue depuis le début du siècle. On ne cite pas Lénine avec deux chiffres, celui du volume et celui de la page (1). Ce n'est pas nous qui le disons à Kroutchev dont nous sommes seulement en métaphore l'interlocuteur, c'est Lénine lui-même qui le dit, dans son texte: «La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky».

Kautsky prétendait, en effet, que toute la question de la dictature venait d’un «petit mot» écrit un jour par Marx. Par une série de citations hypocrites, il avait tenté de vider le terme de son importance fondamentale dans la conception authentique de Marx et de le réduire à un choix malheureux dans le vocabulaire.

C’est pour cette raison que dans l’autre monde, le visage de ce théoricien (qui avait longtemps défendu Marx contre les révisionnistes de droite et chez qui Lénine s’était formé, autant que chez Plekhanov, fini comme lui) doit porter la marque ineffaçable des cinq doigts de la main que Lénine lui appliqua d’une façon qui sembla à l’époque injustement violente à beaucoup.

«Appeler un «petit mot» cette célèbre déduction de Marx, alors qu’elle résume toute sa doctrine révolutionnaire, cela signifie se moquer du marxisme, le renier complètement. On ne doit pas oublier que Kautsky connaît Marx pour ainsi dire par coeur. A en juger par toutes ses publications, il a, dans ses tiroirs ou dans sa tête tout un fichier dans lequel les écrits de Marx sont classés minutieusement, de la façon la plus pratique pour pouvoir le citer aisément. Kautsky ne peut donc ignorer que Marx aussi bien qu’Engels ont parlé à maintes reprises de la dictature du prolétariat et que cette formule est l’exposé le plus complet et le plus exact scientifiquement de la tâche du prolétariat: briser l’appareil étatique de la bourgeoisie, tâche dont Marx et Engels ont parlé pendant près de quarante ans, entre 1852 et 1891, en tenant compte des révolutions de 1848 et de 1871.

«Depuis le début de la guerre, Kautsky a acquis une virtuosité de plus en plus grande dans l’art d’être marxiste en paroles et laquais de la bourgeoisie en fait».

Les orateurs du XXème Congrès disposaient d’un fichier des oeuvres de Lénine meilleur que celui de Kautsky pour Marx; d’un fichier électronique peut-être, étant donné le stupide sentiment d’envie envers la technique américaine qui affleure dans tous leurs discours, bien que cette technique ne soit souvent qu’un vaste bluff. Ils ont donc surclassé de loin le champion d'alors en fait de «virtuosité dans l’art d’être marxistes-léninistes en paroles et laquais de la bourgeoisie en fait».

Le «petit mot», Kautsky l’expliquait de la façon suivante: la dictature signifie la suppression de la démocratie. Dans une longue analyse historique, Lénine démontre que l’on arrivera, à la fin, à supprimer toute espèce de démocratie car une fois les classes et l’Etat disparus, le mot aura perdu tout sens et la chose aura été oubliée depuis longtemps.

Mais il rectifie également, avec une rigueur toute scientifique le méprisable «libéralisme» de Kautsky: «La dictature ne signifie pas obligatoirement la suppression de la démocratie pour la classe qui exerce cette dictature sur les autres classes, mais elle signifie obligatoirement la suppression de la démocratie pour la classe contre laquelle la dictature est exercée».

Voilà qui est clair et qui vaut pour les deux dictatures opposées des temps modernes: celle de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Vous imaginez-vous les Kroutchev - Togliatti disant à la bourgeoisie: après t’avoir renversée au moyen de la démocratie nous exercerons la dictature; mais si tu supprimes la démocratie pour nous quand nous sommes en minorité, tu es une force réactionnaire?

 

LA SCENE A TROIS

 

Tous les passages de Lénine sur lesquels on triche à Moscou se réfèrent non au capitalisme des pays occidentaux modernes, mais aux endroits et à l’époque où trois forces étaient en lutte: la féodalité, la bourgeoisie et le prolétariat. Alors, les voies de passage au socialisme dans un pays étaient en effet multiples. Mais quand la scène n’est plus qu’à deux personnages, le problème historique se réduit alors à la victoire de la révolution socialiste dans la société capitaliste développée. Le roman du pays national isolé doit au contraire nécessairement être écrit quand on sort de la féodalité et qu'apparaissent les centres étatiques nationaux. Là il y a un pont de passage au socialisme, là et seulement là les aspects politiques en sont divers: «avec telle ou telle forme de démocratie, ou telle ou telle variété de dictature du prolétariat».

Dans le texte que nous venons de rappeler, Lénine, après avoir scientifiquement défini la dictature en général, caractérise celle du prolétariat de la façon suivante:

«C’est un pouvoir conquis et maintenu par la violence du prolétariat contre la bourgeoisie, un pouvoir qui n’est limité par aucune loi».

Qu'est-ce que vous dites de ça, vous, les «intellectuels», les «patriotes» et autres insectes semblables?

Plus loin, il se réfère à  la scène à trois, en rappelant qu’avant 1905, tous les marxistes définissaient la révolution en Russie comme bourgeoise: les mencheviks en déduisaient une politique d’entente avec la bourgeoisie; les bolcheviks, par contre, prévoyaient la lutte du prolétariat allié aux paysans, d’abord contre la féodalité, puis contre la bourgeoisie. Kautsky, invoquait l'arriération de la société russe pour affirmer, selon la citation sarcastique de Lénine, «cette idée nouvelle: dans une révolution bourgeoise, on ne peut aller plus loin que la bourgeoisie»; et il ajoutait: «et ceci, en dépit de tout ce que Marx, Engels ont dit lorsqu'ils comparaient la révolution bourgeoise de 1789-93 en France avec celle de 1848 en Allemagne!».

Entre les «léninistes» du XXe Congrès et le léninisme véritable, il y a la différence suivante: Lénine et l’histoire ont prouvé que le prolétariat ne peut se passer de la dictature au cours d’une révolution bourgeoise sans être battu. Les «léninistes» du XXème Congrès affirment qu’il doit s’en passer dans les révolutions exclusivement prolétariennes, dans lesquelles il ne s’agit plus d’abattre le féodalisme, mais  le seul capitalisme!

Léninistes, ces gens qui font de l’insurrection quelque chose de secondaire, suppriment la dictature dans tous les cas, et effacent jusqu’au «petit mot»? Laissons encore une fois parler Lénine lui-même (extrait du début de son «Renégat Kautsky»): «Si Kautsky avait voulu raisonner avec honnêteté et sérieux, il se serait demandé: existe-t-il des lois historiques de la révolution qui ne connaissent aucune exception? La réponse aurait été: non, il n’existe pas de lois de cette sorte. De telles lois ne concernent que le cas typique, ce que Marx a désigné une fois comme le cas «idéal» dans le sens d’un capitalisme moyen, normal, typique».

(En marge de notre vieil exemplaire du «Kautsky», nous avions écrit: trouver cette citation. Nous en avons indiqué une série dans le texte du rapport (non publié in extenso) à la réunion de Milan sur l' «invariance» du marxisme et des théories des classes révolutionnaires y compris précédentes; elles ont été reprises à propos de la question des «modèles» de société bourgeoise dans la série sur la question agraire, il y a 3 ans).

La loi historique de la dictature est donc inséparable de l’ensemble de la doctrine. Contre la falsification, Lénine la formule de la façon suivante:

«La révolution prolétarienne est impossible sans la destruction violente de l’appareil d’Etat bourgeois et sans son remplacement par un appareil nouveau».

 

RETIRONS LES CONCESSIONS

 

Maintenant que nous avons démasqué les falsifications théoriques - pire encore que celles que l’on rencontrait dans les textes économiques de Staline - nous pouvons «retirer» les hypothèses historiques que nous avions concédées et exposer les falsifications historiques tout aussi énormes.

Tout comme Kroutchev, Kautsky avait tenté de spéculer sur le fait que Marx et Engels auraient fait une exception pour l’Angleterre et l’Amérique en ce qui concerne la prise violente du pouvoir, jusqu’en 1870-80. La réponse de Lénine est fondamentale. La nécessité de la dictature est avant tout liée à l’existence du militarisme et de la bureaucratie. Ces formes n’existaient pas à cette époque dans ces deux pays. «Aujourd’hui (1918), par contre, elles existent tant en Angleterre qu’en Amérique». M. Kroutchev aurait-il entendu dire qu’elles ont disparu depuis dans ces deux pays? Lui et son maître Staline les avaient-ils sous les yeux, ces formes monstrueuses, quand ils traitaient les Etats anglais et américains d'alliés fraternels, ou d'ennemis de la guerre froide?

Mais ici nous devons donner un autre coup à la description fantastique selon laquelle le monde actuel serait en majorité ou presque débordant de démocratie et de socialisme. L’opportunisme, la négation de la dictature, le reniement du marxisme ont depuis longtemps usé de cet argument que Kautsky avait repris de façon oncroyable à son vieil adversaire Bernstein:  l'ère où le prolétariat visait à la transformation violente de la société a laissé la place à celle où la transformation pacifique est devenue possible! N’est-ce pas là l’interprétation historique adoptée par Kroutchev et bien d’autres en 1956 à l’étonnement du monde entier? Ils ont entre les mains le répertoire des oeuvres de Lénine, comme Kautsky avait celui des oeuvres de Marx. Nous répondrons avec ce même répertoire: que cela serve à l’édification des consommateurs abrutis de nouveautés publicitaires!

«L’«historien» Kautsky falsifie l’histoire de façon tellement éhontée qu’il en oublie l’essentiel: que le capitalisme d’avant les monopoles (dont l’apogée se situe approximativement dans la décennie 1870-80) se distinguait, dans ses traits économiques essentiels particulièrement caractéristiques en Angleterre et en Amérique, par un amour relativement grand de la paix et de la liberté. L’impérialisme, au contraire, c’est-à-dire le capitalisme de monopoles dont l’établissement définitif ne date que du vingtième siècle, se distingue, dans ses traits économiques essentiels par un amour bien moindre de la paix et de la liberté et par un développement maximum et universel du militarisme. Ne pas remarquer cela quand on examine jusqu’à quel point une transformation pacifique ou violente de la société est vraisemblable et typique signifie tomber au niveau du plus vulgaire laquais de la bourgeoisie».

Cela suffit pour tirer les conclusions finales sur l'idée grotesque du «passage» des différents pays au «socialisme» en «ordre dispersé».

La falsification historique avait été inventée bien avant Staline et elle a tout sauf disparu depuis que celui-ci a été expulsé de la gloire.

Pour Marx et pour Lénine, la dictature est une loi générale, ainsi que la terreur, autre terme maudit retiré de la circulation. Et pourtant, Engels n'avait pas craint pas d’employer ce «petit mot» (tout aussi oublié au XXème Congrès), dans «l’Almanach républicain italien»: «S’il ne veut pas avoir combattu en vain, le parti victorieux doit maintenir sa domination par des moyens autoritaires, par la terreur que ses armes inspirent aux contre-révolutionnaires». C’était en 1874 et il s’agissait alors de confondre les anarchistes qui démobilisaient la force armée une heure après la victoire.

La loi fondamentale du marxisme-léninisme en ce qui concerne la conquête du pouvoir politique est la nécessité de la dictature après cette conquête. Il aurait pu peut-être y avoir une exception à cette loi justement dans les conditions de la Russie de 1917. La valeur «mondiale», comme dit Kroutchev, d’Octobre réside dans le fait grandiose que la dictature s’est imposée historiquement justement en Russie. Demain, elle s’imposera donc partout, sans aucune exception.

Dans la doctrine du XXème Congrès; au contraire, la voie démocratique au pouvoir devient la loi générale, tout comme chez les pires sociaux-démocrates d’hier ou d’aujourd’hui.

Elle fait cependant une exception dans le cas où le capitalisme dispose d’un énorme appareil militaire et policier.

Mais s'agit-il d'une exception? Où donc sont-ils, les pays modernes sans bureaucratie, sans militarisme, sans appareil policier? Pour la France et l’Italie, les deux seuls pays où la règle de la conquête de la majorité au parlementaire pourrait se vérifier, on peut demander des informations sur ces appareils (à part les lois sur la prolifération des bureaucrates d'Etat soutenues avec acharnement par les compères du Kremlin) aux rebelles d’Algérie et aux ouvriers agricoles de Venosa et Barletta (2). Et même tout simplement à la presse du Kremlinisme.

Mais l'optimisme qui ressuscite la perspective kautskyste de transformation pacifique de la société, enterrée par Lénine, se base essentiellement sur les pays de l’Est, les pays de la démocratie populaire et du «socialisme. C’est donc là qu’il n’y aurait plus d’armées de fonctionnaires, de militaires et de policiers? Le secrétaire général considère manifestement qu’elles ne méritent plus le nom de «bureaucratie», d’«armée» et de «police» quand elles dépendent de sa Centrale. Et connaissant le goût du public pour la version dramatique des événements politiques, il espère faire croire qu’elles ont disparu depuis qu’on a infligé la mort civile au généralissime Staline et le supplice au super-bourreau Beria.

Mais  l’histoire portera-t-elle sur les actuels «chefs de l’avant-garde» russe des jugements meilleurs ou différents que sur ces deux personnages? Oubliera-t-elle que pendant tant d'années ils ont joué le même rôle?

 


 

(1) Dans les différents paragraphes de notre étude sur la Russie, nous analysons les écrits de Lénine; avec une continuité qui, depuis le début du siècle, ne s’est jamais démentie, ils ont édifié pierre à pierre la théorie de la révolution russe.

(2) Localités italiennes où en 1955-56  furent réprimées de violentes agitations de journaliers et d’ouvriers agricoles souffrant d’un chômage quasi permanent.

 

 

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