Théorie et action dans la doctrine marxiste

 

( Publié dans «Bollettino Interno», N° 1, 10 septembre 1951. Paru en français dans «programme communiste», N°56, 1972 et dans «le prolétaire», N° 446, 1998 et N°491, 2008 )

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«Théorie et action»  est le titre d’un rapport exposé par Amadeo Bordiga à la réunion de Rome du 1er avril 1951. Portant plus particulièrement sur la «question syndicale», mais concernant plus généralement la question de l’activité du parti, il représentait un résultat important dans le travail de clarification théorique et politique mené alors au sein du Partito Comunista Internazionalista, travail qui devait aboutir la même année à la rupture avec le courant dit «daméniste» et la fondation, sur des bases programmatiques solides, du parti dont nous nous réclamons. Le texte de ce rapport a été publié en français à plusieurs reprises sur notre presse, la dernière fois étant sur les colonnes du «Prolétaire» n° 446 (sept.-Oct.-Nov. 1998).

Le rapport  était complété par la présentation et le commentaire de huit tableaux. Chacun d’eux était constitué par un graphique accompagné d’un commentaire bref, mais suffisant, qui s’insérait parfaitement dans ce qui avait été dit dans le rapport écrit. Pour des raisons liées aux difficultés internes que traversait alors le parti, seuls trois de ces tableaux furent publiés sur le «Bolletino interno» n°1 (10 septembre 1951). Ce fut aussi le cas lorsque le «Renversement de la praxis dans la théorie marxiste» a été intégré dans la série «La Gauche communiste sur le chemin de la révolution» publiée lors du décès d’Amadeo Bordiga (en français sur Programme Communiste n°56). Les graphiques de l’appendice et leurs commentaires parurent finalement, de manière complète  et pour la première fois en français dans «le prolétaire » n° 491 (Nov.-Déc. 2008 / Janvier 2009).

 

 

Sommaire

 

1. Devant la débâcle de l’idéologie, de l’organisation et de l’action révolutionnaires, il est erroné de compter sur une inévitable phase descendante du capitalisme, qui serait déjà commencée et au bout de laquelle attendrait la révolution prolétarienne. La courbe du capitalisme ne connaît pas de phase descendante.

2. La seconde crise internationale opportuniste avec l’écroulement de la IIIe Internationale dérive de l’intermédisme, c’est-à-dire de la conception qui voudrait poser des buts politiques généraux transitoires entre la dictature bourgeoise et la dictature prolétarienne. Renoncer aux revendications économiques particulières des groupes prolétariens pour éviter l’intermédisme est une position erronée.

3. La praxis marxiste juste affirme que la conscience de l’individu et aussi de la masse suit l’action, et que l’action suit la poussée de l’intérêt économique. Ce n’est que dans le parti de classe que la conscience et, dans des phases déterminées, la décision d’agir précèdent l’affrontement de classe. Mais une telle possibilité est inséparable organiquement du mécanisme moléculaire des poussées physiques et économiques initiales.

4. Selon toutes les traditions du marxisme et de la Gauche italienne et internationale, le travail et la lutte dans les associations économiques prolétariennes sont une des conditions indispensables pour le succès de la lutte révolutionnaire, en même temps que la pression des forces productives contre les rapports de production et que la juste continuité théorique et tactique du parti politique.

 5. Dans les différentes phases de l’histoire bourgeoise (révolutionnaire, réformiste, anti-révolutionnaire), la dynamique de l’action syndicale a subi de profonds changements (interdiction, tolérance, assujettissement); mais il est de toute façon indispensable, organiquement, qu’entre la masse des prolétaires et la minorité encadrée dans le parti, il existe une autre couche d’organisations, politiquement neutres par principe, mais accessibles constitutionnellement aux seuls ouvriers, et des organismes de ce genre doivent renaître dans la phase d’approche de la révolution.

 

I.  Le renversement de la praxis dans la théorie marxiste

 

1. Désordre idéologique dans les nombreux groupes internationaux qui condamnent l’orientation stalinienne et qui affirment se trouver dans la ligne du marxisme révolutionnaire.

Incertitude de ces groupes sur ce qu’ils appellent analyse et perspective: développement moderne de la société capitaliste; possibilité de reprise de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

2. Il est évident pour tout le monde que l’interprétation réformiste du marxisme s’est écroulée avec les guerres mondiales, les grands conflits intérieurs et le totalitarisme bourgeois.

3. Cependant, puisque l’aggravation de la tension sociale et politique ne s’accompagne pas du renforcement mais de la totale dégénérescence des anciens partis révolutionnaires, certains se demandent s’il ne faut pas réviser la perspective marxiste, et également celle de Lénine qui posait comme issue de la première guerre mondiale et de la révolution russe l’extension au monde entier de la lutte du prolétariat pour le pouvoir.

4. Une théorie tout à fait erronée est celle de la courbe descendante du capitalisme, qui amène à poser cette fausse question: comment se fait-il que la révolution n’avance pas alors que le capitalisme décline? La théorie de la courbe descendante compare le développement historique à une sinusoïde: tout régime (par exemple le régime bourgeois) commence par une phase ascendante, atteint un point maximum, après quoi un autre régime remonte. Cette vision est celle du réformisme gradualiste: il n’y a pas de bonds, de secousses, ni  de sauts.

5. La vision marxiste peut être représentée schématiquement par un certain nombre de courbes toujours ascendantes jusqu’à des sommets (en géométrie «point singuliers» ou «points de rupture») suivis d’une chute, presque verticale, puis, tout en bas, d’une autre branche historique ascendante, c’est-à-dire un nouveau régime social.

6. Conformément à cette vision - la seule marxiste -  tous les phénomènes de la phase impérialiste actuelle sont parfaitement escomptés depuis un siècle: en économie, trusts, monopoles, dirigisme étatique, nationalisations; en politique, régimes policiers, surpuissance militaire, etc.

7. Il apparait non moins clairement que le parti prolétarien n’a pas à poser dans la période actuelle de revendications gradualistes ou tendant à restaurer et faire renaître des formes libérales et tolérantes.

Au contraire, la position erronée du mouvement prolétarien et surtout de la IIIe Internationale a fait qu’au très haut potentiel capitaliste n’a pas pu s’opposer une tension révolutionnaire comparable.

L’explication de ce deuxième écroulement du mouvement de classe, plus grave que celui du social-patriotisme de 1914, nous amène à examiner les difficiles questions du rapport entre les poussées économiques et la lutte révolutionnaire, du rapport entre les masses et le parti qui doit les guider.

8. De même qu’il faut rejeter les positions des groupes qui sous-estiment le rôle et la nécessité du parti pour retomber dans des positions ouvriériste, ou pire, ont des hésitations sur l’emploi du pouvoir d’Etat dans la révolution, de même doit-on considérer comme des égarés ceux qui considèrent le parti comme le regroupement des éléments conscients, et n’aperçoivent pas les liens nécessaires qui le rattachent à la lutte de classe physique, et ne comprennent pas que le parti est le produit de l’histoire autant que son facteur.

9. Cette question nous amène à rétablir l’interprétation du déterminisme marxiste telle qu’elle a été construite à l’origine, en remettant à leurs places respectives le comportement de l’individu sous l’action des poussées économiques et la fonction des corps collectifs tels que la classe et le parti.

10. Il est utile, ici aussi, de tracer un schéma qui explique le renversement de la praxis dans la théorie marxiste. L’individu passe du besoin physique à l’intérêt économique et à l’action quasi-automatique pour le satisfaire; c’est seulement après qu’il en arrive à des actes de volonté et, enfin, à la conscience et à la connaissance théorique. Dans la classe sociale, le processus est le même sauf que toutes les forces s’exaltent en convergeant dans une même direction. Dans le parti, où confluent toutes les influences venues des individus et de la classe, leur apport détermine la possibilité et la faculté d’une vision critique et théorique et d’une volonté d’action, qui permettent de transmettre aux militants et aux prolétaires individuels l’explication des situations et des processus historiques ainsi que les décisions d’action et de combat.

11. Ainsi, tandis que le déterminisme exclut qu’il puisse y avoir chez l’individu une volonté et une conscience qui précèdent l’action, le renversement de la praxis les admet uniquement dans le parti en tant que résultat d’une élaboration historique générale. Donc, si c’est au parti qu’il faut attribuer la volonté et la conscience, on doit nier que celui-ci se forme par le concours de la conscience et de la volonté d’un groupe d’individus, et que ce groupe puisse le moins du monde être considéré comme en dehors des déterminations physiques, économiques et sociales opérant dans la classe toute entière.

12. La prétendue analyse d’après laquelle toutes les conditions révolutionnaires sont réunies, mais il manque une direction révolutionnaire, n’a donc aucun sens. Il est exact de dire que l’organe de direction est indispensable, mais sa naissance dépend des conditions mêmes de la lutte, et jamais du génie d’un chef ni de la valeur d’une avant-garde.

Cette clarification des rapports entre le fait économico-social et le fait politique doit servir de base pour illustrer le problème des rapports entre le parti révolutionnaire et l’action économique et syndicale.

 

II. Parti révolutionnaire et action économique

 

Il convient de rappeler quelle a été l’attitude de la Gauche communiste italienne sur les questions syndicales, en passant ensuite à l’examen de ce qui a changé sur le terrain syndical après les guerres et les totalitarismes.

1. Alors que le parti italien n’était pas encore constitué, deux grandes questions de tactique furent débattues au second Congrès de l’Internationale en 1920: l’action parlementaire et l’action syndicale. Les représentants du courant hostile à la participation électorale s’opposèrent à la soi-disant gauche qui proposait la scission syndicale et le renoncement à la conquête des syndicats dirigés par les opportunistes. Elle était composé de courants qui, au fond, plaçaient le centre de l’action révolutionnaire, non dans le parti, mais dans le syndicat, et voulait ce dernier pur de toute influence bourgeoise (Tribunistes hollandais, KAPD allemand, Syndicalistes américains, écossais, etc.).

2. La Gauche d’alors combattit âprement ces mouvements analogues au mouvement turinois de «L’Ordine Nuovo». Commettant une grave confusion sur les périodes et les instruments du mouvement prolétarien, ils croyaient que la tâche révolutionnaire consistait à vider les syndicats au profit des conseils d’usine, vus comme la trame, initiée en plein capitalisme, des organes économiques et étatiques de la révolution prolétarienne.

3. Les questions parlementaires et syndicales se trouvent sur deux plans bien distincts. Il est incontestable que le parlement est l’organe de l’Etat bourgeois où sont prétendument représentés toutes les classes de la société, et tous les marxistes révolutionnaires sont d’accord qu’il ne peut servir de base à aucun autre pouvoir que celui de la bourgeoisie. La question est de savoir si l’utilisation des mandats parlementaires peut servir à la propagande et à l’agitation pour l’insurrection et la dictature. Les opposants soutenaient que, même pour ce seul objectif, la participation de nos représentants à un organisme commun avec les représentants bourgeois produisaient un effet opposé à celui recherché.

4. Les syndicats, quels que soient ceux qui les dirigent, rassemblent toujours les éléments d’une même classe puisqu’ils sont des associations économiques professionnelles. Il est bien possible que les prolétaires organisés élisent des représentants de tendance non seulement modérées mais carrément bourgeoises, et que la direction du syndicat tombe sous l’influence capitaliste. Il reste cependant que les syndicats sont composés exclusivement de travailleurs; il ne sera donc jamais possible de dire la même chose que pour le parlement, à savoir qu’ils ne peuvent avoir de direction que bourgeoise.

5. En Italie, avant la formation du Parti Communiste, les socialistes excluaient de travailler dans les syndicats blancs des catholiques et dans les syndicats jaunes des républicains. Par la suite, les communistes en présence de la grande Confédération dirigée par les réformistes et de l’Union Syndicale dirigée par les anarchistes, décidèrent unanimement et sans hésitations de ne pas fonder de nouveaux syndicats, mais de travailler à l’intérieur de ceux que nous venons de dire, en tendant ainsi à leur unification. Au plan international, le parti italien unanime soutint non seulement le travail dans tous les syndicats sociaux-démocrates nationaux, mais aussi l’existence de l’Internationale Syndicale Rouge (Profintern) qui estimait que la conquête de la Centrale d’Amsterdam était impossible parce qu’elle était liée à la Société Des Nations bourgeoise à travers le Bureau International du Travail. La Gauche italienne s’opposa violemment à la proposition de liquider le Profintern pour constituer une Internationale Syndicale unique, en soutenant toujours le principe de l’unité et de la conquête interne des syndicats et confédérations nationales.

6. a) L’activité syndicale a eu comme conséquence une politique très différente des pouvoirs bourgeois selon les phases historiques successives. Comme les premières bourgeoisies révolutionnaires interdirent toutes les associations économiques comme des tentatives de reconstituer les corporations non libérales du Moyen Age, et comme toute grève était violemment réprimée, tous les premiers mouvements syndicaux prirent des aspects révolutionnaires. Dès ce moment le Manifeste avertit que tout mouvement économique et social conduit à un mouvement politique et a une très grande importance en ce qu’il étend l’association et la coalition prolétariennes, alors que ses conquêtes purement économiques sont précaires et n’entament pas l’exploitation de classe.

b) Dans la période suivante, la bourgeoisie, qui avait compris qu’il lui était indispensable d’accepter que se pose la question sociale, toléra et légalisa les syndicats en reconnaissant leur action et leurs revendications, précisément pour conjurer la solution révolutionnaire; il s’agit de toute la période sans guerre et de relative amélioration progressive du bien-être qui va jusqu’en 1914.

Durant toute cette période le travail dans les syndicats fut un élément tout à fait primordial pour la formation de puissants partis socialistes ouvriers; et il était évident que ces derniers pouvaient provoquer de grands mouvements surtout grâce à l’utilisation des leviers syndicaux.

L’écroulement de la Deuxième Internationale a démontré que la bourgeoisie avait conquis une influence décisive sur une grande partie de la classe ouvrière grâce à ses rapports et à ses compromis avec les chefs syndicaux et parlementaires qui, partout, dominaient l’appareil des partis.

c) Au cours de la reprise du mouvement après la révolution russe et la fin de la guerre impérialiste, il s’agit précisément de faire le bilan de la désastreuse faillite de l’encadrement politique et syndical; on tenta de conduire le prolétariat mondial sur le terrain révolutionnaire en éliminant par des scissions les chefs politiques et parlementaires traîtres, et en faisant en sorte que les nouveaux partis communistes, travaillant dans les rangs des organisations prolétariennes les plus larges, parviennent à en éliminer les agents de la bourgeoisie. Face aux premiers vigoureux succès dans beaucoup de pays, le capitalisme se trouva dans la nécessité, pour empêcher l’avancée révolutionnaire, de frapper par la violence et de rendre illégaux, non seulement les partis mais aussi les syndicats où ceux-ci travaillaient. Cependant ces totalitarismes bourgeois, dans toute la complexité des situations, ne décidèrent jamais l’abolition du mouvement syndical. Au contraire, ils préconisèrent et réalisèrent la constitution d’un nouveau réseau syndical pleinement contrôlé par le parti contre-révolutionnaire, et, quel que soit sa forme, déclaré unique et unitaire et strictement lié à la mécanique administrative et étatique.

Même là où, après la seconde guerre mondiale, suivant la formulation politique courante, le totalitarisme capitaliste semble avoir été remplacé par le libéralisme démocratique, la dynamique syndicale a continué à se développer de façon ininterrompue vers le plein contrôle par l’Etat et vers son insertion dans les organismes administratifs officiels. Le fascisme, réalisateur dialectique des vieilles aspirations réformistes, a accompli celle de la reconnaissance juridique du syndicat de façon qu’il puisse être titulaire de contrats collectifs avec les patrons jusqu’à l’emprisonnement effectif de tout l’appareil syndical dans les structures du pouvoir bourgeois de classe.

Ce résultat est fondamental pour la défense et la conservation du régime capitaliste précisément parce que l’influence et l’utilisation d’associations syndicales est une étape indispensable pour tout mouvement révolutionnaire dirigé par le parti communiste.

7. Il est évident que ces modifications radicales du rapport syndical ne relèvent pas uniquement de la stratégie politique des classes en contraste et de leurs partis et gouvernements, mais sont aussi en rapport étroit avec les modifications du rapport économique entre le donneur de travail et l’ouvrier salarié. Lors des premières luttes syndicales avec lesquelles les travailleurs cherchaient à opposer au monopole des moyens de production celui de la force de travail, l’âpreté du contraste découlait de ce que le prolétariat, privé depuis longtemps de toute réserve de consommation, n’avait absolument aucune autre ressource que le salaire quotidien; toute lutte contingente se transformait donc en une lutte à mort.

Il est indéniable que la théorie marxiste de la misère croissante est confirmée par l’augmentation continuelle du nombre des purs prolétaires et par l’expropriation sans retenue, centuplée par les guerres, les destructions, l’inflation monétaire, des dernières réserves des couches sociales prolétariennes et des couches moyennes, et que dans beaucoup de pays le chômage voire le massacre des prolétaires atteint des chiffres énormes; cependant là où la production industrielle fleurit, toute la gamme des mesures réformistes d’assistance et de prévoyance pour les salariés, crée pour les ouvriers occupés un nouveau type de réserve économique qui représente une petite garantie patrimoniale, analogue dans une certaine mesure à celle de l’artisan et du petit paysan; le salarié a donc quelque chose qu’il risque de perdre ce qui (phénomène déjà constaté par Marx, Engels et Lénine en ce qui concerne les dites aristocraties ouvrières) le rend hésitant voire opportuniste au moment de la lutte syndicale et, pire encore, de la grève et de la révolte.

8. Au-delà du problème contingent pour le parti communiste révolutionnaire de travailler dans tel ou tel pays dans des syndicats donnés ou de rester à l’écart, les éléments de la question résumés jusqu’ici, conduisent à conclure que dans toutes les perspectives de mouvement révolutionnaire, les facteurs fondamentaux suivants ne peuvent pas ne pas être présents: 1) un ample et nombreux prolétariat de purs salariés; 2) un grand mouvement d’associations à contenu économique qui comprend une partie importante du prolétariat; 3) un fort parti de classe, révolutionnaire, dans lequel milite une minorité des travailleurs, mais qui, grâce au développement de la lutte, a pu opposer solidement et à grande échelle son influence dans le mouvement syndical à celui de la classe et du pouvoir bourgeois

Les facteurs qui ont conduit à établir la nécessité de ces trois conditions ont été donnés: par la conception correcte de la théorie du matérialisme historique qui relie le besoin économique élémentaire de l’individu à la dynamique des grandes révolutions sociales; par la juste perspective de la révolution prolétarienne par rapport aux problèmes de l’économie, de la politique et de l’Etat; par les enseignements de l’histoire de tous les mouvements associatifs de la classe ouvrière aussi bien dans leurs mouvements ascendants et leurs victoires que dans leurs défaites et leurs dégénérescences.

La perspective décrite ici en grandes lignes n’exclue pas que l’on puisse rencontrer les épisodes les plus variés de modifications, dissolutions, reconstitutions d’associations de type syndical, de toutes ces associations qui se présentent dans les divers pays soit liées aux organisations traditionnelles qui prétendaient se fonder sur la méthode de la lutte de classe, soit plus ou moins liées aux méthodes et orientations sociales les plus diverses, y compris conservatrices.

 

 

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Appendice à Théorie et action dans la doctrine marxiste

 

 

Introduction

 

Le rapport sur le renversement de la praxis dans la théorie marxiste tenu à la réunion de Rome du premier avril 1951, était complété par la présentation et le commentaire de huit tableaux.

Chacun d’eux était constitué par un graphique accompagné d’un commentaire bref, mais suffisant, qui s’insérait parfaitement dans ce qui avait été dit dans le rapport écrit. Pour des raisons liées aux difficultés internes que traversait alors le parti, seuls trois de ces tableaux furent publiés sur le «Bolletino interno» n°1 (10 septembre 1951). Ce fut aussi le cas lorsque le «Renversement de la praxis dans la théorie marxiste» a été intégré dans la série «La Gauche communiste sur le chemin de la révolution» publiée lors du décès d’Amadeo Bordiga (en français sur Programme Communiste n°56).

Nous donnons ici pour la première fois en français tous les tableaux; ils sont suivis d’un commentaire unique qui n’est qu’une lecture de ces schémas dans l’esprit des autres commentaires, sans altérer l’équilibre de l’ensemble.

Les considérations qui suivent ont pour but de permettre une utilisation plus incisive de ces cinq tableaux, où est tracée la représentation de la dynamique sociale selon les idéologies fondamentales que le mouvement révolutionnaire du prolétariat a définitivement surmonté sur le plan théorique, mais avec lesquelles il doit malheureusement encore en finir sur le plan de la lutte pratique.

Dans «L’idéologie allemande» (1846, I, A), Marx et Engels écrivent:

La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient, et l’être des hommes est leur procès de vie réel. Si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sans dessus dessous comme dans une chambre noire, ce phénomène découle de leur procès de vie historique, tout comme l’inversion des objets sur la rétine provient de leur processus de vie directement physique.

Tout au contraire de la philosophie allemande, qui descend du ciel sur la terre, on s’élève ici de la terre au ciel; autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s’imaginent, se représentent, ni non plus de ce que l’on dit, s’imagine et se représente à leur sujet, pour en arriver à l’homme en chair et en os; c’est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie réel que l’on expose le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus.

 Les formations brumeuses du cerveau humain sont, elles aussi, des sublimés nécessaires du processus matériel de leur vie, empiriquement vérifiable et lié à des circonstances matérielles préalables.

Par conséquent, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent ne conservent plus leur semblant d’indépendance. Elles n’ont ni histoire ni développement; ce sont au contraire les hommes qui, en même temps qu’ils développent leur production et leur communication matérielles, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée, et les produits de celle-ci. Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience.

Dans la première conception, on part de la conscience comme individu vivant; dans la seconde, qui correspond à la vie réelle, on part des individus ex-mêmes, réels et vivants, et l’on considère la conscience uniquement comme leur conscience.

 Cette conception ne va pas sans présuppositions. Elle part de circonstances préalables réelles et ne les abandonne pas un seul instant. Ses présuppositions, ce sont les hommes, non pas dans quelque isolement ou immobilité imaginaires, mais dans leur processus d’évolution réel, empiriquement perceptible, dans des conditions déterminées.

Sitôt décrit ce processus d’activité vitale, l’histoire cesse d’être une collection de faits inanimés, comme chez les empiristes, eux-mêmes encore abstraits, ou une action fictive de sujets fictifs, comme chez les idéalistes.

Le matérialisme historique dialectique, s’opposant aux conceptions de type illuministe et idéaliste, ne considère donc pas l’idéologie, c’est-à-dire la représentation mystifiée et renversée des rapports réels, comme le fruit d’une erreur qu’il faudrait corriger pour ouvrir les yeux aux aveugles, mais le résultat nécessaire d’un processus réel correspondant aux rapports matériels, ceux-là même que l’idéologie projette de façon déformée.

Cette déformation dérive à son tour inévitablement de la situation historique des forces sociales qui s’expriment dans l’idéologie et l’imposent à l’ensemble social, l’idéologie dominante étant toujours celle de la classe dominante.

La conception marxiste repousse également l’idée illuministe de la «mystification consciente» des «chefs idéologues» (les «prêtres rusés») puisque la représentation même de l’idéologie - forcément fantastique parce que sublimation d’un état de choses historiquement caduc - s’impose précisément comme programme et superstructure nécessaire de facteurs et d’évolutions sociales historiques. Ainsi, par exemple, l’idéologie bourgeoise se base sur la liberté effectivement conquise des travailleurs sur les chaînes juridiques de la propriété féodale: la bourgeoisie ne peut pas la répudier, car cela reviendrait à se répudier elle-même.

Mais de même que la fonction des classes, la fonction de l’idéologie subit la transformation dialectique antiformisme-réformisme-conformisme décrite dans les Eléments d’orientation marxiste. Dernière classe exploitée, le prolétariat est la seule classe dont le rôle historique est de se supprimer en supprimant toutes les autres classes.

 Il n’a donc pas une idéologie qui pourrait prendre un caractère réformiste puis conformiste, donnant lieu à une représentation suprahistorique de sa domination, mais une science révolutionnaire qui est déjà science de l’espèce humaine non seulement parce que le prolétariat représente l’avenir (comme d’autres classes l’ont fait dans le passé), mais parce que cet avenir ne peut être que la société de tout le genre humain ne connaissant plus les classes et leurs conflits - ce qui constituera le saut qualitatif de la préhistoire classiste à la pleine histoire humaine.

L’opposition du marxisme aux idéologies qui se sont succédées dans le passé et qui sont encore plus ou moins présentes aujourd’hui, est donc rigoureusement historico-dialectique; ce  qui n’empêche pas, mais au contraire implique que la science globale à laquelle le marxisme s’identifie, est la seule capable de reconstituer les processus réels sous-jacents à l’échafaudage idéologique, en dévoilant comment l’idéologie mystifie la réalité existante en faisant abstraction de toute «connaissance» individuelle et collective.

Après ces quelques considérations très sommaires, venons-en au sens et au mode d’emploi des tableaux.

 

Graphique I

Schéma de la fausse théorie de la courbe descendante du mouvement historique du capitalisme.

 

 

L’affirmation courante selon laquelle le capitalisme est dans sa phase descendante et ne peut plus remonter, contient deux erreurs: le fatalisme et le gradualisme.

La première est l’illusion que lorsque le capitalisme aura fini de descendre, le socialisme arrivera tout seul, sans agitations, sans luttes et affrontements armés, ni préparation de parti.

La seconde, exprimée par le fait que la direction de la courbe s’infléchit insensiblement, revient à admettre que des éléments de socialisme pénètrent progressivement le tissu capitaliste.

 

Graphique II

Schéma de la succession des régimes de classe selon le marxisme révolutionnaire.

 

 

Marx n’a pas envisagé une montée du capitalisme suivie d’un déclin, mais au contraire une exaltation simultanée et dialectique de la masse des forces productives contrôlées par le capitalisme, de leur accumulation et concentration illimitées, et en même temps de la réaction antagonique des forces dominées, représentée par la classe prolétarienne. Le potentiel productif et économique général continue à croître jusqu’à ce que l’équilibre se rompe: on a alors une phase révolutionnaire explosive, une chute brutale et de courte durée où les anciennes formes de production sont brisées et où les forces productives retombent, pour se réorganiser ensuite et reprendre une ascension plus puissante.

 

Différence entre les deux conceptions.

 

Dans le langage de la géométrie la différence entre les conceptions représentées dans les graphiques I et II s’exprime ainsi: la première courbe ou  courbe des opportunistes (révisionnistes du type Bernstein, staliniens partisans de l’émulation, intellectuels «révolutionnaires» pseudo-marxistes), est une courbe continue qui «admet une tangente» en chacun de ses points, c’est-à-dire pratiquement qui procède par variations imperceptibles d’intensité et de direction.

La deuxième courbe avec laquelle nous avons voulu donner une image simplifiée de la «théorie des catastrophes» si décriée, présente à chaque époque des points qui en géométrie s’appellent des «sommets» ou des «points singuliers». En ces points la continuité géométrique, et donc la gradualité historique disparaît; la courbe «n’a pas de tangente», ou encore elle «admet toutes les tangentes» - comme lors de la semaine que Lénine ne voulait pas laisser passer.

Il est à peine besoin de noter que le sens général ascendant de la courbe ne prétend pas se rattacher à des visions idéalistes sur le progrès indéfini de l’humanité, mais à une donnée historique: l’accroissement continu et gigantesque de la masse matérielle des forces productives dans la succession des grandes crises historiques révolutionnaires.

 

Schémas de la dynamique sociale selon les idéologies de la classe dominante

 

Les graphiques qui suivent illustrent les schémas de la dynamique sociale selon les idéologies fondamentales que le mouvement révolutionnaire du prolétariat a du combattre à différents niveaux (comme l’indique l’introduction), pour ensuite leur opposer le schéma marxiste du renversement de la praxis.

 

Graphique III

Schéma transcendentaliste (autoritaire)

 

 

Schéma typique des religions révélées, du féodalisme et de l’absolutisme de droit divin, repris ensuite par la société capitaliste moderne. Cette conception fait appel à une divinité qui lors de la Création a insufflé dans les hommes un esprit qui, présent dans chaque individu, assure l’égalité «devant Dieu» - et donc au moins dans l’au-delà - et garantit un comportement inspiré des principes communs d’origine divine. A son tour l’Etat, en contrôlant la conscience et l’activité des individus, permet la réalisation de la vie physique et spirituelle suivant l’ordre hiérarchique qui respecte le plan divin révélé dans les Ecritures sacrées.

 

Graphique IV

Schéma démocratico-libéral

 

 

Commun à des expressions idéologiques variées comme l’illuminisme dans ses diverses tendances (empirisme, sensualisme, matérialisme mécaniciste), le kantisme, l’idéalisme objectif et dialectique de Hegel, le positivisme, le néo-idéalisme, l’immédiatisme libertaire (Stirner, Bakounine).

C’est, poussé à son extrême, le «principe démocratique» basé sur le Moi qui, en tant qu’individu, «esprit du peuple» ou «volonté collective», possède en son for intérieur les normes de son comportement; cela peut conduire, comme chez les anarchistes, à nier l’Etat en tant que non représentant de la volonté collective et à le remplacer par l’ «opinion sociale» ou d’autres abstractions qui ont la même fonction que celle de l’Etat «éthique» dans la pensée bourgeoise classique. Vie éthique, vie économique, volonté d’agir dans l’environnement extérieur, telles sont les explications des forces de conscience et de rationalité propres à l’«esprit humain» présent dans tous les individus («égalité devant la loi»). L’Etat (et, plus généralement, l’organisation sociale) est donc conçu comme résultat et en même temps garantie de la liberté des individus: c’est «la réalité éthique de l’Idée».

 

Graphique V

Schéma volontariste-immédiatiste

 

 

Schéma typique de la vision corporative petite-bourgeoise, donc opportuniste (proudhonisme, anarcosyndicalisme, ouvriérisme, ordinovisme, conseillisme) et réformiste (travaillisme, etc.).

Il s’inscrit évidemment dans la conception libérale dont il représente une variante. Ici, l’individu, toujours à la base du processus, prend conscience des poussées matérielles et économiques qui sont le substrat de son existence; cette prise de conscience détermine la volonté et celle-ci détermine à son tour l’action. L’organisation économique et politique découle de la confluence des prises de conscience individuelles; la classe est alors le résultat de la somme et de l’organisation en réseau des organisations immédiates: notion donc privée de tout sens d’orientation historique - pas de classe en soi et pour soi selon la signification marxiste du terme.

 

Graphique VI

Schéma stalinien

 

 

Schéma découlant de la contre-révolution stalinienne. Ici encore c’est l’individu qui accède à la conscience, mais après que son action ait été déterminée par une décision librement «choisie». L’assimilation parti-Etat est caractéristique. Les poussées et les intérêts économiques viennent de l’individu à l’Etat-parti à travers la classe; elles sont utilisées par ce pseudo binôme pour remplir les tâches de décision et d’orientation, déterminer les directives pratiques et les orientations théoriques. Il est clair par conséquent que dans le «binôme», le parti passe au second plan, ne subsistant plus que comme «justification de l’Etat».

 

Graphique VII

Schéma fasciste

 

 

Par définition le fascisme est éclectique et n’a pas de doctrine propre; idéologiquement, il exprime cependant sa fonction d’unification des forces capitalistes (impérialistes), de réalisation du programme réformiste et de mobilisation des classes moyennes, ans une conception analogue (ce n’est pas par hasard) au stalinisme.

 De même que ce dernier le fascisme n’abandonner aucun des principes idéologiques bourgeois, comme l’égalité juridique des citoyens, la «volonté du peuple», le caractère «populaire» de sa domination.

Mais comme point de départ l’individu est remplacé par la «nation», le «peuple» ou la «race»: ces ont eux qui reçoivent les motivations matérielles en première instance (voir la conception national-socialiste du «sang» et du «sol») et qui s’expriment dans l’Etat. L’individu est dépeint comme le récepteur passif des poussées éthiques du peuple-nation, des impulsions volontaristes et activiste de l’Etat-parti.

 

Commentaire des graphiques III, IV, V, VI et VII

 

En dépit de leurs différences, ces graphiques se réduisent à des dénominateurs communs.

Dans les schémas transcendantaliste et démocratico-libéral, même si dans l’un le sens de l’autorité va de l’Etat à l’individu alors que dans l’autre il va de l’individu à la société et l’Etat, c’est l’Idée qui conditionne et détermine les actions humaines (que cette Idée vienne de la divinité comme dans le premier cas ou qu’elle soit présente dans tous les individus qui composent la collectivité comme dans le second). Dans les deux schémas on va logiquement de la conscience (comprise dans le premier comme foi et dans le second comme rationalité) à la volonté (conçue dans les deux comme caractère éthique), à l’action, à l’économie et à la vie matérielle.

Dans les schémas volontariste-immédiatistes, staliniens et fascistes, les poussées matérielles et économiques sont à la base de la construction; c’est de ce point de vue qu’ils s’opposent aux deux schémas idéalistes précédents. Mais il sont en commun avec ceux-ci le fait que la volonté y précède et a la prééminence sur l’activité dans l’individu et dans la classe (le peuple ou la nation dans le cas du fascisme). Un autre trait commun à ces trois schémas volontaristes (celui de Proudhon, Sorel, Bersntein, Gramsci, etc. est aussi individualiste; et en cela il est pire que les deux autres) est la succession parallèle: poussées économiques - volonté -activité - conscience, qui existe entre le parti et l’Etat (ou l’organisation immédiate) d’une part, et l’individu et la classe (le peuple ou la nation pour le fascisme) d’autre part; sa conséquence en est l’impossibilité pour le parti de posséder une théorie scientifique des phénomènes sociaux.

Ce n’est qu’avec le schéma marxiste que la succession activité - volonté - conscience de l’individu et de la classe, se trouve complètement renversée dans le parti, dont la connaissance des faits sociaux embrasse le passé, le présent et le futur, se hissant au niveau d’une théorie scientifique, avec en conséquence la possibilité d’exercer une volonté et une action, comme le montre le graphique suivant.

 

Graphique VIII

Schéma marxiste du renversement de la praxis

 

 

Le but de la figure est seulement de représenter schématiquement les concepts du déterminisme historique. Chez l’individu (et donc chez le prolétaire pris individuellement), ce n’est pas la conscience théorique qui détermine la volonté d’agir sur le milieu extérieur; comme le montre le schéma avec les flèches dirigées de bas en haut, c’est le contraire qui se produit: la poussée du besoin matériel détermine, au travers de l’intérêt économique, une action non consciente; c’est seulement bien après l’action que se manifestent, par l’intervention d’autres facteurs, la critique de cette action et la théorie.

L’ensemble des individus placés dans les mêmes conditions économiques se comporte de façon analogue (flèches dirigées de bas en haut), mais la concomitance de stimuli et de réactions crée la prémisse d’une volonté puis d’une conscience plus claires. Celles-ci se précisent seulement dans le parti de classe, qui regroupe une partie de la classe, mais qui élabore, analyse et amplifie l’immense expérience de toutes les poussées, stimuli et réactions. Ce n’est que le parti qui parvient à renverser le sens de la praxis. Il possède une théorie et il a donc connaissance du développement des événements: dans des limites données, selon les situations et les rapports des forces, le parti peut imposer des décisions et des initiatives et influencer le déroulement de la lutte (comme le montre le schéma avec les flèches dirigées de haut en bas).

Par des flèches pointillées dirigées de gauche à droite, nous avons voulu représenter les influences de l’ordre traditionnel (formes de production); par des flèches en gras orientées de droite à gauche, les influences révolutionnaires antagoniques.

Le rapport dialectique entre parti et classe consiste dans le fait que le parti est un facteur conscient et volontaire des événements dans la mesure même où il est également un résultat des événements et du conflit entre les anciennes formes de production et les nouvelles forces productives.

Mais cette fonction théorique et active du parti disparaîtrait si on coupait les liens matériels avec l’apport du milieu social, de la primordiale, matérielle et physique lutte de classe.

 

Particommuniste international

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