Dialogue avec les Morts

( Le XXe Congrès du parti Communiste Russe )

( «Dialogue avec les Morts» a été publié dans notre journal de l'époque «Il programma comunista», numéros 5, 6, 7, 8, 9, 10, 13, de 1956. Il sera aussi publié au complet aux éditions «il programma comunista» en 1956, avec quelques  compléments: «Repli et déclin de la révolution bolchévique / L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?» )

 

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Sommaire

 

--Présentation de la réédition de «Dialogue avec les Morts»

--Dialogue avec les Morts:

--Viatique pour les lecteurs

--Première journée

--Deuxième journée

--Troisième journée: Matinée

--Troisième journée: Après-midi

--Troisième journée: Fin d’après-midi

--Troisième journée: Soirée

--Complément au Dialogue avec les Morts

a) Repli et déclin de la révolution bolchévique

b) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?

--«Dialogue avec Staline»: Sommaire - Synthèse

 

 

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Première journée

 

  

RAPPEL DES CHAPITRES PRECEDENTS

 

Les récents débats du Congrès communiste en Union Soviétique, qui ont trouvé partout un large écho, revêtent une profonde signification historique. Certes, ce ne sont pas les formules des discours qui peuvent nous la livrer, mais elle ne peut cependant pas se résumer à de simples effets oratoires visant à camoufler de mystérieuses machinations. La relation entre tous ces discours et le sous-sol historique se cherche d’une manière bien différente, à laquelle nous sommes bien mieux préparés que leurs partisans - déboussolés pour pas mal de temps - et que leurs adversaires occidentaux, bruyants mais dotés d’armes polémiques et critiques bien pauvres.

Nous affirmons cela aujourd’hui aux rares éléments qui connaissent les antécédents de notre travail non tapageur, mais sérieux et cohérent. D’autres évènements, qui feront du bruit dans des milieux bien plus larges que le nôtre, nous trouveront occupés à souder en silence les anneaux de cette chaîne solide, même si elle est peu visible aujourd’hui.

Les 1er février, 21 avril, 22 mai et 28 septembre 1952, Staline est intervenu par une série de textes plutôt brefs dans la discussion économique née dans le parti en 1950 à propos d’un nouveau «Manuel d’économie politique». Celui-ci vient d’être publié en Occident et nous espérons pouvoir en prendre connaissance avant qu’on le fasse disparaître. Son but était de définir quelles sont les lois économiques qui régissent la société russe actuelle et de démontrer qu’elles sont caractéristiques d’une économie socialiste. Il devait aussi évidemment rappeler les lois en vigueur dans l’économie capitaliste internationale en les confrontant avec la façon dont le marxisme les a énoncées depuis un siècle. Le «Dialogue avec Staline» que nous avons publié en 1953 soutient que ces textes non seulement décrivent de façon erronée la réalité économique de la Russie comme de l’Occident, mais qu’ils contiennent aussi toute une série d’erreurs théoriques: ils sont inconciliables avec les fondements de l’économie marxiste. Notre brochure est un recueil de «Fils du Temps» publiés sur le n° 1 du 10-24 octobre 1952 d’«Il Programma Comunista», et les n° suivants 2, 3, 4, avec des extraits complémentaires sur les n° 2 et 3 de 1953 de ce journal.

Au même moment, du 5 au 15 octobre 1952, le Parti Communiste de l’Union Soviétique tenait son XIXème Congrès. On se souvient que Staline en était non seulement le chef incontesté, mais il était considéré par tous et dans tous les textes, comme le maître suprême des toute la théorie historique, économique, politique et philosophique, baptisée officiellement «doctrine de Lénine et de Staline».

Jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953, et même jusqu’au 14 février 1956, il ne s’est trouvé personne, ni dans le parti russe, ni dans les partis frères, pour remettre cela en question.

Dans l’étude sur la Russie qui est publiée à partir du n° de novembre 1954 de Programma Comunista, nous avons exposé de manière cohérente les éléments de notre analyse critique développée depuis des années et même des décennies: selon celle-ci les positions «staliniennes» en historiographie, économie, politique et même en philosophie, sont fausses et anti-marxistes.

Que ceux, amis ou ennemis, qui nous lisent, considèrent surtout la discussion d’économie marxiste de ce Dialogue, et l’exposé récent de l’histoire révolutionnaire de la Russie, des grandes luttes de 1917 et des glorieuses années suivantes, de l’analyse historique de Lénine et des bolcheviks du développement de la structure sociale russe, et de la révolution russe et mondiale: la contradiction est totale avec la dite théorie de la construction du socialisme dans un seul pays, aux agissements infamants, aux persécutions et au défaitisme de ses funestes partisans depuis trente ans.

Du 14 au 25 février de cette année 1956, le XXème Congrès du Parti de Staline a eu lieu et si le langage qu’on y a tenu reste, certes, à mille lieues du langage révolutionnaire, infiniment moins ronflant, ce n’est pourtant plus celui du XIXème Congrès, du vivant de Staline; car si l’on y a bien parlé, comme toujours, d’un «immortel Lénine», il n’a plus été question d’un «immortel Staline».

Pour le marxisme, personne n’est immortel - et personne n’est mort. La vie dialogue avec ceux que l’art oratoire vulgaire appelle ainsi. Ils répondront tous! Et avec eux les vivants d’aujourd’hui, et ceux qui les suivront.

 

SEISME IDEOLOGIQUE A L’EST

 

La nouvelle nous en est parvenue de diverses sources: l’immense société de propagande constituée par le parti communiste et le gouvernement de Moscou révise tout à coup l’énorme littérature forgée sur un moule immuable dont, depuis trente ans grâce à de puissants moyens, elle a inondé le monde. Cette société, qui avait pris soin d’instituer un redoutable Index pour contrôler et éliminer les publications déviantes - ceci dit sans vouloir offenser l’Index romain dont les autodafé manifestent de façon indélébile la puissante cohérence avec une doctrine bimillénaire -, cette société gigantesque annonce la publication de nouveaux textes à substituer aux anciens, dans toutes les matières. Histoire et économie, philosophie et politique, art et biologie, technologie et ethnologie..., tout y passera.

Ce Congrès d’abjuration stupéfiante aurait-il donc établi les fondements d’une foi nouvelle? Un édifice tout nouveau pourrait-il être construit sur cette base? Devrait-on s’attendre à ce que le conglomérat de forces historiques qui se sont exprimées à ce Congrès réalise une telle œuvre? Les textes des discours qui nous sont parvenus de tous côtés et que les différentes «chapelles» ont présenté sous des jours divers, nous permettent de répondre un non irrévocable à ces trois questions.

A genoux, couvert de cendres, comme à un nouveau et incroyable Canossa, le Congrès a confessé une épouvantable et purulente hérésie: cela signifie-t-il, même dans une mesure infime, un retour aux positions orthodoxes qui, au cours d’une longue faillite, avaient été foulées aux pieds et prostituées? Un bain purificateur effaçant des fautes sanglantes? Un nouveau baptême rédempteur? Nullement. De telles croyances relèvent des légendes généreuses forgées par le subconscient de périodes historiques très anciennes et elles ne peuvent nous fournir aujourd’hui la moindre clef. Tout ce que l’on peut annoncer, c’est une nouvelle phase d’un mal inguérissable, un pas de plus vers une damnation pour laquelle il n’est point de salut.

Lorsque, récitant le plus gauche des mea-culpa pour leur aveuglement stalinien, les partis communistes, ces bâtards méconnaissables d’une tradition historique pur-sang, s’écrient de toutes parts qu’ils entendent retourner aux grandes sources du Marxisme et du Léninisme, ce n’est là qu’un blasphème de plus dans une ignoble série de blasphèmes; une insulte nouvelle, mais plus que jamais impuissante, à la haute foi révolutionnaire du prolétariat mondial. Et c’est aussi le digne couronnement des pratiques obscènes auxquelles nous a accoutumés, depuis un tiers de siècle, l’ignoble confrérie, maculée d’un sang fraternel qui ne se lavera jamais, devant l’histoire des siècles, des tâches indélébiles dont ses mensonges et ses crimes l’ont marquée.

C’est à de tout autres forces que revient le soin d’élever des structures politiques nouvelles, et elles le feront avec de tout autres matériaux. Le séisme idéologique de Moscou, qui, lui, ne révèle et ne prépare rien d’autre que des ruines, doit être expliqué par les secousses du sous-sol social, non seulement en Russie, mais dans le monde entier. Il est vain d’y voir une nouvelle mise en scène de propagande, pour les mêmes buts d’un même monstrueux mais toujours aussi solide pouvoir, comme le fait de tout côté l’imbécillité bourgeoise. C’est plus vainement encore que les grands bonzes communistes (qui ont toujours «survécu» de façon étonnante à des exploits analogues) osent maintenant bavarder de ce Congrès comme d’un prélude à un meilleur ajustement de tir pour la défense des classes sacrifiées de la maudite société présente. Encore leur a-t-il fallu attendre, pour ce piètre commentaire, que les activistes besogneux qui, depuis des années, ramassent les miettes de semblables «orgies» de la clique dirigeante, retrouvent leur souffle coupé.

La signification de classe de l’événement est tout autre; dans un avenir proche, elle sera évidente.

Prenons la «nouvelle» formule d’alliance entre classes salariées et classes petites-bourgeoises: elle n’offre pas historiquement d’«issue» à l’antithèse qui oppose dictature du capital et dictature du prolétariat. Loin d’ouvrir une troisième voie, elle rejoint le premier terme, le terme contre-révolutionnaire de cette antithèse insoluble. Elle sert donc les forces du grand capital mondial. Le stalinisme est mort, mais il renaît sous un aspect qui, loin d’être pour nous un motif de scandale et d’horreur, est l’annonce d’un dénouement révolutionnaire dont nous nous réjouissons: la naissance d’un totalitarisme sans voiles, semblable à celui qui règne dans le monde entier; de ce fascisme qui a été honni de façon si petite-bourgeoise.

Dans la société pourrie d’aujourd’hui, les classes moyennes se sont déshonorées et ne s’«ouvrent» plus, comme nous l’avons vu bien des fois, que sur la droite, si bien que quiconque les flatte et les attire à lui n’est qu’un complice de la contre-révolution.

Voilà ce que, bien loin de tenir la direction aussi solidement en main que leurs compères d’Occident se l’imaginent quand ils croient à des manœuvres diaboliques de leur part, voilà ce que, sans le vouloir, ni même le savoir, les communistes russes ont avoué à Moscou.

«Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas selon leur libre volonté, dans les conditions choisies par eux, mais sous l’impulsion immédiate de faits antérieurs et inéluctablement déterminés par les événements passés.

«La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément alors qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté».

Extrême-gauche du Congrès, vous avez dit, Anastase Mikoyan, qu’il fallait désormais chercher dans les archives et non plus dans les journaux l’actualité! Eh bien, les paroles que nous venons de citer sont le début d’un «petit travail» que son auteur, pauvre émigré à Londres, envoyait en février 1852 à la revue allemande «Die Revolution» publiée à New-York par un fidèle de notre école, Joseph Weydemeyer: il s’agit de l’exorde du Dix-Huit Brumaire de Karl Marx, écrit d’un seul jet pendant les événements mêmes.

 

UNE HISTORIOGRAPHIE EN LAMBEAUX

 

En dépit d’une longue et amère expérience, il nous est arrivé bien des fois de nous frotter les yeux devant les falsifications historiques rencontrées dans les publications «communistes». Quels qu’aient été le nombre et la gravité des profanations que Moscou a fait subir à l’histoire de la révolution et du parti, nous ne sommes jamais parvenus, dans notre ingénuité, à réaliser que d’innombrables fils de la classe ouvrière ne juraient plus désormais que par cet Himalaya de merde.

Bien qu’appartenant au très petit nombre de ceux qui ont vécu de près ces grands événements, nous avions raison de ne pas perdre confiance: la montagne de falsifications s’écroule aujourd’hui (au milieu de quelle odeur fétide!) sous les coups de ceux-là mêmes qui l’avaient édifiée.

En effet, le rapport de Kroutchev disqualifie le «Cours Abrégé de l’Histoire du Parti Communiste (b)» qui a pourtant servi à l’«éducation» (!) de toute une génération de Russes.

Bien que ne comptant pas parmi les auteurs de ce texte, le secrétaire du Parti russe s’est montré plein de mesure, donnant pour raison de cette disqualification que le C.C. actuel désirait améliorer le travail idéologique en diffusant les œuvres de Marx, Engels et Lénine (sombre silence sur celles de Staline!). Il a simplement ajouté que «pendant les dix-sept dernières années, la propagande du Parti s’était fondée principalement sur le «Cours abrégé», mais qu’il «était nécessaire de publier un manuel marxiste populaire (et allez donc!) sur l’histoire du parti», un autre «sur les principes de la doctrine marxiste-léniniste» et un «exposé populaire» (qu’on nous épargne la peine de choisir entre «marxiste» et «populaire») des fondements de la philosophie marxiste.

Mikoyan, lui, a été plus net: il a reproché au «Cours abrégé» rien moins que d’ignorer l’histoire des vingt dernières années!

Une question se pose: comment Moscou s’en tirera-t-elle pour écrire cette histoire selon une méthode matérialiste? Comment racontera-t-elle la honte suprême de 1939, l’accord impérialiste avec l’Allemagne nazie, d’abord, les démocraties ploutocratiques, aujourd’hui exécrées, ensuite? La sale besogne des partis frères qui, «défaitistes» seulement à l’égard des impérialismes de Paris et de Londres, se font tout d’abord les serviteurs d’Hitler, pour se transformer ensuite, comme sur un coup de baguette magique, en partisans de la guerre démocratique, acharnés au point de faire pâlir les chauvins de 1914 que Lénine avait su si bien étriller? Et la tentative (d’ailleurs manquée) de barrer la route, en 1945, aux alliés américains selon la tactique du «coup double» audacieusement annoncée en 1939, au XVIIIème Congrès, va-t-on la rejeter hypocritement sur Staline, bouc émissaire inattendu, aujourd’hui que la diplomatie russe lance stupidement des ponts aux américains? N’est-ce d’ailleurs pas pour cela qu’on leur offre sa tête? Ah. Messieurs, une tête ne suffit pas!

Mikoyan en a d’ailleurs dit bien d’autres sur les hontes de ces vingt dernières années! Outre le reproche ci-dessus, il s’en est pris, rapporte Associated Press, aux accusations de trahison que Staline a portées, avec plusieurs années de retard, contre ceux qui furent les héros de la révolution bolchevique de 1917. Il a en outre relevé que depuis la mort de Staline, en mars 1953, la politique extérieure russe est devenue plus active, s’est assouplie et modérée.

Ce dernier point n’a certainement rien à voir avec un retour à la méthode historique du marxisme! Si, en 1953, on ne pouvait prévoir l’éclatement à brève échéance d’une guerre entre la Russie et l’Amérique, les raisons historiques de ce fait n’ont pas le moindre rapport avec la mort de Staline! Nos rares lecteurs pourront témoigner que nous ne la voyions pas davantage proche après 1945.

Ce n’est pas en le retournant qu’on lutte contre le «mythe de la personnalité».

 

VOUS TRICHEZ, MAIS LA VERITE PASSE!

 

Si l’on ouvre ce «Cours abrégé» d’une fausseté sans limites, comme s’il s’agissait d’une chose sérieuse, on y lit qu’il «a été rédigé sous la direction de Staline, par une commission désignée par le Comité Central du Parti et à laquelle ont participé Kalinine, Molotov; Vorochilov, Kaganovitch, Mikoyan, Jdanov et Beria». Tous ces gens sont morts de mort plus ou moins naturelle, ou vivent encore pour notre malheur. Quant au grand Comité d’Octobre, on nous apprend aujourd’hui que trente-deux de ses membres ont été «réhabilités». Il y a longtemps que le seul survivant en était, après un petit nombre de morts naturelles, Staline, aujourd’hui désanctifié.

On respire mieux à lire les déclarations de l’éminente historiographe Pankratova qui «a mis en évidence la crise profonde dont a souffert l’historiographie soviétique pendant près de trente ans, à cause du grand nombre de sujets devenus «tabous» sous Staline». Elle nous fournit une longue liste des faits que les historiens étaient obligés de taire ou de déformer. C’est ainsi qu’il fallut réécrire l’histoire de la guerre civile (1918-1920) comme si Trotsky n’avait jamais été commissaire à la guerre, et commémorer la Commune hongroise de 1919, écrasée dans le sang après une résistance désespérée, en taisant le nom de Bela Kun qui en fut le chef. Aujourd’hui un communiqué officiel «réhabilite» ce camarade incomparable, marxiste complet et véritable héros révolutionnaire. Nous le voyons encore errer dans les couloirs du Kremlin, lors des Congrès, où sa simplicité et sa modestie contrastaient si fort avec la suffisance de tant de manœuvriers intriguant avec les social-traîtres d’Europe. On aurait dit qu’il s’imputait à faute l’amère défaite du parti hongrois, dont la force théorique était aussi remarquable que le courage sur les barricades. Pourtant toute la «faute» avait été de ne pas attendre que les fauves du capitalisme étranglent la révolution russe et de lancer dans la lutte, au moment crucial, toutes les forces de Budapest la Rouge, magnifiquement insurgée contre l’offensive féroce des mercenaires de la bourgeoisie européenne et la rage venimeuse de tous les renégats du socialisme, Allemands ou citoyens des Etats de l’Entente, démocrates ou fascistes. Ce n’est certes pas lui qui serait rentré en Europe pour négocier avec ces traîtres, même sur l’ordre de Lénine qui l’aimait beaucoup! En 1937, il fut déclaré «ennemi du peuple» et envoyé en quelque lieu ignoré de Sibérie pour y mourir.

Quant à Léon Trotsky, seule la circonstance que l’assassinat a eu lieu hors de Russie nous a permis de connaître le lieu et l’heure où l’ignoble salaud, toujours en vie, qui s’était glissé dans son entourage comme prétendu disciple, lui enfonçait son piolet dans le crâne. L’assassin du chef de la Victoire rouge peut maintenant sortir tranquillement de prison: ce qu’il pourrait révéler n’est désormais plus un mystère.

Le professeur Pankratova poursuit: ordre de dissimuler en Russie l’existence d’une correspondance, actuellement en possession de l’Université de Harvard, entre Lénine et Trotsky. Ordre de faire disparaître des bibliothèques et musées tous les documents relatifs au rôle de premier plan que jouèrent dans la révolution les victimes des «grandes purges». En 1931, ordre aux historiens Chliapnikov, Jaroslawsky et Popokov de faire apparaître Trotsky dans la guerre civile comme un agent secret de l’impérialisme. L’oratrice elle-même avait reçu l’ordre de modifier une œuvre écrite par elle en 1946 pour y minimiser le débarquement allié en Normandie pendant la seconde guerre mondiale.

En somme, Staline avait pleinement raison d’exiger, en 1946, que les manuels le présentent comme le «fondateur de l’historiographie soviétique»!

Le dernier fait cité par Pankratova est le plus stupéfiant: dans les textes relatifs à l’histoire de la Révolution d’Octobre, Staline avait fait insérer que Boukharine avait tenté d’assassiner Lénine. Pour quiconque se souvient de Boukharine, de sa droiture et de sa simplicité souriante; pour quiconque voit encore ses yeux bleus briller d’enthousiasme quand Lénine, auquel il portait une adoration quasi enfantine, traitait dans les Congrès de Moscou les grands thèmes révolutionnaires; pour quiconque connaît, enfin, la magnifique confiance réciproque qui unissait ces deux hommes, par-dessus les désaccords les plus ardemment exprimés, une telle fable est au-dessous de l’indignation elle-même! Combien les rapports de ces deux hommes étaient loin de la méprisable unanimité qui devint de règle une fois le parti transformé en une confrérie de larbins!

Pankratova a affirmé que la réaction des historiens avait en grande partie contribué à faire tomber ces ignobles «tabous». Il arrive parfois que science et courage aillent de pair...

«Les communistes», dit le Manifeste, «dédaignent de cacher leurs principes et leurs buts». Pour les marxistes, la défense de la vérité n’est pas un impératif éthique, mais une nécessité physique puisque la vérité est le seul oxygène de la Révolution.

 

MYTHE ET CULTE DE LA PERSONNALITE

 

On n’a pas pu voir, sans se réjouir, le XXème Congrès porter des coups au culte de la personnalité. En effet, qu’il porte aux nues le «rôle» d’un personnage d’exception, appelant les foules à Le suivre ou à Lui manifester la gratitude qui Lui est due, ou bien qu’il se livre à un délire idéologique sur la «personne humaine» en général (qui, d’ailleurs, n’a jamais été aussi encensée qu’aujourd’hui où elle est broyée, par masses entières, dans le mortier de l’histoire), ce culte est la véritable peste du monde contemporain, une plaie mortelle portée par la contre-révolution au mouvement prolétarien.

Ceci dit, quelle valeur accorder aux proclamations de gens comme Kroutchev, Mikoyan, Molotov, Boulganine et comme presque tous les orateurs qui, à Moscou, se sont attaqués à ce mythe de la personnalité? Lorsque des banalités telles que «le culte de la personnalité est contraire à l’esprit de Marx et de Lénine» nous sont présentées comme d’extraordinaires découvertes, l’accueil ne peut être que froid. Contraire à l’«esprit»?! Quiconque eût manifesté devant de tels hommes, et surtout à leur égard, une superstition aussi dégoûtante ne serait pas sortie de leurs mains sans y laisser des lambeaux de sa peau de reptile!

Cela fait des dizaines d’années que cette sale engeance bourre les crânes avec les exploits des Grands, des Super-Grands et des Big, génies du Mal ou du Bien. A ce compte, le kaléidoscope de la société moderne serait réglé de temps en temps par une clique de trois ou quatre hommes illustres d’ailleurs plus ou moins diminués: le rachitique Franklin Delanoe Roosevelt; le paranoïaque Winston Churchill et ce Joseph Staline dont on dévoile aujourd’hui la folie des grandeurs et le goût du sang. Inversement, tout récemment encore, on envoyait des millions d’hommes au sacrifice pour des victoires consistant à brûler la carcasse du sadique Adolphe Hitler et à pendre par les pieds ce bon «miles gloriosus» de Mussolini!

Ça, du marxisme, oh! maniaques imbéciles du culte des imbéciles?

Et l’on s’étonne que de pareilles idoles tombent d’autels aussi encensés et chargés d’offrandes? Malheureux! Dix-sept ans après son «Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte», Marx n’était-il pas en mesure d’écrire:

«La prévision par laquelle je concluais mon ouvrage s’est parfaitement vérifiée depuis: si le manteau impérial tombe sur les épaules de Louis Bonaparte, cela signifie que la statue de bronze de Napoléon n’est pas loin de se voir précipitée du haut de la colonne Vendôme».

C’est qu’en 1869, la légende napoléonienne avait déjà reçu le coup de grâce. Quant à la colonne Vendôme, c’est la Commune de Paris qui devait l’abattre, trois ans plus tard.

Nous verrons donc la grande statue de Djougatchvili tomber du haut des remparts si fièrement défendus de Stalingrad! S’il est vrai que la grande réunion de masse à la clôture du XXème Congrès a été dispersée pour éviter des manifestations d’adulation aux nouveaux élus, cela présentera peut-être ce léger avantage que nous n’assisterons plus à ces scènes triviales dans lesquelles de serviles délégations de travailleurs viennent rendre hommage à quelques imbéciles assis sous une rangée de têtes énormes se détachant sur fond rouge.

Mais la distance qui sépare le marxisme de cette spéculation écœurante sur les grands noms dont on use comme d’un stupéfiant pour abrutir la classe ouvrière et l’aveugler sera loin d’être pour autant comblée!

Que l’on relise les paroles de Marx dans la même préface au Dix-Huit Brumaire au sujet de la mode du Césarisme, qu’il voyait s’instaurer avec indignation:

«J’espère enfin que cet écrit, contribuera à écarter le terme couramment employé aujourd’hui, particulièrement en Allemagne (c’est de toi, Jérusalem, qu’il s’agit) de césarisme. Dans cette analogie historique superficielle, on oublie le principal, à savoir que, dans l’ancienne Rome, la lutte des classes ne se déroulait qu’à l’intérieur d’une minorité privilégiée, entre les libres citoyens riches et les libres citoyens pauvres, tandis que la grande masse productive de la population, les esclaves ne servaient que de piédestal passif aux combattants.

«On oublie la phrase célèbre de Sismondi: «Le prolétariat romain vivait aux dépens de la société tandis que la société moderne (nous sommes tentés d’ajouter: surtout dans les classes moyennes) vit aux dépens du prolétariat».

Les ridicules personnages qui, une fois Staline liquidé, bavardent d’un nouveau marxisme (ils en fabriquent un tous les matins!) sont-ils capables de comprendre le sens de ces paroles, auxquels ils ne manqueraient pas d’ailleurs d’attribuer la banale qualification de «populaire»? Nous verrons qu’il n’en est rien!

Marx enseigne que l’époque historique actuelle n’est plus celle de la direction personnelle de la société, ni des grandes luttes civiles au sein de la minorité privilégiée. Cela revient à dire que la révolution ouvrière ne peut être dirigée par la Personnalité.

L’aspect anti-féodal et, à cet égard, bourgeois, qu’a comporté la Révolution russe la condamnait à reproduire les lignes générales des grandes révolutions occidentales: c’est pourquoi nous lui avons souvent appliqué le qualificatif de «romantique».

Ces dernières, oubliant la différence fondamentale relevée par Marx et Sismondi, c’est-à-dire le fait que le droit romain ne concernait que les hommes libres et ignorait les esclaves, avait repris à l’antiquité sa doctrine juridique. Elles lui reprirent de même, en politique et en littérature, («qui nous délivrera des Grecs et des Romains?») le schéma figé de la substitution du césarisme, impérial à la République.

Le même phénomène s’est produit dans la révolution russe: les terribles problèmes qu’elle posait et dont Lénine avait fourni le puissant schéma répondant à la vision marxiste furent obscurcis par les ombres que la grande révolution française projetait sur eux avec une irrésistible force de suggestion. C’est ainsi que l’agitation contre Trotsky, caractère passionné et violent, mais nullement entaché de personnalisme, a reposé sur l’accusation outrageante de «bonapartisme» et qu’une fable honteuse lui a attribué, à lui, le théoricien et le chef de la plus magnifique Terreur prolétarienne et purement prolétarienne, l’intention de préparer un nouveau Thermidor.

Après le passage du grand Bonaparte, qui fut peut-être à Robespierre ce que Jules César avait été à Brutus, et Alexandre-le-Grand à Léonidas, la bourgeoisie libérale étouffa sa force révolutionnaire collective, en abandonnant à un césarisme stupide et anachronique, puis, par un laborieux avortement de l’histoire, à ces marionnettes qui l’ont dignement incarnée au XIXème et au début du XXème siècle.

En récitant des litanies à Staline, elle qui possédait pourtant une phalange de capitaines et de maîtres magnifiques, en offrant à la grandeur de celui-ci (que personne, pas même nous, marxistes, ne croyait si fragile) de sanglants sacrifices, la Révolution russe a suivi un chemin identique: elle a joué à son tour la grotesque comédie de rigueur, celle dont la Personnalité est l’acteur principal.

Ce n’est certes pas parce que la Révolution bourgeoise a toujours et partout dévoré ses enfants que nous ne lui crierons jamais de s’arrêter, quelles que soient la nation et la race qui en sont ou en seront les acteurs. Il reste que, lorsque son temps sera enfin venu, la Révolution prolétarienne et PUREMENT prolétarienne, tout en se débarrassant, par le fer et par le feu, des scories qui ne manqueront pas de s’attacher à elle, ne suivra pas une telle voie.

Nous avons admis plus haut que la bourgeoisie française a fourni l’exception à la règle avec le grand Corse. Reste à savoir quelle part de cette grandeur individuelle n’a pas été déterminée par des forces historiques! Marx rappelait déjà, dans cette Préface de 1869 dont nous avons parlé, que «le colonel Charras a ouvert le feu contre le culte napoléonien dans son livre sur la guerre de 1815 et que, depuis lors, et surtout au cours des dernières années, la littérature française a démoli la légende napoléonienne avec les armes de l’histoire, de la critique et de la satire». On pourrait également citer Engels sur le même sujet.

Aujourd’hui, un jeune historien français, Jean Savant, a étayé dans une quinzaine d’ouvrages, une interprétation qui réduit à néant la personnalité de Bonaparte et fait apparaître sa geste fameuse comme l’œuvre de trois hommes de premier plan: l’agitateur politique Barras, le policier Fouché et le grand capitaliste Ouvrard. Quoi qu’elle en ait, la science officielle doit bien souvent s’incliner devant la puissance du marxisme.

Pour conclure cette digression, nous poserons cette question: Avons-nous assisté, à Moscou, à un Congrès de marxistes attachés à démolir le culte de la Personnalité ou plutôt à celui de lécheurs de bottes professionnels qui se défendent contre le chômage en créant une coopérative de génies de pacotille?

 

Incurables scolioses

 

Le XIXème Congrès est encore trop récent pour qu’amis et adversaires puissent avoir déjà oublié le langage de courtisan qui y a été tenu à l’égard de Staline. Mikoyan, par exemple, qui est aujourd’hui le plus véhément de tous les iconoclastes, avait donné des échantillons de son style personnel du goût de «Staline, le grand Architecte du Communisme». L’expression est d’un romantisme indécent et singe le terme, typiquement franc-maçon, de «Grand Architecte de l’Univers»: les bourgeois, trop philistins pour mettre Dieu à la retraite, lui avaient donné un emploi salarié! Le communisme n’a pas d’«architectes». S’il en avait, le poste serait déjà occupé depuis des siècles par les Cabet, les Campanella, les Thomas More et même les Platon.

L’Associated Press ne pouvait pas laisser passer l’occasion de se payer la tête de Mikoyan qui, hier encore, maniait l’encensoir et qui, aujourd’hui, abjure; elle rappelle qu’au «XIXème Congrès, en 1952, il avait déclaré que l’œuvre de Staline “avait illuminé, grâce à son génie, aussi bien le grand chemin historique déjà parcouru que celui qui reste à parcourir jusqu’à un avenir communiste désormais tangible”». A la fin de son discours, Mikoyan s’était écrié: «Gloire au grand Staline» après s’être référé aux œuvres de celui-ci comme à un «trésor d’idées». Il avait par ailleurs écrit: «le camarade Staline illumine notre vie de l’éclat fulgurant de la science».

Cela valait la peine de le rappeler, bien qu’il nous importe peu de savoir à qui revient la paternité d’expressions aussi choquantes, justement parce que nous nous passons, dans tous les domaines, de la cohérence des individus. Pour que la lumière vienne de l’hérétique et la confusion de l’orthodoxe, ne suffit-il pas d’une bouchée avalée de travers?

Pour des gens dotés d’un estomac aussi solide que Mikoyan et Cie, Staline n’est plus aujourd’hui qu’un paillasson, alors que Tito, ex-bandit-au-couteau-entre-les-dents passe au rang de héros révolutionnaire. Staline n’en a pas moins été un lutteur, un conspirateur et un organisateur de première force; ses côtés négatifs, le «Staline» de Trotsky (que l’on peut lire tranquillement, maintenant qu’il n’est plus un «agent secret») les révèle impitoyablement: théoricien et homme de science, voilà ce que l’on n’aurait jamais dû le croire un seul instant. Mais alors, comment faire confiance, pour une restauration scientifique et doctrinale, à ceux qui se faisaient dispenser la lumière justement par lui?

Bonnes gens, éteignez les cierges sous son icône, et allez-vous coucher dans le noir! Gardez-vous des louanges à Marx et à Lénine: elles pourraient les faire jaillir hors de leurs tombes!

Après avoir cité la presse bourgeoise, citons un peu la presse communiste. Lors du XIXème Congrès, elle annonçait l’impression d’un million et demi d’exemplaires des «Problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S.» de Staline, dont nous verrons quel sort leur a été réservé au XXème Congrès. Reproduisant la Pravda, l’Unità de cette époque affirmait qu’il «s’agissait du plus grand moment de l’économie politique marxiste-léniniste, qui exercera une énorme influence sur le développement de la science soviétique avancée» et que l’œuvre «formulait pour la première fois la loi économique fondamentale du socialisme» (il s’agissait de la loi de la valeur et de la loi de progression géométrique de la production!), «et ceci en développant de façon créatrice» (nous réglerons plus loin son compte à cette «créativité» que l’on veut aujourd’hui encore faire remonter à Lénine) «les enseignements de Marx, Engels et Lénine».

Malenkov concluait ainsi: «Sous le drapeau de l’immortel Lénine (déjà mort, heureusement pour lui!), sous la sage direction du grand Staline, en avant!», etc.

Molotov avait été plus ronflant: «Vive le Parti de Lénine et de Staline! Puisse notre grand Staline vivre en bonne santé pendant de longues années! Gloire au camarade Staline, grand chef du Parti et du Peuple! Vive notre cher Staline!»

Kaganovitch, le 15 octobre 1952, avait parlé longuement du chef génial Staline, qui a enrichi la théorie de Marx, Engels et Lénine de nouvelles découvertes; du chef et du maître Staline, de sa géniale œuvre théorique, etc...

Quant au discours de Mikoyan, on pouvait y lire toutes les flagorneries citées plus haut (16 octobre 1952).

Fort heureusement, un excès aussi écœurant de rhétorique courtisane nuit au succès même de l’œuvre de sabotage de la préparation révolutionnaire de la classe ouvrière. Est-ce que le scandaleux tournant d’aujourd’hui ne réussira pas, lui non plus, à ouvrir les yeux au prolétariat, en Italie et ailleurs? Nous continuerons à attendre les effets des nouvelles volte-faces qui, le marxisme nous en donne la certitude, se produiront demain et qui jalonneront la longue et difficile voie de la reprise révolutionnaire.

Entre le tremblement de terre du XXème Congrès, et les déclarations que, demain, la réalité historique imposera inévitablement à ceux qui, avec une audace inouïe, jettent aux orties les saints enseignements de leur maître Staline, ses Œuvres complètes, le demi-million d’exemplaires de la nouvelle Economie qu’ils avaient substituée à celle de Marx et de Lénine, le lien apparaîtra clairement.

Nous allons vers le Congrès de l’Aveu. La force des faits est une force physique qui, s’impose aux hommes, même lorsqu’elle se présente comme force d’une théorie: s’ils peuvent tricher avec la théorie pendant des époques historiques entières, ils sont finalement contraints de s’incliner devant elle.

Le grand tournant viendra quand ils devront avouer que la structure de l’économie et de la société russes est capitaliste. L’économie pseudo-scientifique de Staline gênerait alors la manœuvre. Pour préserver la stabilité du pouvoir d’Etat, il sera utile de pouvoir tirer du marxisme authentique la preuve de ce fait, en soutenant que c’est une nécessité historique. On trouvera alors commode de rappeler que Trotsky, Zinoviev et tant des nôtres n’avaient cessé de le dire jusqu’à ce que s’abatte sur eux la répression de 1926 et on sera bien ennuyé d’avoir prétendu que c’étaient là affirmations mensongères d’agents secrets du Capital.

Voilà le canevas d’une explication marxiste objective du XXème Congrès et de la terrible inconsistance idéologique des formulations des orateurs.

 

DU PLOMB DANS LES DERRIERES

 

Les lecteurs se rappelleront (cf. «Dialogue avec Staline»), que Molotov (gratifié par son «cher Staline» de l’épithète «derrière de plomb» avait dû abjurer lors du XIXème Congrès la formule selon laquelle en Russie, on avait construit non pas le «socialisme», mais seulement «ses bases», formule qui lui avait échappé à un moment, où, peut-être, son blindage diplomatique s’était déchiré. Au XXème Congrès, il a pour l’instant renié encore une fois cette affirmation ainsi que d’autres, comme celle d’avoir sous-estimé le soulèvement des peuples d’Asie et d’Afrique contre le colonialisme blanc). Cette formule était cependant exacte et nous avions le droit de la rapprocher de la thèse défendue lors des affrontements à l’Exécutif Elargi d’août 1926 entre Staline, Trotsky et Zinoviev, où ce dernier, rachetant ses oscillations tactiques des années précédentes, s’était exprimé de façon particulièrement heureuse et complète. Staline n’avait répondu que de manière très faible à la démonstration historique et théorique écrasante du fait que Lénine n’avait jamais admis la possibilité d’une transformation socialiste de la Russie en l’absence de révolution ouvrière en Occident (quant à une «construction» du socialisme, on n’en parlait pas, et le marxisme ne pouvait pas en parler). Battant en retraite, Staline avait alors dit qu’il parlait de la victoire militaire sur la bourgeoisie intérieure et de l’édification des bases du socialisme. Les bases du socialisme, comme Lénine l’a toujours expliqué, c’est le capitalisme monopoliste et étatisé dans l’industrie et dans l’agriculture un pas vers celui-ci est le niveau même le plus modeste du capitalisme à la place de la petite production rurale et du petit commerce. Cela, un Etat centralisé peut l’édifier, c’est-à-dire construire des formes économiques capitalistes là où elles font défaut.

Le passage aux formes socialistes, lui, n’est pas une construction, mais une démolition de rapports productifs, qui ne devient possible qu’au-delà d’un certain niveau quantitatif de forces productives que, comme nous le verrons plus bas, Boulganine avoue impossible à atteindre, même en 1960.

Ce n’est pas par hasard si la formule de «construction des bases du socialisme» a échappé à un diplomate du calibre de Molotov dont la carrière militante et l’étude du marxisme remontent aux premiers temps de Lénine, et il a eu tort de la retirer devant les douteux enseignements de Staline en 1952.

La question ne pouvait manquer de trouver un écho au dernier Congrès, mais elle n’était pas encore mûre. Nous en entendrons reparler dans quelques années, aussi abondamment qu’aujourd’hui des déformations historiographiques; de la direction collective et non personnelle; des lois économiques qui expliquent l’économie russe actuelle dans l’industrie lourde et légère, l’agriculture et le commerce (1) et enfin de la question centrale: le passage international du pouvoir au prolétariat et ses prétendues nouvelles voies. Là-dessus, ces renégats iront d’eux-mêmes se casser les dents: nous avons vu passer deux générations de marxistes, et nous commencions à peine à savoir répéter la doctrine de la voie vers le socialisme que déjà nous étions à couteaux tirés avec ceux qui lui fixaient par avance des «voies nouvelles», comme il y a longtemps, en 1910, le front populiste Bonomi.

A ce dernier Congrès, la consigne était de ne pas démordre de la position de la construction du socialisme en Russie défendue depuis 1936, même si dans les autres pays la «volonté populaire» règle les «affaires internes» dans le sens de rester capitalistes.

Plus tard, c’est cet autre blasphème anti-léniniste: la coexistence, que l’on s’efforcera désespérément de défendre; alors, elle deviendra vraie, même pour le marxiste, parce qu’on aura en même temps jeté par-dessus bord, sur le tas des œuvres invendues de Joseph, la position de la «construction» du socialisme. Il se trouvera alors un Molotov pour dire à l’Occident: nous coexistons avec vous parce que nous édifions la même chose, le capitalisme quantitativement croissant. Mais alors aussi la voix de Lénine se lèvera (certainement pas, pourtant, dans les Congrès d’un tel parti!) pour crier: c’est justement pour cela que vous ne coexisterez pas, car les différents impérialismes ne peuvent aller qu’à une collision et à la guerre!

Sur ce terrain mouvant, le discours de Kroutchev a eu, en dépit des ombres, quelques envolées, comme par exemple lorsqu’il a décrit l’axe commercial Washington-Londres qu’il a opposé à celui de Londres-Paris. Peut-être cet incorrigible partisan des «fronts» a-t-il vu la possibilité de jouer la carte, toujours commode, de la croisade contre la Bundeswehr de cette Allemagne détestée qui est en train de réaliser un redressement plus formidable encore que dans le premier après-guerre.

Dès 1919, à un moment où le son du canon grondait encore, Lénine, lui, prévoyait le conflit entre les Etats-Unis et le Japon comme s’il avait déjà entendu le fracas des bombes de Pearl-Harbour. La Révolution reviendra avec la guerre mondiale, qui n’est pas proche. Mais il faut rappeler qu’en établissant cette éclatante perspective, Lénine ne pensait pas tant au retour de la situation qui existait après la première guerre mondiale: défaite militaire, éclatement d’une révolution bourgeoise retardée et entrée en lice du prolétariat; qu’à celui de la situation gâchée par les traîtres de 1914, et qui devait être gâchée encore davantage en 1939 par des traîtres chair de sa chair. Sa perspective était celle de la révolution arrêtant la mobilisation et la guerre et renversant les pouvoirs des sauvages monstres impérialistes assoiffés de sang.

Si les premiers missiles réussissent à partir, la perspective de la prochaine guerre sera sombre. Mais il est possible, si certaines lointaines éventualités historiques se réalisent, qu’on ne les fasse pas partir. Une de ces éventualités concerne l’axe Washington-Bonn, surtout si se réalisait la réunification allemande que les deux ministères de la guerre atomique du Kremlin et du Pentagone redoutent tellement. Si le petit Parti qui comptait Marx et Engels parmi ses militants et qui, plein des grandes visions de 1848, guettait anxieusement en 1852 les premières lueurs de la guerre à l’horizon d’une paix stupide, resurgissait, l’Allemagne pourrait devenir le pivot du drame révolutionnaire qui, pendant la première moitié du XXème siècle, a été centré sur la Russie.

 

PRUDENTS REGARDS SUR LA NOUVELLE ROUTE

 

Les paroles mesurées dirigées dans le discours de Kroutchev contre les Thèses de Molotov, ont eu comme contrepartie une allusion qui, selon les observateurs professionnels, est dirigée contre Malenkov . Avant Molotov, et plus sévèrement que lui, Malenkov avait été condamné par le Parti pour avoir envisagé la possibilité de passer de l’économie de production à une économie de consommation et de freiner l’industrie lourde en faveur de l’industrie légère, phase qui, en théorie, vient naturellement très longtemps après celle de l’édification totale des bases industrielles.

Malenkov n’a pas manqué, lui non plus, de rectifier et de retirer formellement ses positions: pas plus que Molotov, il ne sera guillotiné - pas même en effigie - contrairement à l’attente des journalistes. Et Boulganine encore moins. Le cas de Béria n’a rien à voir avec les programmes économiques: il est lié à la liquidation de l’infâme période stalinienne qui a voué au supplice l’aile révolutionnaire saine du parti russe. Engagée entièrement, non dans des plans de construction, mais dans la destruction révolutionnaire du capitalisme occidental, celle-ci n’aurait jamais toléré la honte des pactes d’alliance militaire conclus par l’Union Soviétique, des embrassades de la coexistence, ni de l’appui international (appui qui en cédant incontestablement a fait capoter tout ce jeu grotesque) à la boue des classes moyennes là où la révolution anti-féodale, la seule où elles peuvent servir de chair à canon, était faite depuis longtemps. Et aujourd’hui c’est Béria qui est historiographié comme agent impérialiste.

Dans toutes les formules de Kroutchev, on lit, à bien y regarder, le nouveau revirement de demain qui non seulement, rendra aux Trotsky, Zinoviev et Boukharine leur honneur de militants communistes, mais reconnaîtra leur force théorique et scientifique de marxistes, tandis que leurs assassins et prétendus critiques marcheront au sort qui les attend dans la mortelle étreinte avec les autres monstres impérialistes.

Confrontant les chiffres russes (qui confirment qu’il a eu raison de dire que la Russie est encore très en retard) avec ceux qui traduisent le potentiel productif de l’Occident, Kroutchev a dit que la «base industrielle du socialisme se renforce toujours». Prise à la lettre, la formule est aussi marxiste que celle, de Molotov.

A plusieurs reprises, il a fait des allusions senties à une «faillite» dans le domaine agricole et au faible rendement de la production kolkhozienne, laissant entendre combien ce fait retardait l’augmentation de la production des biens de consommation. Même en cela, il s’est rapproché de Molotov.

Quant à la formule «consolider la puissance économique de notre pays socialiste», elle est également une atténuation de celle qui affirmait que la construction du socialisme était réalisée en Russie; dans la première, la Russie apparaît comme socialiste politiquement; dans la seconde, économiquement. Deux choses aussi fausses l’une que l’autre, mais théoriquement différentes.

Quant au «Progrès économique et à l’élévation du niveau matériel et culturel des travailleurs» ce sont des formules qui ne conviennent plus du tout à une société socialiste!

La condamnation de Molotov contraste par sa froideur avec ce qui précède: «Prétendre que nous n’avons fait que jeter les fondements du socialisme signifie tromper le parti et le peuple». Il y a donc encore le «peuple» alors que le «socialisme» - et les rapports de production qui le caractérisent - est déjà «édifié», c’est-à-dire que le prolétariat lui-même ne devrait plus exister?

Contre l’autre adversaire, l’attaque va beaucoup plus à fond: «Nous rencontrons un autre extrême dans la façon de traiter la question du développement socialiste. En effet, quelques fonctionnaires dirigeants interprètent la transition graduelle du socialisme au communisme comme un signal pour l’application des principes de la société communiste dès la phase actuelle. Quelques têtes chaudes ont décrété que la construction du socialisme est déjà complétée (bref, la «construction» est commencée ou complétée? Elle en est aux fondations, ou elle a déjà son toit?) et elles ont commencé à établir minutieusement une table des temps nécessaires pour passer au communisme».

Toute cette critique est extraordinairement timide. Même sous le capitalisme, quelques fonctions économiques obéissent aux principes d’une économie communiste, dans des domaines il est vrai limités dans le temps et l’espace, c’est-à-dire qu’elles sont accomplies sans rémunération en monnaie: extinction des incendies; lutte contre les épidémies, les inondations, les tremblements de terre (géologiques et non idéologiques!) et même le froid. Mais dans un pays «socialiste», on ne pourrait même pas éternuer sans que cela soit comptabilisé, sans contrepartie en argent ou en travail?

Encore un coup de pouce, et nous y viendrons, Secrétaire auquel (honni soit qui mal y pense!) ne sera jamais rendu, ni aujourd’hui ni demain, aucune espèce de culte!

 


 

(1) Nous examinerons cette question dans la Seconde Journée.

 

 

Parti Communiste International

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