La disparition de l’individu en tant que sujet économique, juridique et acteur de l’histoire, est partie intégrante du programme communiste original (1)

( Compte-rendu de la réunion générale de Parme 1958 )

(«le prolétaire»; N° 469; Octobre-Novembre 2003)

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Ce texte dont nous commençons la publication fait partie des travaux sur la question de la propriété où Amadeo Bordiga rappelle que pour le marxisme le socialisme n’est pas le passage à la propriété collective, que ce soit celle de petits groupes de producteurs (autogestion), de la nation (nationalisation) ou même de la société toute entière, mais la disparition du rapport de propriété lui-même. En même temps il développe une vigoureuse critique de l’individualisme qui est caractéristique de l’idéologie et de l’époque bourgeoises. A cet individualisme dont la formule véritable est la lutte de tous contre tous, s’oppose non l’écrasement des individus qui est en fait sous le capitalisme la triste réalité pour le plus grand nombre, mais leur épanouissement au sein de la future société ou l’humanité ne sera plus divisée en groupes en lutte les uns contre les autres, en classes antagoniques, en individus concurrents, et où, par conséquent, elle pourra pour la première fois se diriger consciemment elle-même - le communisme.

 

 

Marxisme et propriété

 

Nous avons souvent traité de la formule qui dans le programme communiste oppose justement l’époque historique post-bourgeoise à l’époque actuelle. C’est à ce thème que fut consacrée la vieille étude dans Prometeo, première série, sur «Propriété et Capital» (1). Nous avons déjà discuté, et nous y sommes revenus à fond lors de la dernière réunion de Turin, la formule de propagande courante du socialisme d’avant-guerre: abolition de la propriété privée des moyens de production (et d’échange). Nous mettons la parenthèse parce que c’est indiqué ainsi dans un texte d’Engels.

Le substantif abolition n’a jamais été satisfaisant. Il dénote l’acte de volonté et convient aux anarchistes et (logiquement) aux réformistes. L’adjectif privée met en doute le fait que le rapport, qui se définit propriété, doive disparaître dans la société communiste, ou seulement changer de sujet.

La base des déviations et de l’immédiatisme, ancien et nouveau et toujours philistin, réside au fond dans la recherche de ce nouveau sujet. La propriété passera du privé (dans l’acceptation vulgaire: le gros patron) à des groupes de producteurs, à des districts de producteurs-consommateurs, à l’Etat, à des catégories professionnelles ou même à des sous-classes sociales!

L’étude que nous avons effectuée à Turin et dans les «Corollaires» conduit à l’affirmation qu’il ne doit subsister aucun objet de propriété, comme c’est le cas dans les idéologies petites bourgeoises historiquement stériles: moyen de production ou d’échange, terre, installation fixe ou bien de consommation, y compris personnel.

Comme les formules approximatives ont une résistance terrible, nous nous sommes attachés à démontrer dans les «Corollaires», avec des pages lumineuses d’Engels et de Marx, que ce n’est pas là une position nouvelle mais, comme toujours la position classique du marxisme. Nous avons poussé la démonstration jusqu’à établir, d’après un passage fondamental du troisième Livre du Capital, qu’on ne peut même pas définir le communisme comme le passage de la propriété de la terre de l’individu à la société car le rapport entre la société et la terre, si on veut utiliser un terme du système juridique conventionnel, n’est pas un rapport de propriété mais d’usufruit.

 Certains pensent peut-être qu’il existe des textes de Marx défendant la propriété personnelle, individuelle, des biens de consommation, au moins du travailleur salarié qui ne l’a certainement pas tirée de l’appropriation du travail d’autrui. Il faut montrer qu’une telle façon de raisonner ne repose pas sur le marxisme mais sur une vague et inféconde philosophie de l’exploitation qui est à la source de nombreuses fausses positions de gauche actuelles (voir le Chaulieu de «Socialisme et Barbarie», théoricien valeureux, mais condamné au triste cercle immédiatiste).

Pour le marxisme, toute marchandise de la société actuelle est Capital - puisque le Capital n’est pas autre chose que la masse des marchandises qui circulent; c’est l’ABC! - et contient une fraction de plus-value, de travail extorqué, non payé. Celui qui achète avec de l’argent et consomme cette marchandise, s’approprie du travail d’autrui, même si au cours du cycle productif d’autres se sont appropriés le sien.

 Quand nous rencontrons dans nos travaux ces aberrations à l’apparence innocente, il est nécessaire de revenir aux caractéristiques qui distinguent le capitalisme des formes précapitalistes de production, et de nous demander quelle est la définition exacte du mode de production capitaliste pour le marxisme classique.

Il serait ingénu de répondre que le capitalisme est le système où il y a exploitation de l’homme par l’homme, non seulement parce que l’exploitation existait aussi dans d’autres modes de production qui pourtant n’étaient pas capitalistes, comme le servage ou l’esclavagisme, mais parce que la définition ne doit pas établir le rapport entre un individu et un autre, mais interpréter le cours de toute la dynamique sociale et les rapports entre les classes. Si la formule: exploitation d’une classe par une autre est meilleure, elle n’est pas complète.

Il est possible, au moins en théorie, d’envisager une société de propriété privée, et donc non socialiste, où il n’y ait pas d’exploitation de l’homme par l’homme ni d’une classe par une autre. Il suffit de penser à une société de petite production marchande, si on ne veut pas aller jusqu’à songer à une société de producteurs indépendants autarciques, c’est-à-dire agricoles et artisans qui ne consommeraient que des produits auxquels ils ont travaillé.

 

Expropriation et non appropriation 

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Pour notre école, donner la définition du capitalisme ne signifie pas définir une structure intemporelle, mais caractériser l’avènement historique de celui-ci. Tous les textes du parti expliquent que le capitalisme est défini chez Marx par la séparation du travailleur des conditions de son travail. Le capital se forme par l’expropriation des producteurs libres qui se retrouvent privé de terre et d’instruments de travail, et qui perdent tout droit sur les produits de leur travail. Ce sont ces relations et ces conditions dont ils sont contraints de divorcer; il ne leur reste plus que leur force de travail qu’ils vendent contre un salaire en argent. Le capital ne crée pas le «privatisme» que nous, les socialistes, viendrions ensuite détruire: les choses ne sont pas si simples. En réalité le capital «socialise», parce qu’il concentre en grandes masses les moyens de production éparpillés qu’il a arrachés aux libres producteurs; et il obtient par là un résultat économiquement et historiquement positif, parce qu’il implique la vaste coopération des travailleurs. Dans un premier temps ce système satisfait mieux que le précédent les besoins non seulement des capitalistes, mais de la société toute entière, y compris des travailleurs eux-mêmes, surtout pour ce qui est des biens manufacturés dont les pauvres étaient privés aux époques pré-bourgeoises.

La dialectique de l’expropriation des expropriateurs - que nous avons lue cent fois dans le Manifeste, dans le Capital, et dans l’Anti-Dürhing - ne se réduit pas au rachat d’un péché, à la récupération de ce qui avait été volé, à un banal rendez à César ce qui est à César, comme le croît l’immédiatisme à courte vue. C’est l’ajout historique d’un bond en avant à un bond en avant antérieur, d’une révolution à une révolution, révolutions le plus souvent très éloignées dans le temps, mais qui toutes deux ont fait leur travail.

Avec le capitalisme la forme de production la plus collective a remplacé la forme privée, et cela vaut aussi en substance pour l’appropriation des produits. Ces derniers étaient auparavant répartis en quantités minimes entre les producteurs autonomes, qui pouvaient les consommer ou les échanger. Ils sont maintenant en grande partie à la disposition des possédants toujours moins nombreux d’entreprises.

Cette fraction des produits que nous appelons aujourd’hui biens capitaux ou instrumentaux (le premier terme est plus satisfaisant parce qu’il comprend mieux les produits semi-finis qui passent dans un autre cycle de travail, en plus des outils et des machines) continue à circuler en grandes masses; seule la partie des produits finis que l’on appelle biens de consommation s’échange sur le marché en petites quantités contre de l’argent provenant du salaire des prolétaires, du revenu des capitalistes ou de ceux des classes issues de l’ancien régime.

Le capitalisme est par conséquent un mode de production non plus individuel mais social; seule sa forme de répartition est individuelle. Cependant cette seconde partie de la définition ne s’applique même pas aux biens capitaux qui constituent la majorité, mais uniquement aux biens de consommation directe que tout le monde achète, bien qu’évidemment en quantités qui ne sont pas égales.

Il faut noter que cette inégalité, tout comme l’injustice précédente, ne sert pas à définir le capitalisme dans notre doctrine; celui-ci se définit plutôt par la suppression de la liberté du producteur. Ce qui n’a pas empêché la superstructure politique de s’affubler de liberté, d’égalité et de justice.

Le socialisme proposera en fait tout autre chose que le fractionnement de la terre, des moyens de production et des produits en autant de parties qu’il y a de têtes humaines. Cela serait manifestement absurde pour les biens non directement consommables, et puéril pour les biens de consommation eux-mêmes.

 

Rigueur théorique de Lénine

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Un texte de Lénine de la fin du XIXe Siècle dont nous nous servirons plus loin, traite du thème vital de la Théorie des crises; il a pour titre (par dérision pour les révisionnistes) «Pour caractériser le romantisme économique». Le lecteur se souviendra peut-être que nous avons utilisé à plusieurs reprises la définition de romantisme pour les dégénérescences de la révolution russe.

Ce texte va nous être utile maintenant pour quelques citations qui démontrent que certaines orientations qui ont du mal aujourd’hui encore à pénétrer dans les cerveaux, sont depuis longtemps le patrimoine de notre école.

Lénine se moque de l’économiste russe Effroussi à cause de sa définition boiteuse des crises, qui est commune au grand Sismondi et à Rodbertus (l’Allemand qui prétendit que Marx avait plagié sa théorie du salaire). Lénine montre que de telles déformations de post-marxistes ne sont que la répétition d’erreurs qui avaient été dépassées et éliminées par Marx; nous pouvons étendre cette vérité jusqu’à nos jours, c’est-à-dire beaucoup plus d’un demi-siècle plus tard. Keynes et les théoriciens du bien-être se sont en effet arrêtés au même point qu’Effroussi, où s’étaient déjà arrêtés Rodbertus et Sismondi: la crise est une mauvaise relation entre la production et la consommation; pour la résoudre, il faut stimuler et accroître la consommation, surtout celle des salariés.

Lénine se moque de cette vérité de Lapalisse selon laquelle la crise se produit parce que l’on n’achète pas tout ce qui est produit, parce qu’il n’y a pas d’équilibre entre la production et la consommation, ou que cet équilibre fait défaut parce que le producteur (capitaliste) ne connaissait pas quelle était la demande. C’est là la conséquence mais pas l’explication de la cause. Lénine rappelle que la sous-consommation se retrouve dans toutes les économies mais que les crises n’existent que dans l’économie capitaliste.

Malthus et Sismondi s’opposaient aux économistes classiques parce que ces derniers faisaient découler la richesse sociale non de la production, mais de la consommation. Rodbertus ne fit qu’un petit pas en avant en donnant comme cause la trop faible consommation des ouvriers; et il est à l’origine de l’immédiatisme réformiste et gradualiste. Sur cette ligne se trouvent encore aujourd’hui les économistes qui croient pouvoir dire un mot de plus que Marx; comme nous l’avons dit à Asti, ils ressortent Malthus qui confiait la consommation aux nobles terriens et aux curés afin de résoudre l’énigme économique! En Amérique le type idéal de ce curaton moderne est l’employé qui fait marcher l’économie avec son automobile, sa villa, sa télévision, etc.

Mais revenons à nos moutons. Lénine excuse Sismondi et Rodbertus, mais nous nous ne pouvons pas excuser Chaulieu ou Keynes. Les premiers ne «pouvaient» pas savoir «qu’à la base de la critique du capitalisme on ne peut mettre de simples phrases sur le bien-être général (Sismondi) ou sur l’injustice d’une circulation abandonnée à elle-même (Rodbertus), mais il est nécessaire d’y mettre le caractère de l’évolution des rapports de production». Ils ne pouvaient pas le savoir parce qu’ils écrivaient avant la naissance du marxisme.

Qu’est-ce qu’ils ne savaient pas? Personne ne le dit mieux que Lénine:

«Les crises sont inévitables parce que le caractère collectif de la production entre en contradiction avec le caractère individuel de l’appropriation». Ce théorème fondamental du marxisme est rappelé un peu plus loin avec l’adjonction d’une parenthèse: «contradiction précisément d’un seul système, le système capitaliste, c’est-à-dire la contradiction entre le caractère social de la production (que le capitalisme a rendu sociale) et le mode privé, individuel de l’appropriation».

Lénine ajoute: «Anarchie de la production, absence de plan dans la production, que veulent dire ces expressions (bien connues) ? Elles évoquent la contradiction entre le caractère social de la production et le caractère individuel de l’appropriation» (2).

De ce passage de Lénine, nous retenons la notion de sous-consommation. De nombreuses époques ont connu ce phénomène qui provoquait la décimation de la population. L’époque capitaliste montre qu’elle en a horreur et poursuit le mythe de la surproduction, c’est pourquoi il lui faut surconsommation et surpopulation. Il est temps de nous libérer d’un autre complexe d’imitation de la forme bourgeoise: si c’est nécessaire pour renverser le capitalisme, la révolution prolétarienne ne peut pas hésiter à passer par une période de sous-consommation. La révolution de Lénine enseigne, voilà quarante ans, qu’il ne faut pas hésiter; mais l’objectif était la victoire du système socialiste et non du système capitaliste. Il reste toutefois un grand enseignement pour le prolétariat et pour son parti: la dictature révolutionnaire aura le caractère d’une dictature sur la consommation, seule façon pour désintoxiquer les esclaves modernes du Capital et les libérer des stigmates de classe qu’il leur a imprimés dans le corps et dans l’esprit.

C’est une chose incompréhensible pour tout cercle immédiatiste: commune, district, catégorie, classe de producteurs (nous devons aussi rappeler la vigoureuse phrase de Marx sur le contrôle de la société qui ne doit pas remis à une classe de producteurs, c’est-à-dire même à des non oisifs et des non exploiteurs.). Et c’est une chose qui s’ajoute à la liste des impuissances de toutes les formes organisées qui ne sont pas le parti politique: syndicats, conseils d’entreprise, conseils locaux.

 

La juste formulation

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Encore une fois nous revendiquons l’intégralité de la formule marxiste. La forme capitaliste est celle qui sépare les travailleurs des conditions matérielles de leur travail. En accomplissant cette séparation avec des moyens violents et même inhumains, le capitalisme transforme la production individuelle en production sociale, mais laisse individuelle l’appropriation des produits.

Les libres producteurs expropriés par le capitalisme sont réduits à l’état de prolétaires qui n’ont aucune réserve et qui vivent en vendant leur force de travail contre de l’argent. Avec celui-ci ils achètent une partie des produits pour leur consommation personnelle, reproduisant de cette façon la force de travail.

Dans la forme socialiste la production reste sociale, et il n’y a donc pas propriété par quelqu’un des instruments de production, comme la terre et les installations fixes. Dans cette société il n’y a pas d’appropriation individuelle même pour la consommation; la distribution sera sociale et à des fins sociales.

La consommation sociale diffère de la consommation individuelle en ce que l’attribution physique des biens consommables ne se fait pas par l’achat mercantile et par le moyen monétaire.

Quand la société satisfait tous les besoins de ses membres qui ne sont pas contradictoires avec le plus grand développement social, indépendamment de leur plus ou moins grande contribution au travail social, toute propriété personnelle cesse et avec elle sa mesure, c’est-à-dire la valeur, et son symbole, l’argent.

Au début de la lutte du prolétariat moderne on a souvent utilisé des formules incomplètes, sans affirmer cependant que de ces formules représentaient l’expression intégrale de la doctrine. C’est à cela qu’il faut attribuer l’apparition fréquente de formules comme: socialisation des moyens de production ou bien respect de la propriété personnelle du travailleur. Historiquement ceci n’entraînait pas de grave équivoque quand était encore récente la capture de la petite propriété personnelle des instruments et des produits des travailleurs autonomes. C’est quelque chose d’analogue au fait que Marx lui-même ait été contraint de laisser des phrases sur la justice et la liberté des individus et des peuples dans l’Adresse générale de l’Association internationale des travailleurs (il fit en sorte de les mettre là où elles n’étaient pas nuisibles).

Aujourd’hui la course du capitalisme se trouve à un autre niveau de sa trajectoire, c’est-à-dire à celui que le marxisme classique a intégralement prévu; et il ne suffit pas qu’une formule d’agitation soit combattue frontalement par les pouvoirs constitués pour qu’elle soit utile à la classe ouvrière, comme c’était le cas à l’époque.

En poursuivant le travail des «Corollaires», nous avons le devoir de continuer à donner cette démonstration qui, pour l’épisode de la Première internationale, est fournie dans la lettre bien connue de Marx à Engels, afin de lever tout soupçon d’avoir voulu effectuer des ajouts de notre cru, là où d’autres opèrent des coupures dans le marxisme.

 

Grands schémas  de la société future

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Les recherches toujours plus approfondies sur la littérature marxiste, réalisées même par ceux qui soutiennent qu’il faut désormais en finir avec toutes ces références à Marx, dépassé pour beaucoup, ont conduit à retrouver et à publier même les notes écrites par Marx dans les marges des pages des livres qu’il lisait et critiquait.

L’extrait que nous allons utiliser maintenant mérite une lecture attentive. C’est avec regret que nous y intercalons un commentaire qui en diminue la continuité et donc la puissance. Il est tiré de notes au sujet de l’œuvre du James Mill, économiste anglais père de John Stuart Mill économiste et philosophe plus connu, que Marx cite abondamment dans ses œuvres ultérieures et dans son «Histoire des théories sur la plus-value». Il s’agit ici de six pages écrites dans un cahier de notes. Plus que comme critique du système de Mill père, ces pages nous intéressent en tant que libre incursion de l’esprit de Marx dans le domaine de la société communiste dont on veut qu’il ne se soit jamais occupé

Il faut avoir présent à l’esprit que le jeune Marx (il avait 26 ans) avait dès cette époque fait la critique complète de l’idéalisme de Hegel; il écrit l’avoir déjà toute développée dans son œuvre: «Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel» qui date de ces années. Toutefois sa forme d’exposition préférée, surtout dans une note non rédigée pour le public, ne pouvait pas ne pas flirter avec la méthode hégélienne, ce qu’il avouera encore de faire dans la préface du premier livre du «Capital», plus de vingt après.

Rien d’étonnant donc à ce que ce fragment où nous voyons un véritable Manifeste contre tout individualisme, place la polémique sous la forme individuelle d’un dialogue entre les personnages Moi et Toi. La cause est probablement que dans son exposition de la théorie de l’échange entre producteurs de marchandises qui satisfont différents besoins, Mill, selon la vieille habitude - encore vivante aujourd’hui - des économistes professionnels, fonde son analyse sur le cas élémentaire de Pierre qui a produit une marchandise utile à Paul.

Marx s’empare de cette hypothèse d’un rapport personnel; et, dialectiquement, il fonde sur elle une critique par laquelle l’égoïsme des deux personnes individuelles mesurable selon les économistes bourgeois, en valeur et en monnaie et en termes précis avec lesquels ils abordent l’affaire - s’élève au dessus des confins vils et bas d’une société mercantile. Tout au long de cette citation le souci de tout fonder sur des rapports réels et matériels est évident, bien que sa forme littéraire puisse avoir une saveur d’abstraction.

«Tu as certes en tant qu’homme un rapport humain à mon produit; tu as le besoin de mon produit. Celui-ci existe donc pour toi comme objet de ton désir et de ta volonté. Mais ton besoin, ton désir et ta volonté sont impuissants à l’égard de mon produit».

Nous demandons pardon pour cette interruption mais nous voulons clarifier que nous sommes dans le cas d’une société de propriétaires de produits. Le membre Toi ne peut pas simplement étendre la main et prendre le produit qui lui plaît tant du membre Moi, car la forme sociale le lui interdit.

«Cela (cette impuissance) signifie donc que ton être humain qui est nécessairement en relation intérieure avec ma production humaine, n’est pas ta puissance, ta propriété sur cette production, car ni la particularité, ni la puissance de l’être humain ne sont reconnues dans ma production».

Nous nous permettrons d’indiquer le sens: la forme sociale ne reconnaît pas le droit de consommer ma production à un être humain quel qu’il soit; elle ne le reconnaît qu’à moi ou à celui qui me paie. Pardonnez ce langage trivial: Hegel c’est du passé!

«Ils (ton besoin, ton appétit intérieur) sont plutôt le lien qui te rend dépendant de moi, parce qu’ils te mettent sous la dépendance de mon produit. Loin d’être le moyen de te donner un pouvoir sur ma production, ils sont plutôt le moyen de me donner un pouvoir sur toi».

Jusqu’ici est décrite la société mercantile avide d’affaires. L’échange comme substitut en deux temps du troc primitif, est décrit par Mill comme le fait de deux volontés libres qui s’affrontent en souriant. Mais en réalité il s’agit de deux actes de consommation d’une puissance inhumaine. Ma puissance sur le pain qui t’enlèvera la faim est celle de te faire mourir; tu ne peux t’y soustraire que si tu disposes de l’argent qui passe en mon pouvoir, et que tu as reçu dans la mesure ou tu avais un vêtement à vendre. L’acheteur de ce dernier devait lui aussi posséder de l’argent, sous peine de mourir de froid. Lubies du jeune Marx? Qui ne reconnaît pas dans ces lignes le chapitre du «Capital»: «Le caractère fétiche de la marchandise et son secret» où le rapport encre les marchandises, indiqué à l’aide du candide signe mathématique «égal» devient un rapport entre les hommes et s’avère être un rapport pire que celui des loups entre eux?

Au récent congrès de philosophie, il paraît qu’on s’est beaucoup occupé de Marx. Un Jésuite l’a trouvé un philosophe fécond dans ses œuvres de jeunesse, un autre professeur l’a jugé plus accompli dans maturité; plusieurs philosophes russes l’ont décrit comme étant toujours cohérent. Nous n’en dirons pas plus pour l’instant de ce Congrès, sauf qu’à notre avis, aucun de ces trois groupes n’a compris Marx, que les disciples de Staline nous transforment en dualiste.

 

Vol à travers le temps

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 Sans prévenir comme il fait toujours - à la grande confusion des censeurs - Marx saute d’un bond la forme historique mercantile et suppose que les citoyens Toi et Moi continuent leur dialogue. Nous savons bien que c’est désormais l’homme social qui dialogue avec lui-même. Mais le philosophard est là pour dire que nous avons tué en lui l’individu, arrêté avec notre collectivisme son ascension vers la Liberté et la Valeur, cloué l’Esprit à la Matière pour réduire les deux à un seul.

 Marx ne s’attarde pas à réduire en pièces par un de ses sarcasmes cinglants, l’éternel contradicteur. Il va montrer comment, une fois l’égoïsme mercantile détruit en l’être humain, ce dernier accédera au niveau d’une plénitude de la vie inconnue jusqu’ici.

«Supposons que nous ayons produit en tant qu’hommes». Il nous faut nous arrêter; que le lecteur veuille bien, après, relire en sautant nos explications. Aujourd’hui nous ne produisons pas en tant qu’humains, mais en tant qu’esclaves salariés et comme marchands. Par conséquent la supposition que nous produisons sans être payés et sans vouloir l’être, signifie que nous sommes transportés dans la société communiste.

«Chacun de nous affirmerait doublement dans sa production soi-même et les autres». Personne ne s’est donc nié lui-même ni n’a nié son humanité comme le dit en ricanant le philistin. «J’aurai: 1. Dans ma production; objectivé mon individualité, sa particularité et j’aurai tout autant joui, au cours de l’activité, d’une manifestation de la vie individuelle, que de savoir affirmée ma personnalité en tant que puissance objectivée, sensiblement constatable, élevée au-dessus de tout doute. 2. Dans la jouissance ou l’utilisation de mon produit je jouirai aussi bien immédiatement de la conscience d’avoir satisfait par mon travail un besoin humain que d’avoir objectivé mon être humain et, par là, d’avoir procuré à un autre être humain l’objet qui lui convenait. 3. J’aurai été pour toi l’intermédiaire entre toi et l’espèce, j’aurais donc été connu et ressenti par toi-même comme le complément de ton être, comme une partie nécessaire de toi-même; donc de me savoir confirmé dans ta pensée et dans ton amour. 4. J’aurai directement produit dans ma manifestation de vie individuelle la manifestation de ta vie et j’aurai donc vérifié et réalisé directement dans mon activité individuelle mon être véritable, mon être humain, mon être social»

Dans l’admirable rédaction de ce passage, on pourrait trouver que l’individu et le moi restent en jeu comme sujet logique et catégorie philosophique; rien de contradictoire en cela, mais jeu correct de la dialectique matérialiste: nous voulons arriver à l’expulsion de l’individu de l’histoire non par des exercices métaphysiques sub specie aeternitatis, mais comme résultat du développement historique. Il semble que le Moi et le Toi soient nos drammatis personae, mais l’épilogue est leur fusion dans une catégorie inconnue aux superstructures idéologiques des époques pré-communistes: l’être humain, l’être social dans lequel - confirmation de l’invariance historique de l’œuvre de Marx - nous trouvons l’Homme social des Grundrisse de 1859. Il y a donc coïncidence avec le point d’arrivée de 1844: «Mon être humain, mon être social».

Il n’y a pas lieu de s’étonner si nous trouvons ces phrases dans des textes d’étude de Marx et non dans ceux destinés à la publication. Marx écrivait à une époque où l’Allemagne n’avait pas accompli le passage de la philosophie critique (bourgeoise) à la politique révolutionnaire libérale, qui sont deux aspects complémentaires de la lutte contre l’autorité scolastico-théologique et le despotisme politique absolutiste. Nous détruirons, nous marxistes, l’individu, mais nous avons historiquement besoin pour le faire que la révolution libérale l’ait émancipé.

Marx est parti de la critique d’un économiste qui voulait démontrer que la bilatéralité de l’échange est une «loi naturelle». Sa puissante déduction enlève brillamment au rapport sa caractéristique d’aller et retour, de «fais pour que je fasse » (do ut des) et libère l’acte productif de la condition mercantile. Dans la société mercantile, le producteur travaille pour trouver un acheteur, nous dit le texte. Dans la société communiste qui la remplacera, le producteur travaillera non pour vendre et pour trouver son individu «contractant», mais pour une finalité unilatérale qui est expliquée dans la magnifique série précédente où il n’y a plus la rémunération de la production de l’autre de la monnaie de l’autre. Le dialogue historique entre Moi et Toi ne se dénoue plus, comme ce fut toujours le cas dans l’histoire, par l’assujettissement de l’un des deux, encore moins par leur équilibre et leur équivalence dans une société de producteurs libres, une démocratie mercantile ou, si l’on veut, une «démocratie populaire», vaine idéologie petite-bourgeoise. Le dialogue se termine après la victoire du communisme prolétarien par la fusion des deux personnages traditionnels dans la réalité unique de l’Homme Social.

La très haute vision, fondée ici en doctrine, du producteur qui trouve sa satisfaction non dans le besoin et la consommation du produit d’autrui, mais dans le seul fait unilatéral de produire et donc d’offrir, ne peut faire référence à une société de producteurs autonomes, mais seulement à une société de producteurs coopérants, qu’aucune frontière territoriale ou statistique ne divise plus.

Nous sommes ici arrivés au niveau de la production sociale intégrale liée à la jouissance sociale intégrale, où le but de la production n’est pas la consommation du producteur, mais le don de son produit à la société, dans laquelle il se reconnaît lui-même.

Pour preuve que ceci n’est pas un ajout de notre part, ni un voile que seul le passage d’un siècle nous permet de lever sur des paroles prophétiques, nous pouvons citer simplement les mots qui dans le texte en notre possession terminent la citation: «Nos produits seraient autant de miroirs dans lesquels se reflètent notre espèce commune...».

 

(à suivre au N° 470)

 


 

(1) L’étude sur «Propriété et capital» est en cours de publication sur «Programme Communiste»

(2) «Pour caractériser le romantisme économique», Oeuvres, Tome 2, p. 168, 169.

 

 

Parti communiste international

www.pcint.org

 

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