Les luttes de classes et d’Etats dans le monde des peuples de couleur, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste (2)

(«le prolétaire»; N° 466;  Mars-Avril-Mai 2003)

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La doctrine des modes de production s’applique à toutes les races humaines

 

(La première partie de cet article est parue dans le n°465 du «prolétaire»)

 

Les pages centrales  du «Capital»

 

Suivant à vingt ans de distance les mêmes lignes rigoureuses que le Manifeste du Parti Communiste, l’oeuvre la plus importante de Karl Marx, où le choix des positions du parti révolutionnaire est décisif et complet, est tout autant un traité de science économique qu’une bataille livrée au capitalisme mondial. Ses chapitres fondamentaux sont ceux sur l’accumulation initiale, ou primitive, du capital.

La thèse de l’adversaire est que le mode de production par capital et salariat est «naturel» dans l’économie humaine, de même que le mode marchand d’échange des marchandises - et que l’histoire qui a conduit à l’époque moderne bourgeoise a pour principe la libération de l’humanité des horribles forces qui violentaient l’économie par des modes de production arriérés, non-civilisés et contre nature.

La démonstration centrale qui démolit à jamais cette thèse, et qui n’a plus besoin d’aucun «enrichissement» futur sur le plan théorique tant elle est exposée de façon irréfutable, consiste à établir que le mode capitaliste n’a pas accompagné la naissance de l’humanité mais qu’il a eu besoin d’une violence aussi non-naturelle qu’inhumaine pour apparaître.

Une des parties de la démonstration de cette épopée bourgeoise de brigandage et d’extermination qu’a été l’accumulation initiale porte dès le parfait texte de départ, sur l’oeuvre de la classe dominante dans la race blanche qui avait déjà pillé et exterminé dans les pays d’origine dans les continents d’outremer et parmi les malheureux peuples de couleur.

Arracher ces pages du marxisme, afin de soutenir que la révolution anticapitaliste est une affaire interne à la race blanche, du fait de l’antagonisme entre patrons et prolétaires des métropoles, est tout aussi fou que justifier une collaboration des classes blanches au détriment des peuples de couleur.

Le 24e chapitre de l’édition italienne, dont le titre est L’accumulation primitive et qui constitue en fait la conclusion, est divisé selon les très célèbres paragraphes suivants: 1. Le secret de l’accumulation primitive. 2. L’expropriation de la population campagnarde. 3. La législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XVe siècle (Angleterre). 4. La genèse du fermier capitaliste. 5. Contrecoup de la révolution agricole sur l’industrie. Etablissement du marché intérieur pour le capital industriel. 6. La genèse du capital industriel. 7. C’est le fameux paragraphe final que nous avons si souvent exposé, en rappelant les falsifications des antimarxistes et leur magistrale réfutation dans l’Antidühring: la tendance historique de l’accumulation capitaliste. Ou nous nous sommes complètement fourvoyés, et il est impossible de tracer des desseins pour le futur; ou ce dessein a été écrit une fois pour toutes et ne peut être susceptible d’améliorations.

Le fait que les éléments historiques de tout ce chapitre concernent le modèle anglais ne nous empêche pas de l’invoquer pour tous les pays et pour tous les temps. Pas plus que ne nous a jamais arrêté l’objection habituelle qu’ «après Marx», dans les autres pays touchés par l’accumulation, les petits producteurs paysans et artisans n’ont pas tous disparu comme en Angleterre, et que précisément la société modèle anglaise ne connaît pas de parti prolétarien révolutionnaire, ni n’en a jamais connu de puissant. La leçon du modèle reste: l’orientation de toute l’histoire mondiale contemporaine conduit aux mêmes réponses, sans effacer aucun verset.

Car ce qu’il faut comprendre et qui sera limpide comme de l’eau de source après une grande victoire prolétarienne internationale, c’est que Marx fait passer la voie au socialisme par deux grandes étapes: formation du marché intérieur avec la fabrication de prolétaires sans propriété, pauvres (ce qui ne veut pas dire misérables, ou les plus misérables pour ce qui est de leur consommation personnelle) par l’expropriation des producteurs libres; formation du marché mondial par l’expropriation et l’extermination, avec les mêmes méthodes, des populations d’outremer. Mais en décrivant ces phases barbares, Marx, c’est-à-dire le parti révolutionnaire, se place dialectiquement aux côtés du petit producteur exproprié, aux côtés des populations coloniales de couleur asservies et opprimées.

 

Le renversement du passé

 

Pour la énième fois, nous invitons les camarades à apprendre à lire correctement dans les écrits de Marx le programme du parti communiste et la description des traits fondamentaux de la société communiste, dans les invectives contre les exploits des capitalistes tout au long de leur histoire, et à savoir les lire d’autant plus quand ces mêmes entreprises bourgeoises sont saluées non seulement comme des pas nécessaires sur la voie de la révolution prolétarienne, à laquelle ne sont jamais proposées des solutions de rechange, mais précisément comme des mouvements positifs que la classe prolétarienne et son parti communiste doivent soutenir les armes à la main dans les étapes historiques spécifiques et dans les circuits précisés.

Comme les autres fois, nous devons le faire avec peu de citations; mais elles sont toujours choisies de façon à s’enchaîner dans un ordre logique, et comme des pierres milliaires qui indiquent un long tronçon de route historique. Nous indiquerons les pages de l’édition Avanti! de 1915, vol.VII, que nous reproduisons avec quelques corrections.

Le «secret», mot qui nous plaît beaucoup malgré les sarcasmes imbéciles qui nous gonflent la tête depuis un demi-siècle, dans la mesure où un secret se dévoile d’un seul coup et où ensuite il ne reste rien à ajouter, se trouve à la page 686. La dissolution du mode féodal (servitude à la campagne et corporation à la ville) libère les éléments constitutifs de la société capitaliste. «Le mouvement historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De l’autre côté, ces «affranchis» (esclaves émancipés de leur maître à Rome) ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses. L’histoire de leur expropriation n’est pas matière à conjecture: elle est écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles».

Nous lisons là que dans le mode communiste, il y aura des garanties d’existence pour tous à la charge de la société et qu’il n’y aura plus de vendeurs d’eux-mêmes (ni salaire, ni monnaie).

Durant l’expropriation sauvage des paysans au XVe siècle, la société anglaise «n’avait pas encore atteint ce haut degré de civilisation, où la richesse nationale (wealth of the nation), c’est-à-dire l’enrichissement des capitalistes, l’appauvrissement et l’exploitation effrontée de la masse du peuple, passe pour le point culminant de la sagesse d’Etat». Ce fut le cas pour les bourgeois de 1865 comme Gladstone et aussi pour les «communistes» de l’école moscovite d’aujourd’hui, qui veulent enrichir le peuple, la patrie et la nation ... ainsi que le marxisme (p. 690).

«Cependant, le XVllle siècle ne comprit pas aussi bien que le XIXe l’identité de ces deux termes: richesse de la nation, pauvreté du peuple». Le XXe expliquera aux disciples fossiles de Marx les arcanes américano-russe du «revenu national».

Une synthèse mémorable (p.704): «La spoliation des biens de l’Eglise, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’Etat, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu».

Il est possible de lire dans ce passage qu’une caractéristique de la transformation socialiste sera aussi de renverser l’urbanisation et les monstrueuses ruches industrielles, phénomène qui gonfle aujourd’hui la Russie dite soviétique.

 Actuellement l’offre de salariés au capital parait pacifique et spontanée dans les pays capitalistes développés et les économistes en profitent pour parler d’action de «lois naturelles». Mais l’étude du passé vient à notre aide:

 «II en est autrement pendant la genèse historique de la production capitaliste. La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l’intervention constante de l’Etat, elle s’en sert pour «régler» le salaire, c’est-à-dire pour le déprimer au niveau convenable, pour prolonger la journée de travail et maintenir le travailleur lui-même au degré de dépendance voulu. C’est là le moment essentiel de l’accumulation primitive» (p. 708). Il faut noter que de nombreux maniaques d’une économie bourgeoise moderne différente de celle connue par Marx, ont découvert vers 1950 que l’Etat entrait dans l’économie, à moins que ce soit l’inverse (une sottise peut être à volonté prise par la tête ou par la queue)...

«Après avoir considéré la création violente d’un prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le transforme en classe salariée, l’intervention honteuse de l’Etat, favorisant l’exploitation du travail et, partant, l’accumulation du capital» (p. 713). Marx n’est pas encore arrivé à la genèse de la classe des entrepreneurs capitalistes et, pour commencer, il s’occupe des fermiers capitalistes.

Aux pages 718-719, dans la description magnifique de la formation du marché intérieur anglais, Marx déplore que, puisque les cultivateurs se transforment en salariés, leurs moyens familiers de subsistance, les outils et les produits de l’industrie domestique rurale et en particulier les fils et les tissus, sont devenus des marchandises qu’il n’est possible de se procurer que contre de l’argent, constituant un marché pour le capital industriel. «C’est ainsi que l’expropriation des paysans, leur transformation en salariés, amène l’anéantissement de l’industrie domestique des campagnes, le divorce de l’agriculture d’avec toute sorte de manufacture. Et, en effet, cet anéantissement de l’industrie domestique du paysan peut seul donner au marché intérieur d’un pays l’étendue et la constitution qu’exigent les besoins de la production capitaliste». Voilà un autre passage qui rappelle que le programme de la révolution socialiste comprend le renversement des barrières érigées entre la ville et la campagne, entre l’industrie et la culture agricole, ce qui n’est possible que dans une économie sans marchandises et sans marché.

 

LES CRIMES BOURGEOIS D’OUTREMER

 

Nous en arrivons maintenant à la genèse complète du capitaliste industriel et au passage du marché intérieur au marché mondial. C’est ici que sont mises en évidence toutes les atrocités et les exactions qui se commettent en dehors des frontières du premier pays capitaliste, l’Angleterre.

La citation n’est bien sûr pas nouvelle. «La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage des Indes Orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui marquent l’ère capitaliste à son aurore. Aussitôt après, éclate la guerre mercantile entre les nations européennes; elle a le globe entier pour théâtre. S’ouvrant par la révolte de la Hollande contre l’Espagne, elle prend des proportions gigantesques dans la croisade de l’Angleterre contre la Révolution française, et se prolonge, jusqu’à nos jours, en expéditions de pirates, comme les fameuses guerres de l’opium contre la Chine».

Ce passage mémorable (p.722) indique la série des changements de puissance impériale: Portugal, Espagne, Hollande, France, Angleterre, qui, «au dernier tiers du XVIIIe siècle, combine toutes ces méthodes dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes de ces méthodes reposent sur l’emploi de la force brutale, mais toutes sans exceptions exploitent le pouvoir de l’Etat, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger les phases de transition. Et, en effet, la force est l’accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique».

Le jugement que Marx exprime sur le système colonial dans un passage aussi fondamental que celui qui vient d’être cité, ne peut être plus explicite; il place depuis lors le mouvement révolutionnaire du prolétariat en opposition aux infâmes entreprises coloniales des puissances bourgeoises mondiales.

Suit une liste impressionnante de toutes les abominations commises Outre-Mer par les conquérants européens. Les forfaits hollandais dans l’actuelle Indonésie font frémir d’horreur. Entre autres, ils corrompirent le gouverneur portugais de Malacca, et, une fois entrés dans la ville, ils l’assassinèrent pour ne pas lui payer le prix convenu de 21.875 livres sterling. Les razzias de main-d’oeuvre étaient si féroces qu’une province de la très fertile Java, qui comptait 80.000 habitants en 1750, n’en avait plus que 8000 en 1811!

Le monopole de la Compagnie anglaise des Indes orientales sur le thé, le tabac, le riz et sur le commerce en général ruina les populations chinoises et indiennes au moyen d’extorsions et d’abus sans nom et provoqua des famines meurtrières aux fins d’accumulation.

Féroces furent les méthodes utilisées par les aventuriers coloniaux dans les pays déjà bien peuplés et civilisés dont ils voulaient exporter les produits tropicaux et chez qui ils voulaient importer les produits industriels des manufactures européennes; féroce aussi fut le système des plantations qui cherchait à intensifier la production locale de denrées agricoles particulières sur d’immenses superficies de terrain où les indigènes devaient travailler contre une poignée de nourriture et à coups de fouet. Mais il y eut pire encore dans les «colonies proprement dites» comme en Amérique, puis en Australie, en Afrique du Sud, etc., où se déversaient en même temps la population européenne et le capital productif métropolitain: dans les premières décennies, on se mit carrément à débarrasser le territoire des populations indigènes par des tueries et des exterminations inouïes, comme celles commises par les Espagnols et les Portugais en Amérique du Sud et du Centre, par les Anglais et les Français dans celle du Nord.

Marx rappelle (p.725) des épisodes où «le caractère chrétien de l’accumulation primitive ne se démentait pas». Il est bien connu que la religion justifiait ces massacres d’innocents, le plus souvent sans défense et pratiquement sans armes, sous le prétexte que, ne faisant pas partie des trois souches citées dans la Bible, les Peaux-Rouges n’avaient pas d’âme.

«Les austères intrigants du protestantisme, les puritains, allouèrent en 1703, par décret de leur assemblée, une prime de 40 Livre-sterling par scalp d’Indien et autant pour chaque Peau-Rouge fait prisonnier et amené à Massachusetts-Bay. En 1744, on offrait 100 Livre-sterling par scalp d’Indien adulte, 60 par scalp de femme ou d’enfant». Quand les Pères Pèlerins se rebellèrent contre l’Angleterre, celle-ci leur appliqua des mesures analogues: chasse aux rebelles avec des chiens féroces et utilisation d’Indiens payés pour les scalper à leur tour.

L’analyse de l’importance du système colonial dans la diffusion du mode capitaliste de production suit cette liste d’infamies.

«Le régime colonial donna un grand essor à la navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés marchandes, dotées par les gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à la concentration des capitaux. Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital».

Un dernier passage suffira pour conclure une série aussi éloquente, à moins d’une étude future plus approfondie du jeu économique (p.731).

«Dans le même temps que l’industrie cotonnière introduisait en Angleterre l’esclavage des enfants, aux Etats-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en système d’exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés d’Europe, l’esclavage sans phrase dans le nouveau monde».

Aujourd’hui les conditions ont changé depuis l’époque de la guerre civile américaine, contemporaine de cette oeuvre majeure de Marx; mais il y a toujours un lien direct entre l’acharnement du système capitaliste (affameur et fauteur de guerres destructrices) envers les travailleurs des pays métropolitains blancs et les mauvais traitements qu’il inflige aux populations de couleur de pays dont la vitalité a empêché la destruction.

 

MARX ATTENDIT QUE LA REVOLUTION VIENNE DE LA CHINE

 

Contrairement à ce que beaucoup s’imaginent peut-être, la conception d’une action concomitante contre le capitalisme des métropoles blanches, de la lutte de classe interne des ouvriers et de la révolte des peuples d’outre-mer contre les interventions et les exactions coloniales ne se trouve pas dans le marxisme - ni chez Lénine quand il étudiait au tournant du siècle les phénomènes de l’impérialisme bourgeois, ni bien avant encore chez Engels et Marx.

Dans la Neue Rheinische Zeitung de février 1850, Engels se réfère aux écrits d’un missionnaire chrétien connu, Gutzlaff, qui après avoir vécu en Chine une trentaine d’années, était revenu en Europe au moment où faisait rage la célèbre révolte des Tai-ping. La révolte avait éclaté contre la monarchie de Pékin parmi la classe des petits paysans à la suite de la grave crise qui débuta vers 1840 lorsque l’Angleterre, bientôt suivie par d’autres puissances européennes, se mit à imposer à la Chine l’ouverture de ses ports au commerce, en particulier à celui de l’opium, perturbant gravement ainsi les finances de l’empire et l’économie du pays. Le mouvement des Tai-ping s’était mis à condamner la propriété privée de la terre en général sans se contenter d’attaquer seulement la noblesse féodale et la bureaucratie étatique qui la soutenait. Engels décrit dans ses grandes lignes ce mouvement social en mettant en relief que l’origine économique des mouvements révolutionnaires est un fait historique qui est pleinement vérifié même chez ce peuple lointain s’ébranlant d’une immobilité millénaire. Et il conclut ainsi: «Quand, après vingt ans d’absence, Monsieur Gutzlaff s’en revint parmi les personnes civilisées et les Européens et qu’il entendit parler de socialisme, il s’exclama horrifié: je ne pourrai donc nulle part échapper à cette doctrine pernicieuse? C’est exactement la même chose qui est prêchée depuis un certain temps par beaucoup d’individus de la populace chinoise!» (1).

Engels continue: «II est bien possible que le socialisme chinois ressemble au socialisme européen comme la philosophie chinoise à celle de Hegel [le ton est ironique, mais certaines positions très originales du vieux penseur chinois Lao-Tseu peuvent être considérées comme dialectiques]. Mais quoiqu’il en soit, c’est un fait réjouissant que le plus ancien et le plus inébranlable empire de la Terre soit, en l’espace de huit années et du fait des balles de coton de la bourgeoisie anglaise, à la veille d’une révolution sociale qui doit avoir dans tous les cas les conséquences les plus importantes pour la civilisation. Quand nos réactionnaires européens, dans leur fuite prochaine à travers l’Asie, arriveront finalement devant la Grande muraille, certains que ses portes s’ouvriront sur le foyer de l’ultra-réaction et de l’ultra-conservatisme, qui sait s’ils n’y liront pas cette inscription:

République Chinoise

Liberté, Egalité, Fraternité».

Avec cette brève note, le grand Engels a voulu affirmer nettement, qu’en Chine comme partout, nous nous attendons à ce que le cycle des formes sociales suive les mêmes grandes étapes: à la Chine féodale devra succéder, comme ce fut le cas en France, une Chine républicaine et capitaliste, théâtre d’une lutte de classe pour le socialisme.

Et historiquement c’est bien ce qui s’est passé, même s’il a fallu attendre 1911, avec la révolution de Sun Yat Sen, après toute une série d’agressions et une longue lutte du colonialisme européen qui firent s’écrouler le céleste empire.

Un autre texte de Marx confirme non seulement l’attente d’une suite de mouvements sociaux en Chine semblables à ceux qui s’étaient déroulés en Europe mais va beaucoup plus loin encore en affirmant la possibilité historique que les mouvements européens aient pour point de départ une révolution sociale dans la lointaine Chine.

Onze lettres que Marx envoya au New York Herald Tribune entre 1853 et 1860, ont été publiées sous le titre «Marx sur la Chine». Ces lettres se rattachent directement à la citation des guerres de l’opium contenue dans le Capital.

En 1833 prit fin le monopole du commerce avec la Chine concédé à la Compagnie des Indes Orientales. Seul, le grand port de Canton était ouvert au commerce extérieur.

L’Angleterre, dont l’intérêt était d’établir le régime de la «porte ouverte», déclencha la première guerre de l’opium de 1839 à 1842: la Chine dut capituler et dans le traité de Nankin, ouvrir non seulement Canton, mais aussi Amoy, Fu-chow, Ning-po et Shanghai et céder Hongkong à la Grande-Bretagne qui en fit sa colonie.

Alors que les Etats-Unis et la Russie affichaient leurs premières prétentions, le grand mouvement des Tai-ping éclata en 1850; il s’empara de vastes provinces et eut Nankin comme capitale de 1853 à 1864. Refusant leurs taxes exorbitantes, les rebelles tuaient les seigneurs terriens et les mandarins de l’Empire; tout en n’étant pas hostiles au commerce avec les étrangers, ils combattaient l’opium et l’usage des drogues; ils avançaient des mots d’ordre égalitaires et communistes. Lorsqu’il traite de la longue série des guerres paysannes chinoises, Mao Tsé-tung se réfère ainsi à la loi agraire des Taiping, de loin bien plus communiste que toutes celles faites par lui dans la mesure où il n’y est aucunement question de partage, pas plus dans la propriété que dans l’exploitation: «toute la terre qui est sous le ciel devra être cultivée par tout le peuple qui est sous le ciel... Qu’ils la cultivent tous ensemble et quand ils récolteront le riz, qu’ils le mangent tous ensemble». Les Taiping n’étaient pas des utopistes puisqu’ils possédèrent un Etat qui résista pendant quatorze ans ainsi que des brigades artisanales d’Etat et des lois selon lesquelles personne ne devait demeurer mal nourri et mal vêtu ...

Sous un prétexte infâme, l’Angleterre et la France déclenchèrent en 1856 la seconde guerre de l’opium qui après d’horribles massacres conduisit au traité de Tien-tsin avec l’Angleterre. La guerre reprit jusqu’à la conquête sanglante et au sac de Pékin en 1860. La Chine dut alors faire de nombreuses concessions aux Européens avec le traité de Pékin qui aggravait celui de Tien-tsin. Une armée commune de l’Empereur et des Européens chassa en 1864 les héroïques Tai-ping de Nankin où elle entra en répandant des flots de sang.

 

La première lettre de Marx

 

Le premier des articles sur la Chine parut à New York le 14 juin 1853. Son titre des plus explicites était: «Révolution en Chine et en Europe».

Marx y pose directement la question de l’effet que peut exercer une révolution en Chine sur le monde civilisé tout entier. Il dit exactement: «Il peut sembler étrange et même paradoxal d’affirmer que le prochain soulèvement des peuples européens leur prochain mouvement en faveur de la liberté et d’un système de gouvernement républicain, dépendra probablement plus de ce qui se passe dans le Céleste Empire (au pôle opposé de l’Europe) que de toute autre cause politique actuelle, en tout cas plus que des menaces de la Russie et de la perspective qui en découle d’une guerre générale en Europe. Mais ce n’est pas un paradoxe, comme peuvent le comprendre tous ceux qui examinent les différents aspects de la question».

Si la perspective décrite ici ne se réalisa pas au cours de la révolution paysanne qui, comme nous l’avons rappelé, prit fin onze ans plus tard, ni après, lors des les grandes convulsions qui se succédèrent en Chine à partir de 1911 (événement auquel Lénine porta une grande attention en même temps qu’aux situations contemporaines de la Russie de 1905 et de la Turquie ou de la Perse), il n’est pas inutile de noter que l’alternative d’une guerre générale en Europe impliquant la Russie, toujours présente à l’esprit de Marx et d’Engels parce qu’elle signifiait la liquidation des empires allemands, tarda elle aussi, jusqu’en 1914 - et qu’elle fournit en vain le tremplin de la révolution russe.

Mais Marx se lance dans sa démonstration, qui conserve toute sa valeur même si les événements prirent un cours différent. Il écrit que le canon anglais, qui «imposait à la Chine la drogue soporifique appelée opium», donna l’occasion de la révolte sociale des Tai-ping. La force des armes anglaises détruisit l’isolement séculaire dans lequel la Chine était enfermée, et les raisons en étaient économiques. Jusqu’en 1830, la balance commerciale était favorable à la Chine qui recevait de l’argent de l’Inde, de l’Angleterre et des Etats-Unis pour ses exportations de thé et d’autres denrées. La contrebande de l’opium qui obligeait les Chinois à payer en monnaie renversa ce rapport; en vain le pouvoir impérial en interdit le commerce. La corruption des fonctionnaires désobéissants provoqua la rébellion. En outre les tissus anglais avaient commencé à envahir la Chine, provoquant la ruine de l’industrie locale et de l’artisanat des fileurs, des tisserands, etc.

Le canon anglais brisa l’isolement du système chinois et provoqua son écroulement; quels furent les effets de cet écroulement intérieur de la Chine sur l’Angleterre et sur l’Europe? Marx insiste là sur le développement extraordinaire durant ces années de l’industrie manufacturière anglaise, qui était alors la première du monde, et en même temps sur la perspective d’une grande crise commerciale de surproduction -attendue pour 1857 - qui aurait été plus profonde que les précédentes, provoquant chômage et misère en Angleterre et des répercussions dans toute l’Europe. La résistance à l’expansion du commerce en Chine occasionnée par la révolution paysanne, aurait pu constituer un élément d’aggravation de cette crise.

Il n’est pas nécessaire de rappeler ici que Marx et Engels admirent dans les décennies suivantes qu’ils s’étaient trompés en croyant à un retour rapide de la grande vague révolutionnaire de 1848. Dans la lettre de 1853, ce qui est le plus significatif c’est la théorisation d’un lien causal entre la révolution en Chine et le soulèvement de l’Europe, beaucoup plus «avancée» et «civilisée».

La conclusion de la lettre à propos des dangers de guerre et aux perspectives révolutionnaires est toujours valable après plus d’un siècle; elle sonne même de façon très actuelle: «Depuis le début du XVIIIe siècle, il n’y a jamais eu de révolution sérieuse en Europe qui n’ait été précédée d’une crise financière ... Dans les capitales européennes, chaque jour apporte des dépêches grosses d’un conflit général, effacées par les dépêches du lendemain, apportant, elles, l’assurance de la paix pour environ une semaine. Nous pouvons cependant être certains que, quelle que soit l’intensité atteinte par le conflit entre les puissances ..., la colère des princes [on dirait aujourd’hui des «grands»] et la colère du peuple seront également affaiblies par le souffle de la prospérité [idéologues de la prospérité et pacifistes, à la vôtre!]. Il est peu probable que l’Europe soit poussée aux guerres et aux révolutions en l’absence d’une crise industrielle et commerciale générale dont le signal doit venir de l’Angleterre, représentante de l’industrie européenne sur les marchés du monde».

Remplacez l’Europe par le monde capitaliste, l’Angleterre par l’Amérique, et nous y sommes. Au diable la prospérité et la paix! Et bienvenue à la mine qui les fera sauter, peu importe de quelle région du monde de couleur, infesté de prédateurs et de massacreurs blancs!

 

(A suivre au N° 467)

 


 

(1) Neue Rheinische Zeitung. Politisch-ökonomische Revue (janvier-février 1850). Cet article est aujourd’hui attribué à l’oeuvre commune de Marx et Engels. cf K. Marx, Oeuvres Politique 1, Bibliothèque de la Pléiade, p. 380-381. Voir aussi: «Marx Engels. La Chine», Ed 10/18, 1973, p.193. La longue introduction de Dangeville à ce recueil reprend sans le dire des passages entiers de «Les luttes de classes et d’Etats...».

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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