Dialogue avec les Morts

( Le XXe Congrès du parti Communiste Russe )

( «Dialogue avec les Morts» a été publié dans notre journal de l'époque «Il programma comunista», numéros 5, 6, 7, 8, 9, 10, 13, de 1956. Il sera aussi publié au complet aux éditions «il programma comunista» en 1956, avec quelques  compléments: «Repli et déclin de la révolution bolchévique / L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?» )

 

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Sommaire

 

--Présentation de la réédition de «Dialogue avec les Morts»

--Dialogue avec les Morts:

--Viatique pour les lecteurs

--Première journée

--Deuxième journée

--Troisième journée: Matinée

--Troisième journée: Après-midi

--Troisième journée: Fin d’après-midi

--Troisième journée: Soirée

--Complément au Dialogue avec les Morts

a) Repli et déclin de la révolution bolchévique

b) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?

--«Dialogue avec Staline»: Sommaire - Synthèse

 

 

*       *       *

 

Troisième journée: Soirée

 

 

PHILOSOPHIE, TU T’EN VAS PAUVRE ET NUE!

 

Après des critiques corrosives à des dizaines d’années de travail des historiens et des économistes, le document de base du Congrès, c’est-à-dire le rapport de Kroutchev au Comité Central s’en est pris aux «philosophes» d’Etat. Que le marxisme soit considéré comme une «philosophie» parmi tant d’autres, c’est-à-dire comme tant d’autres, est une chose sur laquelle nous avons déjà fait d’amples réserves; c’est pourquoi ce service philosophique de gouvernement, dont d’ailleurs est proclamée la faillite complète, ne nous paraît pas une chose bien sérieuse.

Laissons cependant la parole à Kroutchev: «Les tâches inhérentes à la préparation et à l’éducation de nos cadres dans les instituts d’enseignement supérieur et dans nos cercles d’étude de parti rendent la création d’un manuel d’étude sur les principes du marxisme-léninisme nécessaire. Celui-ci devra exposer de façon concise, simple et claire, les thèses les plus importantes du marxisme-léninisme. Il faudra, de même, préparer des livres illustrant de façon populaire les principes de la philosophie marxiste. De tels livres auraient une grande importance pour propager la conception scientifique du matérialisme et pour lutter contre la philosophie idéaliste réactionnaire».

Il en résulte que pour éviter que les super-professeurs des académies philosophiques ne disent des bêtises, il faut les dégrossir à l’aide de petits manuels, «populaires» pourrions-nous dire, de propagande contre les philosophies ... réactionnaires.

Il y a longtemps que les bourgeois eux-mêmes ont aboli les cours de philosophie théorique pour les remplacer par des cours d’histoire de la philosophie, ou, si l’on veut, des philosophies. Dans tous les schémas, on entend par philosophie réactionnaire celle qui servait de superstructure aux formes féodales de production: le fidéisme. L’idéalisme est au contraire la philosophie de la révolution bourgeoise. C’est même la philosophie populaire par excellence, la seule philosophie populaire, et les prétendus matérialistes de Moscou qui lui lancent de haut l’épithète méprisante de réactionnaire et - horreur! - d’antipopulaire prouvent à chaque mot qu’ils en sont tout imbibés.

Au pays de Kroutchev, rien ne fonctionne : ni les écoles populaires, ni les Ecoles Normales, ni l’Académie suprême d’où sortent les pédagogues des pédagogues, ou mieux, les «entraîneurs» des activistes affectés à la propagande dans les masses. En tous cas, notre historique Congrès a affirmé que tout cet appareil avait dévié: essayons de voir dans quel sens.

C’est là un quiz (21) dont il est facile de trouver la réponse. Les fidèles élèves du petit instituteur de campagne Staline le dégomment de son rang de Commissaire à l’Instruction populaire, mais, sans le savoir peut-être, ils répètent les morceaux de littérature qu’il leur avait fait apprendre par cœur.

 

UN REFRAIN DE JOSEF: DOGMATIQUES, TALMUDISTES

 

Quiconque est un peu au courant sait que nous sommes tout sauf « trotskystes » ; pourtant nous rappellerons ici que tout le monde admet que Léon était le meilleur écrivain contemporain de la langue russe – du reste, pour les écrits révolutionnaires, la langue nationale n’est pas très importante, et on peut penser qu’est également retirée de la sacristie la « Linguistique » de Staline , selon laquelle la langue maternelle « n’est pas une superstructure » et reste immuable devant le changement des formes de production et des rapports de classe.

La forme d’écriture de Staline, sans être faible ou malhabile, est, d’une manière incontestable, plate. Il a un style d’école primaire qui évoque en fait une séance de «quitte ou double». Petites questions et petites réponses sèches, avec répétition en série digne de disques micro-gravés.

Si nous cherchons à extraire des longs discours de Kroutchev, Mikoyan, Souslov et Chepilov, le nouveau «Verbe» philosophique, nous ne trouverons que trois ou quatre des accusations favorites de Staline: dogmatisme, talmudisme, pédantisme, scolastique, etc... D’un ton le plus monotone ils s’en sont servi non pas contre Staline lui-même, mais contre une foule innombrable de philosophes et d’hommes de science ainsi que de chefs politiques, tous fonctionnaires accusés de n’être bons qu’à manger le traitement alloué par l’Etat. Contre ce déplorable état de choses, tous nos orateurs ont brandi un drapeau bien connu et qui a traîné dans les mains de tous les véritables «confusionnistes»: le drapeau du réalisme, de la vie, du constructif, du concret. Si nous voulons à tout prix extraire de ces discours des thèses nouvelles, nous verrons qu’elles se réduisent à deux formules des plus frustes: le marxisme créateur (c’est-à-dire ce que l’on pourrait appeler le marxisme recréé) et l’enrichissement du marxisme, phénomènes qui se reproduiraient à chaque pas de l’évolution historique!

Soyons clairs, simples et concis, puisque c’est là la dernière directive imposée aux polémistes que les «cadres» russes recrutent en série.

Prenons pour notre compte le rôle des dogmatiques, des talmudistes, des scolastiques et même des pédants; assumons la défense d’un marxisme qui ne crée jamais rien de nouveau et qui est une constellation de thèses précises inébranlables; et le revendiquant tel qu’il est né, rigide et pauvre, non de la terrible misère de Marx, mais du sein de l’histoire, au moment précis où il devait naître, refusons ungibus et rostro de l’abandonner en proie à ceux qui veulent l’enrichir.

Les discours creux des tenants de la créativité et des prétendus créateurs coïncident toujours, en effet, avec les périodes de contre-révolution, de recul de classe et d’involution historique des formes sociales.

Tous ceux qui se vantent de découvertes inédites et fécondes ne font jamais que remâcher de misérables formules du genre de celles que, dans l’histoire de l’opportunisme, Staline a été le dernier à venir nous débiter. Celles-ci ne sont jamais que de mauvais travestissements des formules célèbres qui ont servi au marxisme à mener sa lutte acharnée successivement contre Proudhon, Lassalle, Bakounine, Dühring, Bernstein et Sorel; de ces formules dont Lénine, athlète de l’orthodoxie révolutionnaire, s’est armé, lors de la grande honte de 1914, pour faire mordre la poussière à tous ceux, innombrables, qui voulaient en créer les falsifications et les enrichir du prix de la trahison.

 

A VOUS, PETITS ECOLIERS!

 

Arrêtons-nous pour montrer que les élèves ont vraiment dans le sang le style, la phraséologie, la manière poussive de leur médiocre maître d’école.

Voyons d’abord Kroutchev: «Luttant contre les manifestations de négligence dans l’élaboration ultérieure de la théorie marxiste (!) nous ne pouvons aborder cette théorie de façon dogmatique, en gens détachés de la vie... la théorie n’est pas un recueil de formules et de dogmes inertes... mais un guide d’action et de lutte... détachée de la pratique, la théorie n’est qu’une chose morte». Aucun des chefs ouvriers passés au service des gouvernements bourgeois de la guerre nationale, n’a jamais tenu un autre langage que celui-là, ni parlé sur un ton différent de celui des autres citations que nous avons glanées dans les discours de Moscou. Mais aucun, non plus, ne phrasait de façon aussi triviale que nos gens d’aujourd’hui.

Plus loin: «Ceux qui pensent que l’on peut construire le communisme uniquement par la propagande (l’imbécile est en réalité celui qui pense à une recette pour le construire dans un chantier, comme un produit bourgeois!) sans lutte pratique pour accroître la production (une carte du parti tout de suite aux garde-chiourmes des classiques galères!) et pour augmenter le bien-être (dix cartes pour l’école keynésienne), ceux-là s’engagent dans la voie du talmudisme et du dogmatisme».

A vous maintenant Mikoyan, démolisseur de Joseph: «Le Parti, le Comité Central appliquent créativement la théorie du léninisme dans la phase actuelle du développement de la société et enrichissent en même temps le marxisme-léninisme».

Nous en savons déjà long sur cet «enrichissement»: passage démocratique du pouvoir aux «communistes»; impérialisme sans guerre; renonciation à l’usage de la violence; discipline constitutionnelle; imitation du capitalisme considéré comme une fabrique de bien-être; compétition honnête avec lui; promesse signée de ne pas le rouler, faite aujourd’hui à Londres, demain à Washington. Enrichissez encore un tout petit peu le marxisme de cette façon-là (au fait, quel est l’indice prévu pour le IVème Plan quinquennal à cet égard?), et vous l’aurez mis complètement en pièces!

Mikoyan est trop brillant pour qu’on puisse le citer sans interruptions ni commentaires: «La majeure partie de nos théoriciens ne fait que répéter et travestir, sous des formes diverses, des citations, des formules et des thèses déjà connues». Scandale énorme! Mais enfin, que signifie théorie? Une suite ordonnée de conclusions; littéralement: un «cortège» de gens, dont chaque rang ne dépasse pas le précédent. On pourrait adresser à des poètes, mais non aux vulgarisateurs d’une doctrine constituée, le reproche de «répéter». Il est vrai que, comme le dit plus loin Mikoyan, les plus écœurants de tous sont encore les artistes! Il continue:

«Peut-il exister une science sans création? Non, sans création, on ne fait que de la scolastique, de l’exercice scolastique, non de la science, car la science est avant tout création, construction nouvelle et non répétition de choses anciennes».

S’il nous incombait à nous d’écrire le manuel demandé de philosophie marxiste (avec de telles prémisses, il est certain que de Moscou il ne sortira que des livres écrits... avec les pieds), nous y accueillerions cette heureuse formule: la science est la répétition de choses anciennes. Quant à la scolastique nous dirions que c’est la philosophie qui se fonde sur la «création», et que sans création, il n’y a plus de scolastique. La théorie de la création, voilà comment nous la faisons: nous doutons que Dieu ait créé Mikoyan; quant à lui, il n’a rien créé du tout, à moins qu’on lise ce qu’il dit à l’envers.

«Le XXème Congrès donnera une sérieuse impulsion aux militants du front idéologique (un front où même les caporaux sont invités à militer en improvisant des mouvements de troupe) pour qu’ils s’attellent à un travail créateur... enrichissent le patrimoine d’idées du marxisme-léninisme... (et enfin, dans un troisième point, créée... par rumination) pour assurer l’enrichissement créatif du marxisme». Quelle fièvre d’originalité!

 

ET MAINTENANT, A CEUX DU FOND !

 

Cela suffit; appelons maintenant ceux des derniers bancs.

Souslov: «Notre travail se développe... selon une répétition mécanique de formules et de thèses connues, avec pour résultat de former des pédants, des dogmatiques détachés de la vie. Notre propagande était surtout tournée vers le passé, vers l’histoire (!) au détriment de l’actualité». Nous y sommes, par tous les diables! Voici un émulateur authentique de la mode dégoûtante de ces parvenus bourgeois qui ne savent rien de rien, mais qui sont toujours en mesure de nous «coller» avec leur question idiote: ah, vous ne savez pas la dernière? Tenez-vous au courant!

«Le parti n’a jamais toléré le dogmatisme, mais la lutte contre lui revêt aujourd’hui une acuité particulière». Et voilà le cri du cœur, un cri où perce toute la misère du carriérisme, de la lutte de l’individu pour «enfoncer» le voisin: «Il n’y a pas de doute que le culte de la personnalité a fortement contribué à la diffusion du dogmatisme et du pédantisme. Les fauteurs de ce culte ont attribué le développement de la théorie marxiste à quelques personnes qu’ils suivaient aveuglément. La seule tâche des autres mortels (mais qui étaient-ils donc?) était d’assimiler et de populariser les créations de ces quelques individus».

Magnifique! Ces Messieurs ont décidé de liquider ces «quelques individus». Mais ils ne savent que réciter la même leçon. Ah, qu’ils ont assimilé! Qu’ils ont popularisé! En attendant, ils déshonorent Staline dans la mesure où c’est ce qu’il a dit de pire qu’ils montrent gravé dans leurs petites cervelles quand, pris de délire, ils s’écrient: A nous! Nous aussi, nous voulons créer! Comme disait le diable classique d’Anatole France exilé sur la terre: Jéhovah, tu n’es qu’un misérable démiurge!

Ainsi, Chepilov se porte candidat aux créations nouvelles; mais quand donc ces «créateurs» impatients, tenus jusqu’à présent en laisse, nous apporteront-ils une poignée de farine de leur propre sac? Ils ne font que profiter du fait que leur maître a été embaumé et ne peut leur crier: Zéro, le devoir a été copié mot pour mot!

«Nous, communistes marxistes, nous ne sommes pas des gardiens passifs de l’héritage marxiste-léniniste, nous ne sommes pas des archivistes de l’idéologie». En somme, voilà des gens qui, pour ne pas être de vulgaires gardiens du patrimoine dont ils ont hérité, le mangent jusqu’au dernier sou; et c’est ce qu’ils appellent l’«enrichir»!

«Le travail idéologique qui n’est pas lié aux tâches vitales de l’édification économique et culturelle se transforme en une répétition talmudique» et dogmatique de vérités et de thèses connues, ou en radotage et en encensement». Dans la Première Journée, nous avons donné un modeste échantillon d’«encensement» à Staline: les auteurs étaient tous des disciples dont nous avons vu plus haut qu’ils appliquent à la lettre son antitalmudisme et son antidogmatisme.

La saison du radotage est-elle close, ou ne s’ouvre-t-elle pas, au contraire, plus fertile que jamais?

 

BRUITS EN DEHORS DE LA CLASSE

 

Ce n’est certainement pas sans raisons que tous ces fidèles élèves de Staline ont unanimement mis la main sur des extincteurs de la même marque et lancé des jets de la même trouble écume. C’est que tout n’est pas mort dans la Russie de la Révolution, et qu’une flamme y brûle encore! Il y a encore là-bas de vieux marxistes, compagnons de lutte de Lénine et de tous ceux que l’on «réhabilite» aujourd’hui d’un geste suprêmement pharisaïque; d’authentiques bolcheviks qui croient encore à ce dogme de la révolution pour lequel il n’est pas de frontières. La tradition ineffaçable de la dynamique de ce «passé» vit dans la jeune génération, et devant elle le présent tant vanté se montre sinistre, pâle et vil.

Il y a de pédantes, de fastidieuses citations de Marx, Engels et Lénine, même si depuis des années, il est illégal de citer d’autres théoriciens du calibre de Trotsky, Zinoviev et Boukharine. Il y a encore des camarades qui ont foi dans les «archives», et qui ne pensent pas «se détacher de la vie» en s’alimentant à l’histoire de la lutte des bolcheviks, quand celle-ci avait pour buts Berlin et Vienne, Paris et Rome, et qu’elle posait l’alternative léniniste: domination mondiale de la bourgeoisie ou domination mondiale du prolétariat! Pas de moyen terme!

Il y a encore, par bonheur et par loi historique, des dogmatiques qui croient à ce que Lénine écrivait et promettait; et même si ces formules étaient répétées naïvement, voire aveuglément, ils seraient encore bien au-dessus de la cuisine congressuelle d’attitudes sur commande, avec leurs écœurantes recettes modernes.

Les «créatifs» se donnent beaucoup de mal pour sembler défendre un reste de fidélité à la doctrine et bien que cet effort sonne complètement faux, le fait qu’il existe prouve à lui seul que telle est bien la situation.

Kroutchev: «Sauvegarder scrupuleusement la pureté de la théorie marxiste, mener une lutte décidée contre les survivances de l’idéologie bourgeoise dans la conscience des hommes». Souslov: «Le marxisme-léninisme doit se développer... en respectant ses principes intangibles, en luttant de façon intransigeante contre toutes les tentatives de révision». Et les mêmes déclarations des autres bancs.

Après avoir tant déploré que l’on considère les textes comme sacrés, la tentative de se sauver en citant Lénine que l’on a truqué en lui imputant les «créations» funestes qui lui sont en réalité postérieures (on confesse aujourd’hui que c’est uniquement à cette fin qu’on a sélectionné ses écrits, et qu’on en a écarté un grand nombre dans la préparation de ses Œuvres Complètes) sonne complètement faux.

Même là, les petits élèves laissent passer le bout (de l’oreille). Leur système de citations, dont ils font plus qu’abuser, est strictement copié de Staline, et avec son procédé classique.

 

MALHONNÊTE UTILISATION DE LENINE

 

C’est le vrai système des brocanteurs de la doctrine: indiquer un volume de la série officielle, une page de ce volume, bien certain que purges et censures ont passé toute l’édition au crible, tout comme le catholique lorsqu’il cite le texte canonique des Evangiles. Et taire intentionnellement la date et le thème de l’écrit cité, c’est-à-dire son arrière-fond historique, l’orientation de la lutte conduite par son auteur, qui n’était pas un archiviste, mais un militant (lui, oui !) de l’action révolutionnaire. Quand donc Lénine a-t-il écrit (vol. Il, p. 492 de l’édition russe) ces paroles (sous réserve de contrôle): «Nous ne considérons pas, en effet, que la théorie de Marx soit quelque chose de complet et d’intangible; nous sommes convaincus qu’elle a seulement posé les pierres angulaires de cette science que les socialistes doivent faire progresser dans toutes les directions s’ils ne veulent pas rester en retard sur la vie. Nous pensons qu’il est particulièrement nécessaire pour les socialistes russes d’élaborer la théorie de Marx de façon indépendante, puisque cette théorie nous donne seulement les thèses directrices générales qui, en particulier, ne s’appliquent pas de la même façon à l’Angleterre qu’à la France, à la France qu’à l’Allemagne, à l’Allemagne qu’à la Russie»?

Lénine était alors engagé dans une féroce lutte contre les deux ailes du mouvement anti-tsariste en Russie: les populistes, qui refusaient d’admettre le marxisme, prétendant qu’en Russie les tâches socialistes incombaient aux paysans propriétaires, et non aux ouvriers; les «marxistes légaux», avec leur habituelle version de l’Angleterre économique et de l’Europe politique, déduisaient du marxisme la conclusion que pour pouvoir lutter contre les entreprises capitalistes en Russie, il fallait respecter la légalité et maintenir la neutralité à l’égard du gouvernement autocratique. Contre eux, il fallait que Lénine construise la méthode révolutionnaire liant l’action armée immédiate aux buts suprêmes de la classe prolétarienne; c’est contre ces deux tendances qu’il posa les bases de l’édifice monumental de sa doctrine historique de la révolution russe.

Lénine jeune ne pouvait encore savoir que, comme nous l’avons appris de Lénine adulte, la théorie est «complète et intangible» dès son origine, justement, et que lui retrancher une seule lettre est la perdre. De toutes façons, même dans cette formule de jeunesse, l’accent est mis sur les pierres angulaires et les directives générales de la théorie de Marx, valables en tous lieux. Quelles sont-elles? Ce ne sont pas deux phrases qui peuvent fournir la réponse, mais toute l’œuvre et la vie de Lénine.

Quels sont donc les «principes intangibles» même pour la créativité et l’enrichissement, faudrait-il le demander à son très lointain descendant Chepilov? Qu’est-il resté des «pierres angulaires» de Lénine, aux yeux du XXème Congrès?

A cette façon déloyale de citer Lénine, nous avons opposé l’étude de ses écrits selon l’ordre historique, au cours du développement de la lutte révolutionnaire en Russie; les lecteurs y trouveront le nécessaire à propos, par exemple, des plaisanteries typiquement staliniennes que les Mikoyan et compagnie nous débitent sur la position de Lénine en 1917 pour la conquête pacifique du pouvoir.

Qu’il nous suffise ici de dire une chose: de même que toutes les citations manipulées au XXème Congrès sont reprises en seconde main au maître Staline (alors que c’est soi-disant en s’appuyant sur elles qu’ils prétendent abandonner Staline pour retourner à Lénine!), de même, celle que nous venons de faire, nous l’avons empruntée à un discours de Staline au XVIIIème Congrès du 10 mars 1939.

 

QUE RESTE-T-IL D’INTANGIBLE?

 

Nous sommes en droit de compter Lénine parmi les «dogmatiques», car toute sa vie il a considéré ce terme comme un titre d’honneur, comme l’opposé d’opportuniste et de «libre critique».

Le premier chapitre de son classique «Que faire?», qui est de 1902, s’intitule précisément: Dogmatisme et «liberté de critique». Il est tout entier une attaque contre le révisionnisme russe et international, et la note au bas de la première page dit exactement: «De nos jours, les fabiens anglais, les socialistes ministériels de France, les bernsteiniens allemands mènent campagne en commun contre le marxisme dogmatique. C’est la première bataille vraiment internationale avec l’opportunisme socialiste».

En exposant la question agraire et en montrant l’orthodoxie marxiste de Lénine en cette matière, nous avons reproduit le passage initial de «La question agraire et les critiques de Marx», 1901, et son invective contre Tchernov qui se vantait d’avoir délogé le «marxisme dogmatique» du domaine des questions agraires. Ce marxisme dogmatique, dit Lénine, a une propriété bizarre: les hommes de science le donnent continuellement pour mort, et puis le tir de barrage contre lui reprend toujours...

Par la suite, la vieille bombarde est passée aux mains de Staline (qui a génialement créé un supplément de son cru: le marxisme talmudique) puis à celles du XXème Congrès qui, en dépit de l’hystérie d’enrichissement, n’a rien créé du tout.

Ce que nous tenons pour notre part à établir, c’est qu’en faisant nôtre le drapeau du dogmatisme, nous ne nous attribuons le mérite d’aucune création, et à plus forte raison d’aucun enrichissement de la théorie, même pas de la théorie et de l’histoire de l’opportunisme, maladie incurable.

Avec ses pattes d’ours, Staline avait encore épargné quelques-unes des «pierres angulaires» de Lénine et laissé encore intacts quelques principes. Les commis-voyageurs en gants beurre frais du XXème Congrès n’ont rien laissé d’intangible, si, comme l’affirmait le titre d’un article de l’Unità, Eden leur a dignement «donné la réplique» sur la coexistence pacifique par ces paroles historiques: «Aujourd’hui, le monde peut se sentir plus en sécurité!»

En effet, toujours dans son discours de 1939, Staline n’avait pas pu ne pas citer une nouvelle fois les paroles suivantes de Lénine (Œuvres-presque-Complètes, XXI, 393): «Les formes des Etats bourgeois sont extraordinairement variées, mais leur substance est unique: tous ces Etats sont, d’une façon ou d’une autre, mais, en dernière analyse, de façon obligatoire, une dictature de la bourgeoisie (ici, ce n’est pas nous, mais lui, ou Staline en personne, qui souligne). Le passage du capitalisme au communisme ne peut naturellement donner qu’une abondance et une variété énorme de formes politiques; mais la substance sera inévitablement la même: la dictature du prolétariat (même remarque que ci-dessus.)»

Donc, c’est avec une infâme mauvaise foi que l’on a prétendu au XXème Congrès qu’il restait quelque chose que l’on ne voulait pas toucher, réviser, recréer, enrichir. Et savez-vous qui devait se montrer le plus bête et dire: «la voie que vous, Russes, avez suivie, fidèles aux enseignements de Lénine, n’est pas obligatoire pour les autres pays?» Question très facile; une lire pour la réponse exacte: le délégué du parti italien.

 

COMMENT ILS ONT ENRICHI MARX

 

Les camarades de France nous ont procuré un exemplaire, sauvé in extremis, de la seconde édition du Manuel d’Economie politique achevé d’imprimer le 17 mars 1956, par les soins de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S., Institut d’Economie, «pour vivre l’espace d’un matin»

Texte stalinien typique, dont la moitié est consacrée à «l’économie politique du mode socialiste de production». Il se peut d’ailleurs que tout cela reste officiel, sauf, à coup sûr, ce que nous allons en tirer pour clore cette question de l’évolution de la théorie.

Préface: après avoir rendu, bien ou mal, à Marx et à Engels ce qui leur revient, on attribue à Lénine l’enrichissement de la science économique du marxisme par la théorie de l’impérialisme, qui aurait fourni «les premiers éléments de la loi économique fondamentale du capitalisme moderne». Quelle est-elle donc? Une loi dont n’avait même pas rêvé Marx et qu’il laissa le soin de découvrir en plein... à Staline. Plus loin, Lénine est présenté comme l’auteur d’une théorie nouvelle complète, de la révolution socialiste (naturellement, sous réserve d’une plus nouvelle de Staline et des Kroutchev-Togliatti). Il aurait par ailleurs donné une solution scientifique aux problèmes de l’édification du socialisme et du communisme. Après cela, ne nous étonnons pas de trouver notre Chepilov parmi les académiciens de haut vol qui ont compilé le Manuel!

En effet, pour éviter tout encensement, il a été ajouté à la fin que «Staline, le grand compagnon d’armes de Lénine, a formulé et développé un certain nombre de nouvelles thèses» (!).

Quant aux suivantes, nous croyons que l’Académie les mettra au concours par décret international.

Naturellement, il y a (p. 287 et suivantes) un chapitre sur la loi du développement inégal. On y trouve cet énorme mensonge que «Marx et Engels, étudiant le capitalisme pré-monopoliste du milieu du XIXème siècle (16) furent conduits à conclure que la révolution socialiste ne pouvait vaincre que simultanément dans tous les pays ou dans la plupart des pays civilisés». Plus tard, Lénine serait arrivé à la conclusion que la vieille formule de Marx et Engels ne répondait plus aux conditions historiques, et que non seulement la révolution socialiste pouvait triompher dans un seul pays, mais même (écoutez-nous ça!) que la victoire dans tous les pays ou dans le plus grand nombre d’entre eux était impossible (!!!).

Eh bien, qu’est-ce qu’il nous aurait raconté comme blagues, cette gros farceur de Vladimir Lénine, après cette année 1918 ou c’est tout juste s’il ne nous prenait pas à coups de pied au derrière parce que nous ne lui apportions pas la révolution dans toute l’Europe... Mais il aurait par la suite découvert scientifiquement que c’était IMPOSSIBLE? Du fait de la loi du développement inégal?!

(Au fait, connaissez-vous la loi du développement inégal des académies? Staline ne devait pas la connaître, car on la trouve dans une pièce italienne du brave Ferrari, qui date d’un siècle: on fonde des académies, ou on n’en fonde pas!).

C’est encore de la prose académique qu’il nous faut avaler. Le passage du Manuel dont nous venons de parler est suivi d’une véritable salade d’où il ressort que Lénine aurait découvert qu’à l’époque impérialiste, les pays capitalistes forment une chaîne plus serrée dont la révolution peut saisir l’anneau le plus faible. Bien, mais à quelles fins? Pour déclarer aux autres qu’il est impossible de les briser? Pour cela, il fallait un Staline, et pire que Staline, des Kroutchev, des Chepilov, des Togliatti ou des Thorez. Une autre palinodie attribue à Lénine une vision du développement de la révolution mondiale qu’on veut nous faire passer pour une anticipation de la méthode qui consiste à détacher des pays du «camp impérialiste» pour en faire des satellites de la Russie. Mais à en juger par l’exemple de la Yougoslavie de Tito, il semble que ces satellites ne sont plus destinés aujourd’hui qu’à servir de lest.

De toutes façons, on joue encore une fois ici sur l’équivoque entre triomphe de la révolution politique et transformation économico-sociale; et l’on avance en catimini la fausse carte de l’édification socialiste, du socialisme «préfabriqué»

 

CONTRIBUTIONS REJETEES DE STALINE

 

A la fin de la partie traitant de l’économie capitaliste, le Manuel fait siennes les thèses de Staline qui ont porté sur les nerfs de Mikoyan. Pour Staline, la crise historique finale du capitalisme s’est rouverte après la seconde guerre mondiale, et il rappelle la formule de la surproduction chronique des entreprises capitalistes et du chômage permanent; thèses imprudentes, que le XXème Congrès, tendant la main à la science économique d’Occident, a ravalées résolument, tout en se gardant bien de toucher aux autres.

La conséquence en est que le Manuel sera retiré de la circulation et refait, comme cela a été annoncé au XXème Congrès, et que le Programme du Parti Russe subira le même sort.

Nous retenons que la fausse théorie économique stalinienne, c’est-à-dire la description de l’économie russe comme type d’économie socialiste restera sur pied et sera encore aggravée, ainsi que la nouvelle théorie apocryphe de Lénine sur la révolution socialiste et celle de Staline sur l’économie, où prolétariat et paysans apparaissent comme des classes alliées à tout jamais, dans la lutte politique, comme dans «l’édification» économique.

L’aspect le plus insidieux du tournant dessiné au XXème Congrès consiste à prétendre qu’il a resserré le lien avec la doctrine de Marx et de Lénine qui s’était relâché au temps de Staline. Mais cette doctrine, on continue à la traiter comme sous Staline et de la façon que non seulement lui, mais toute sa bande ont introduite. Il n’y a aucun doute que, demain, on présentera le pas accompli par le XXème Congrès vers ce que depuis des années nous appelons la Grande Confession, c’est-à-dire vers l’aveu de l’identité de l’idéologie et du programme social de la Russie avec ceux des pays capitalistes avec des arguments théoriques empruntés à l’école marxiste: et on reconnaîtra alors en effet un rapport authentique. Mais, historiquement et politiquement, passer de la déclaration de guerre au capitalisme de tous les pays sur le front de classe à la coexistence avec lui sur le front des Etats (tout en retenant que l’impérialisme le conduira à la guerre et à l’écroulement); puis passer de cette position à celle de l’émulation pacifique et du rapprochement, dans la perspective d’une paix définitive entre les Etats), puis de celle-ci à celle de la paix démocratique des classes au sein de chaque Etat, ont été deux démarches dans la même direction.

L’un et l’autre de ces tournants donnent pour nous raison à Marx et à Lénine. Mais il est inévitable - bien qu’horripilant - que dans tout cela les pages grandioses de Lénine et même de Marx servent encore (et pour longtemps) de feuilles de vigne à la maladie honteuse d’un opportunisme nouveau, mais plus infâme encore que le précédent; d’un opportunisme qui, grâce à la fascination que ces grands noms exercent sur le prolétariat mondial tentera, une fois encore, d’entraîner celui-ci à l’abîme.

 

LA FONCTION DU PARTI

 

A lire les discours de Moscou, il semblerait qu’on ait laissé intacte au moins une des pierres angulaires de Marx et de Lénine: la nécessité et la fonction de premier plan du parti politique de classe.

Cette question du parti et de ses rapports avec l’Etat avait été au centre de la lutte impitoyable avec l’Opposition russe. L’Opposition, qui considérait le parti communiste comme le support de la dictature dans l’Etat et le «véritable sujet de la souveraineté», s’insurgeait contre le fait que l’appareil d’Etat et la police servent à en frapper et à en mettre hors de combat les membres. De l’autre bord, c’est au nom du Parti et de son unité qu’étaient insultés couramment Trotsky et Zinoviev. Aux accusations d’être des «diviseurs» et des «saboteurs», ils répondirent fièrement en revendiquant la doctrine de Marx et de Lénine sur la nature et la fonction du parti de classe, à laquelle ils avaient toujours été fidèles.

Dans les congrès précédents, peu fréquents, il est vrai, Staline avait encore affronté le problème. Aujourd’hui, on ne dit plus rien sur la question de l’Etat et sur sa permanence massive en Russie. On prétend être arrivé à une société sans classes destinées à disparaître et «objet de souveraineté»; mais on répète comme des perroquets - ce qui est contradictoire - que le parti doit continuer à être l’organe suprême et à guider l’appareil d’Etat selon ses directives programmatiques et ses décisions. Il est pourtant clair que même cette position est en train de s’altérer complètement. On découvrira facilement les symptômes du fait chez les suivistes de l’étranger. Comment, en effet, rester ferme sur ce point quand on lance par ailleurs au-delà des frontières le mot d’ordre de réparer les scissions léninistes du premier après-guerre en reconstituant l’unité des partis «ouvriers» et en entraînant sur le même front ceux des classes moyennes? La faiblesse des formulations de Moscou même sur ce point ressort clairement de l’attitude de leurs partisans les plus cyniques. Le pire exemple vient, comme d’habitude, d’Italie: Nenni en a dit de dures sur ce qui, pour sa courte vision, constitue le cours nouveau; mais, dans sa trivialité même, il a dit la vérité. Il est trop au-dessous du niveau de ses compères «communistes» pour avoir leurs scrupules théoriques, et il ne sait pas non plus feindre d’en avoir.

On envoie promener à coups de pieds la vigoureuse conception du rapport entre parti et Etat, qui se trouve contenue tout entière dans les textes marxistes et dans l’histoire de la lutte de classe depuis le Manifeste.

«La conception léniniste de la fonction dirigeante du Parti dans l’Etat est-elle encore valable? Le Parti est-il encore l’instrument adéquat» pour diriger l’action créative des masses, tant vantée? «Le Parti doit-il se placer, comme il le fait, au-dessus de l’Etat, et, même du point de vue hiérarchique» (voyez un peu où l’on tombe!) «le secrétaire du parti doit-il passer avant le Président du Conseil?»

La réponse est donnée sans hésiter: le parti doit cesser d’être unique; il doit, comme tout autre, se subordonner à nouveau à l’Etat parlementaire; et, bien pis plus qu’à la loi démocratique de succession des partis, se soumettre à l’autorité supérieure d’une magistrature en toge.

Ces stupidités «magistrales» sont le comble du ridicule dont le laborieux tournant russe éclabousse les positions sur le parti, l’Etat, la dictature conquises par le prolétariat et qui resplendissaient brillamment il y a trente ans, alors qu’il suffit aujourd’hui des braiements de quelques ânes pour n’y plus rien comprendre.

 

MANUEL DES PRINCIPES

 

Il n’est pas juste de dire que cette bouillie idéologique ne vient que d’au-delà du rideau de fer. Toute cette misère théorique est insérée dans le passage proclamé par le XXème Congrès de la direction personnelle de Staline, soutenue par le culte de la personnalité, à la nouvelle direction collégiale, liée, on ne sait d’ailleurs pas comment, à une nouvelle légalité communiste dans l’Etat et à la démocratie interne dans le parti. Ici, il n’y a pas un seul mot qui soit à sa place; aussi cette lutte contre le culte de la personnalité ne nous donnerait-elle aucun motif de satisfaction, même si elle ne se réduisait pas à une écœurante comédie, comme nous l’avons démontré dès le début.

Que peut bien signifier «culte de la personnalité» et qui donc l’a instauré et affermi, en Russie et ailleurs? Ce super-pouvoir individuel a-t-il jamais existé? C’est une plaisanterie, un roman qui n’ont été inventés que pour diffamer le concept vigoureux et sain de la dictature, et le réduire à l’idée philistine de contrainte autocratique. Le croyant réserve le culte à des entités situées en dehors de la nature et au-delà de la vie: il ne divinise pas le chef social. Le rationaliste de l’ère des lumières et l’idéaliste critique démolissent la notion de l’origine divine du pouvoir: le roi de droit divin, même si c’est un roi-soliveau, personnifie une institution dépassée. Ils mettent tous les individus sur le même plan de départ, et s’ils divinisent quelque chose, c’est la volonté populaire, l’équivoque «Demos». Le marxisme (ici nos congressistes auraient bien besoin du petit traité historico-philosophique dont il a été question plus haut!) ne considère comme sujets de la décision historique ni la Personne, ni une collectivité de personnes. Il fait dériver les rapports historiques et les causes des événements des rapports des hommes avec les choses, et dans ces rapports, ce sont les résultats communs à tous les individus qu’il met en évidence, négligeant les caractéristiques personnelles et individuelles.

Le marxisme nie qu’une quelconque formulation «constitutionnelle» et «juridique» transcendant le cours concret de l’histoire puisse représenter une solution de la «question sociale». C’est pourquoi il considère comme mal posée la question de savoir si c’est un homme, un collège d’hommes, tout le corpus du parti ou tout le corpus de la classe qui doit décider. Il n’a pas de réponse pour une pareille question et ne marque aucune préférence entre ces formules. Tout d’abord, personne ne décide si ce n’est le champ des rapports économico-productifs communs aux grands groupes humains. Il s’agit non de piloter, mais de déchiffrer l’histoire, d’en découvrir les courants, et le seul moyen de participer à leur dynamique est d’en avoir à un certain degré la science, chose possible seulement de façon très diverse selon les phases historiques.

Qui donc alors est le plus à même de déchiffrer l’histoire, d’en faire la science, d’en expliquer les nécessités? Cela dépend. Il se peut qu’un individu le fasse mieux que le comité, le parti, la classe. Consulter «tous les travailleurs» n’avance pas plus que de consulter tous les citoyens comme dans cette comptabilité insensée que la démocratie bourgeoise fait des opinions. Le marxisme combat le labourisme, l’ouvriérisme, parce qu’il sait que, dans bien des cas, les résultats d’une pareille consultation seraient en majeure partie contre-révolutionnaires et opportunistes. On ne sait si, aujourd’hui, le vote serait favorable à la peste ou au choléra, c’est-à-dire à Staline ou aux anti-Staline; il est même difficile d’exclure que la dernière solution soit la pire. En ce qui concerne le Parti, la solution du problème de son fonctionnement n’est pas non plus donnée par la formule selon laquelle «la base a toujours raison»; le fait que ceux qui nient les «principes intangibles» l’aient choisie pour dernière pierre angulaire n’y changera rien! Le parti est une unité historique réelle, non une colonie de microbes-hommes. A la formule du «centralisme démocratique» attribuée à Lénine, la Gauche communiste a toujours proposé de substituer celle de centralisme organique. Quant aux comités, nombreux sont les cas historiques où la direction collégiale a été dans son tort: nous ne développerons pas ici les rapports entre Lénine et le Parti en avril 1917 et Lénine et le Comité central en octobre 1917 (17).

En conclusion: dans certains rapports sociaux et productifs, le meilleur détecteur des influences révolutionnaires peut être la masse, la foule, la consultation de plusieurs personnes, ou un seul homme; le critère discriminant est ailleurs.

 

PETIT SCHEMA ELEMENTAIRE

 

Il est bien connu que nous sommes schématiques: que l’on se réfère à cet égard aux thèses soutenues par la Gauche à l’époque de l’Internationale Communiste dans les congrès communistes italiens et mondiaux. On a assisté, certes, à des révoltes très saines des partis contre les comités, comme par exemple, à cette Conférence illégale du Parti Communiste d’Italie qui fut tenue dans les Alpes en 1924, alors que le courant de centre détenait la direction depuis un an. Non seulement la grande majorité des inscrits, mais également celle de l’appareil central, vota pour l’opposition de gauche. Personne ne s’en étonna ni d’un côté ni de l’autre, mais le comité ne «tomba» pas pour autant. S’il est «tombé», c’est dans un tout autre sens: il a dégénéré. Mais c’est encore lui qui commande, avec ou sans Staline!

La question de l’action et des facteurs qui la guident (?) peut être ramenée à trois principaux moments.

 Premier stade: apparition d’un nouveau mode de production, tel le capitalisme industriel. Révolution politique par laquelle la classe qui, dans ce système, contrôle les moyens de production, accède au pouvoir et fonde son Etat. Apparition de la classe qui, dans cette nouvelle forme de société donne son travail sans participer au contrôle social: le prolétariat. Pour Marx, le concept de classe ne réside pas dans cette constatation et cette description, mais dans l’apparition historique d’actions communes déterminées par des conditions communes, actions qui, dans un premier temps, ne sont ni voulues, ni décidées par personne. Formation d’une nouvelle théorie-programme de la société qui s’oppose à celles qui font l’apologie de la classe dominante. C’est seulement à ce moment (avec, naturellement, des complications infinies, des avances et des reculs) que l’on a la «constitution du prolétariat en parti politique»; seulement à ce moment, une classe historique. Donc, les conditions historiques pour qu’agisse une nouvelle classe sont: théorie-organisation politique de classe.

Second stade: Dans ces conditions, la nouvelle classe mène la lutte pour chasser l’autre du pouvoir. Dans le cas que nous examinons: constitution du prolétariat en classe dominante. Destruction de l’ancien Etat. Nouvel Etat. Dictature de classe, dont le sujet est le parti. Terreur. La révolution bourgeoise elle-même a connu ces phases, comme toutes les révolutions.

Troisième stade. Il est transitoire à l’échelle historique, mais long et complexe. Sous la dictature du prolétariat, les rapports de production défendus par la vieille classe et qui barraient le chemin à de nouvelles forces productives sont anéantis les uns après les autres. L’influence des idéologies, et des coutumes de toutes natures auxquelles la classe ouvrière était soumise sont graduellement extirpées. Après la révolution du prolétariat moderne, les classes disparaissent, mais avant de le faire, elles continuent à lutter, dans un rapport inversé. Avec elles, l’appareil de coercition de l’Etat disparaît.

Tout ceci peut sembler une répétition bien inutile. Si nous nous sommes attardés à remettre en place ces éléments de la doctrine, c’est pour qu’on nous pose la vieille question: où prendrons-nous la conscience, la volonté, la «direction» de l’action? Et, si vous voulez, l’autorité? Nous n’avons laissé aucune pièce hors de l’échiquier.

Citant Lénine, nos congressistes ne se sont pas avisés d’un magnifique passage qui conduit à bien autre chose qu’au... Comité central (vol. II, p. 374-375, Pravda, 28-3-56):

«La classe ouvrière... dans sa lutte dans le monde entier... a besoin d’une autorité... dans la mesure où le jeune ouvrier a besoin de l’expérience de ceux qui luttent depuis plus longtemps contre l’oppression et l’exploitation... de militants qui ont pris part à de nombreuses grèves et à diverses révolutions, à qui les traditions révolutionnaires ont donné de la sagesse et qui ont donc une ample vision politique. L’autorité de la lutte mondiale du prolétariat est nécessaire aux prolétaires de chaque pays... Le corps collectif des ouvriers de chaque pays qui mènent directement la lutte sera toujours l’autorité suprême sur toutes les questions».

Au centre de ce passage on trouve les concepts de temps et d’espace, portés à leur extension maxima: tradition historique et arène internationale de la lutte. Nous ajouterons à la tradition l’avenir, le programme de la lutte de demain. Comment convoquera-t-on, de tous les continents et de toutes les époques, ce corpus dont parlait Lénine, auquel nous donnons le pouvoir suprême dans le parti? Il est fait de vivants, de morts, d’hommes encore à naître; cette formule, nous ne l’avons pas «créée», puisque la voilà dans Lénine, dans le marxisme.

Qu’a-t-on alors à bavarder de pouvoirs et d’autorité confiées à un chef, un comité directeur, une consultation de groupes contingents, dans des territoires contingents? Toute décision sera bonne à nos yeux si elle est dans la ligne de cette ample vision mondiale; mais celle-ci peut tomber dans un œil ou dans des millions d’yeux.

C’est Marx et Engels qui érigèrent cette théorie lorsque, dans leur lutte contre les libertaires, ils expliquèrent dans quels sens sont autoritaires les processus de la révolution de classe, dans laquelle l’individu, et ses caprices d’autonomie, disparaît comme une quantité négligeable mais ne se subordonne pas à un chef, un héros ou une hiérarchie d’institutions.

C’est là bien autre chose que l’histoire stupide et mesquine des ordres féroces donnés par Staline et du respect qu’il fallait lui témoigner, facteurs dont seuls des imbéciles peuvent croire qu’ils ont déterminé des dizaines d’années d’histoire.

 

SENS DU DETERMINISME

 

Pour le déterminisme, la conscience et la volonté d’un individu ne comptent pour rien: son action est déterminée par ses besoins et ses intérêts, et peu importe la façon dont il formule l’impulsion dont il croit après coup qu’elle a éveillé sa volonté, dont il s’aperçoit avec retard. Cela vaut aussi bien pour ceux d’en bas que pour ceux d’en haut, pour les pauvres et les riches, les humbles et les puissants. Nous marxistes, nous n’avons donc rien à chercher dans la personne, ni dans les personnes; et dans la «personnalité», pauvre marionnette de l’histoire, encore bien moins, car plus elle est connue, plus nombreux sont les fils par lesquels elle est manœuvrée. Dans notre jeu grandiose, elle ne représente même pas un pion. Mais dira-t-on, aux échecs, il y a un roi? Oui, mais sa seule fonction est de se faire mettre mat!

Dans la classe, l’uniformité et le parallélisme des situations crée une force, constitue une cause de développement historique. Mais là aussi, l’action précède la volonté, et à plus forte raison la conscience de classe.

La classe devient sujet de conscience (c’est-à-dire de buts programmatiques) quand s’est formé le parti, quand s’est formée la doctrine. C’est dans la collectivité plus restreinte constituée par le parti que l’on commence, en tant qu’il est organe unitaire, à trouver un sujet d’interprétation de l’histoire, de ses possibilités et de ses voies. Non à tout moment, mais seulement dans de rares situations dues à la complète maturation des contrastes de la base productive, le parti est non seulement un sujet de science, mais aussi, nous l’admettons, de volonté dans le sens où il peut choisir entre divers actes, choix influant sur les événements. Pour la première fois apparaît la liberté, qui est liberté du parti, non la dignité des personnes. La classe trouve dans l’histoire un guide, dans la mesure où les facteurs matériels qui la meuvent se cristallisent dans le parti, et où il possède une théorie complète et continue, une organisation elle aussi universelle et continue qui ne se fait ni ne se défait à chaque tournant par des agrégations et des scissions. Ces scissions sont cependant la fièvre, c’est-à-dire la réaction de l’organisme du parti à ses crises pathologiques.

 

OU SONT LES GARANTIES?

 

Où trouverons-nous donc les garanties contre le dévoiement du mouvement et la dégénérescence du parti? Dans un homme? Mais l’homme est peu de chose: il est mortel et les ennemis peuvent l’abattre. Même si l’on pouvait croire un instant qu’il est susceptible d’en représenter une, ce serait une garantie bien fragile, surtout s’il était seul.

Faut-il donc croire sérieusement qu’avec la direction collégiale on a découvert, après la disparition du chef qui pratiquait l’arbitraire personnel, la garantie cherchée? C’est ce dont Moscou se vante, mais tout cela n’est qu’une plaisanterie. En Russie, il ne reste plus rien à sauver, puisque tout a déjà été perdu. Le tournant effectué par rapport à Staline se présente sous des dehors pires encore que la dégénérescence stalinienne, dont il n’a corrigé - ni ne pouvait corriger - aucune des tares.

Nos garanties à nous sont bien connues et fort simples:

1. Théorie. Comme nous l’avons déjà dit, la théorie ne surgit pas à n’importe quel moment de l’histoire - et elle n’attend pas non plus pour le faire la venue du Grand Homme, du Génie. Elle naît à certains tournants du développement de la société humaine; on connaît dans ses généralités la date de cette naissance, pas sa paternité.

Notre théorie devait naître après 1830, sur la base de l’économie anglaise. Même si l’on admet qu’il est vain de se donner pour but la vérité et la science intégrales, et que tout ce que l’on peut faire est de progresser dans la lutte contre la grandeur de l’erreur, elle constitue une garantie, mais à condition qu’on la maintienne fermement sur les lignes directrices qui font d’elle un système complet. Historiquement, elle est placée devant une alternative: ou se réaliser ou disparaître. La théorie du parti est le système des lois qui régissent l’histoire passée et future. La garantie que nous proposons est donc la suivante: interdiction de revoir et même d’enrichir la théorie. Pas de créativité.

2. Organisation. Elle doit être continue au cours de l’histoire, c’est-à-dire à la fois rester fidèle à sa propre théorie et ne pas laisser se rompre le fil des expériences de lutte du prolétariat. Les grandes victoires ne viennent que lorsque cette condition est réalisée dans de vastes espaces du globe et pour de longues périodes. Contre le centre du parti, la garantie consiste à lui dénier tout droit de créer, et à ne lui obéir qu’autant que ses directives rentrent dans les limites précises de la doctrine et de la perspective historique du mouvement, qui a été établie pour de longs cycles et pour le monde entier. Il faut donc réprimer toute tendance à exploiter les situations locales ou nationales «spéciales», des événements imprévus, des contingences particulières. En effet, où il est possible d’établir que dans l’histoire certains phénomènes généraux se reproduisent d’un lieu et d’une époque à l’autre, aussi éloignés qu’ils soient dans l’espace et le temps, ou bien il est inutile de parler d’un parti révolutionnaire luttant pour une forme nouvelle de société. Comme nous l’avons souvent développé, il existe de grandes subdivisions historiques et «géographiques» qui déterminent les cycles fondamentaux de l’action prolétarienne, cycles qui s’étendent à des moitiés de continents et à des cinquantaines d’années et qu’aucune direction de parti n’a le droit de proclamer changés d’une année à l’autre. Nous avons un théorème, qui s’appuie sur mille vérifications expérimentales: annonciateur de «cours nouveau» égale traître.

Contre la base, la garantie est l’action unitaire et centrale, la fameuse «discipline»: on l’obtient quand la direction est bien attachée aux règles théoriques et pratiques dont il vient d’être question et quand les groupes locaux se voient interdire de «créer» pour leur compte des programmes, des perspectives et des mouvements autonomes.

Cette relation dialectique entre la base et le sommet de la pyramide est la clef qui assure à l’organe impersonnel et unique qu’est le parti la faculté exclusive de déchiffrer l’histoire, la possibilité d’y intervenir et la capacité de signaler celle-ci lorsqu’elle apparaît. De Staline au comité de sous-staliniens, rien n’a changé.

3. Tactique. Le mécanisme du parti interdit les «créations» stratégiques. Le plan des opérations est public et notoire, ainsi que les limites précises de celles-ci dans l’histoire et dans l’espace. Un exemple facile: en Europe, depuis 1871, le parti ne soutient plus aucune guerre d’Etat. En Europe, depuis 1919, le parti ne participe pas (ou n’aurait pas dû participer) aux élections. En Asie et en Orient; aujourd’hui encore, le parti appuie dans la lutte les mouvements révolutionnaires démocratiques et nationaux et l’alliance du prolétariat avec d’autres classes, y compris la bourgeoisie locale elle-même. Nous donnons ces exemples pour qu’on ne puisse pas parler de la rigidité d’un schéma qui soi-disant resterait le même en tout temps et en tous lieux, et pour éviter l’accusation courante selon laquelle notre construction doctrinale dériverait de postulats immuables d’ordre éthique, esthétique ou même mystique, alors qu’elle est intégralement matérialiste et historique. La dictature de classe et de parti ne dégénérera pas en des formes diffamées comme «oligarchiques» à condition d’être ouvertement une dictature, de se déclarer publiquement liée à un ample arc historique prévu, et enfin de ne pas conditionner hypocritement son existence à des contrôles majoritaires, mais seulement à l’épreuve de force avec l’ennemi. Le parti marxiste ne rougit pas des conclusions tranchantes de sa doctrine matérialiste et aucune position d’ordre sentimental ou décoratif ne peut l’arrêter.

Le programme doit contenir de façon nette les grandes lignes de la société future comme négation de toute l’ossature de la société présente et déclarer qu’elle constitue le point d’arrivée de toute l’histoire, pour tous les pays. Décrire la société présente n’est qu’une partie des tâches révolutionnaires. Ce n’est pas notre affaire d’en déplorer l’existence ou de la diffamer, non plus que de construire dans ses flancs la société future. Mais les rapports de production actuels devront être impitoyablement brisés selon un programme clair qui prévoit scientifiquement comment apparaîtront sur leurs ruines les nouvelles formes d’organisation sociale parfaitement connues par la doctrine du parti.

 

MECHANCETE DE L’HOMME?

 

Que, dans l’avenir, des partis prolétariens révolutionnaires resurgis de la crise actuelle aient à subir de nouvelles régressions, de nouvelles dégénérescences, non seulement nous ne le nions pas, mais nous affirmons qu’il n’y aura jamais aucune recette pour l’empêcher.

Mais nous ne doutons pas qu’après avoir proposé à nouveau ces garanties que nous n’avons appelées ainsi que pour répondre à des invites polémiques courantes et que dans un avenir non proche elles soient constituées, la plupart de ceux de l’autre bord et beaucoup de ceux qui se croient nôtres concluront avec un hochement de tête: «Inutile! Aucune mesure ne peut remédier à la soif de pouvoir de l’homme. L’Etat, le Parti, l’organisation finissent toujours, partout et dans toutes les situations par consolider les privilèges de la hiérarchie suprême, attachée à la richesse, au bien-être et aux satisfactions d’une vanité inépuisable. L’homme est une canaille. Il cherche le plaisir et la puissance, et pour les conquérir il passe sur le corps de son semblable et se moque de sa faim».

Un tel argument ne mérite pas une seule ligne de réponse. Si l’on croit cela, si cela est tant soit peu vrai, si l’homme n’est pas virtuellement aussi bon que son ancêtre si diffamé la «bête»; si la «canaille» n’est pas, justement, l’organisation sociale qui naît dialectiquement d’une série de phases historiquement nécessaires de «canaillerie», alors nous sommes fichus et tout est fini; Marx, Engels, Lénine et nous, nous nous effondrons, et l’on peut faire un feu de joie de toute notre littérature, illustre ou ignorée.

Ceux qui propagent par le monde la nouvelle légende de la théorie criminologiste de l’histoire en prétendant que «les erreurs de Staline étaient évitables, qu’il aurait suffi qu’il fût moins dur, moins féroce», ceux-là remporteront un facile succès. Ils ont beau continuer à placarder de façon aussi stupide qu’hypocrite les portraits de Marx et de Lénine à tous les carrefours où ils sont allés prostituer l’ancienne foi, l’histoire de la révolution communiste et des dures voies qui y mènent écrira que cela est la pire insulte qu’ils ne leur aient jamais lancée.

Ces gens-là espèrent battre monnaie pendant quelques années encore avec le truc de la «créativité» et l’«enrichissement» à laquelle ils veulent lier la grande figure de Lénine: celui-ci aurait été le premier à affirmer qu’il était juste de se soustraire aux fermes principes de la doctrine pour donner libre cours à cette «créativité». Mais ce n’est qu’en éliminant ce mensonge originel que le mouvement parviendra vraiment à se libérer des besogneux du culte de la personne et, pire encore du culte et de courtisanerie à l’égard de la foule, de la masse.

Le vieux marxiste qui, depuis des décennies, travaille et apprend dans la grande œuvre de Lénine, dans sa parole et son action toujours vivante, prouve la profondeur de son effort dans la mesure où il débarrasser la figure de Lénine du faux mythe dont on l’a entourée, et en particulier de la légende qui lui attribue la recréation de l’enrichissement d’une doctrine dont il a magnifiquement défendu chaque ligne jusqu’à son dernier soupir.

Mais quand il voit maintenant que la tâche de «recréer» et d’«enrichir», droit que dénié même aux géants, même à Joseph Staline qui n’était tout de même pas un pygmée, reviendrait-aux homuncules de notre époque pourrissante, de cette époque de décadence de la théorie, de la science, de l’art qui, aux époques fertiles de l’histoire, dont l’épopée russe et mondiale de 1917 fut la dernière et la plus haute, aux temps des renaissances et des luttes bourgeoises de libération, parlaient par des voix dont les échos retentissaient... alors, le simple militant d’une doctrine intangible sent les armes dialectiques lui tomber des mains; et il les abaisse peu héroïquement pour se tenir le ventre et conjurer le risque de se pisser dessus...

 

BOUFFEE D’OXYGENE

 

Les «provocateurs» devaient nécessairement avoir beau jeu sur le terrain alléchant de la philosophie et nous croyons leur avoir trouvé quelque chose à se mettre sous la dent en nous dressant contre la manie stupide de chercher à résoudre le problème d’aujourd’hui par cette question inquiète: qui sera le patron demain? Et de donner des noms au drame présenté sur la scène de Moscou, auquel, pour notre part, nous avons trouvé une signification fondamentale et tout autre.

Pour clore cette journée, revenons enfin sur notre terrain, sur la terre ferme des faits économiques et de la lutte corps à corps des intérêts matériels de classe. C’est au point suprême de leur conflit que notre école a trouvé la clef du présent, du passé et du futur, unis dans une seule vision que, si nous ne sommes pas incurablement aveugles, nous devons avoir acquise dans sa totalité.

La colossale «théorie» de l’émulation, selon laquelle le rythme d’augmentation de la production du système russe bat le rythme du système capitaliste occidental et au bout d’un certain temps, le dépassera en chiffre absolu, remettant à cette confrontation platonique le soin de décider des destinées du monde, s’appuie sur une thèse absurde: ce serait la première fois dans l’histoire du monde que l’on voit un pareil rythme et les indices numériques seraient la preuve qu’un principe nouveau a remplacé les anciens.

C’est là une immense mystification qui sert à merveille la défense et la conservation de ce système capitaliste que l’on affecte de vouloir battre. Comment expliquer autrement que les publications les plus franchement occidentales lui fassent écho?

Il existe en Amérique un Institut de Recherche (le Research Institute, Inc., de New-York) qui a adressé un rapport spécial, suggestivement intitulé «The toughest challenge» (c’est-à-dire «Le défi suprême») à «trente mille firmes appartenant pour la plupart aux corporations industrielles dont l’Institut est le conseiller en matière d’économie, de législation, de direction (management), de relations industrielles et humaines, de technique de vente et de conquête des marchés» (Sales and Marketing).

Ce rapport débute par une déclaration significative: la recherche qu’il a conduite se développe sur la base des faits, en dehors de toute adhésion à une doctrine économique et à une politique gouvernementale quelconque.

Tout le matériel que nous avons examiné ici en partant de tout autres prémisses s’y trouve exposé comme une chose extrêmement sérieuse et fondée, et les chiffres de Kroutchev et Boulganine y sont soupesés avec un extrême respect. Ces experts du capitalisme concluent en admettant que la palme pourrait bien revenir au système soviétique. Ils ne réclament contre lui ni répression ni guerre; ils se bornent à étudier à fond la ressource que des commandes d’armes en série représenteraient pour les firmes; ils finissent par conseiller d’accepter ouvertement l’invitation des terribles rouges au «marketing» commun. Ils se mettent à calculer eux aussi en combien d’années l’U.R.S.S. pourrait, grâce à ses plans, dépasser les indices occidentaux de production globale et par tête d’habitant. Ils ne dissimulent pas les points faibles du système oriental, surtout dans l’agriculture, mais ils exposent également ceux de l’Occident, et ils évaluent la marche du rythme économique dans l’avenir et les possibilités de crise, se plaçant avec décision sur le plan de la «détente». Ces conseillers du grand capitalisme disent donc qu’il faut accueillir l’invitation russe à l’émulation en raison du parallélisme des deux systèmes et que, pour les deux impérialismes, il y a beaucoup à faire avant de combattre.

Dans ce rapport qui mérite attention, une chose nous a frappés: c’est que sa perspective coïncide avec la nôtre en ce qui concerne la durée de la paix, évaluée à une vingtaine d’années. Partant de calculs sur le volume des matières premières disponibles dans les deux camps et sur l’importance de l’industrialisation à réaliser dans les zones sous-développées du monde, le rapport admet en effet que la double accumulation capitaliste des U.S.A. et de l’U.R.S.S. trouvera certainement des débouchés pendant vingt ans encore.

Qui l’emportera en 1975, de la guerre ou de la révolution? D’ici là, la lutte théorique aura tranché entre l’économie de l’explosion et celle du bien-être croissant. Mais les deux adversaires progressistes qui se mettent en ligne dans le «challenge» combattent théoriquement côte à côte!

 

EXPERTS DU MARCHE

 

Les économistes et les instituts offrent leurs services contre argent sonnant aux deux parties en cause. Nous ne croyons pas que ceux du Research Institute envoient leur note à Moscou également, mais les auteurs des opinions qui sont rapportées dans l’Unità du 12 avril 1956 au milieu des chiffres sempiternels et fastidieux ne manquent certainement pas de le faire. Les éditeurs de la revue française La Nef qui y est citée sont sans doute suspects, mais peu nous importe ici. Ce que nous voulons relever, c’est le mensonge économique énorme qu’il y a à inscrire sous le tableau évaluant à 10 % et plus l’augmentation annuelle de la production industrielle et du revenu national russes (le triple des chiffres américains, prétend-on) que «rien de semblable ne s’est jamais vérifié dans l’histoire des économies capitalistes». Selon ces experts, les économistes bourgeois ont perdu la partie, car tout ce qui pouvait les sauver était de prouver que les chiffres russes étaient faux et les rythmes plus bas.

Si tout le vilain monde qui compile et accueille un pareil matériel n’avait jamais ouvert - ne serait-ce que par hasard - le premier volume du Capital, il saurait deux choses. Primo: Des choses absolument semblables se sont vérifiées dans l’histoire de toutes les économies capitalistes.

Secondo: Quand elles se sont vérifiées pour la première fois, nous en avons déduit que l’économie capitaliste était destinée à sauter, et le marxisme prolétarien lui a déclaré une guerre à mort.

 

LA PREMIERE INTERNATIONALE

 

Y a-t-il des marxistes qui ignorent l’Adresse Inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs écrite de la main de Marx?

Le premier congrès de celle-ci se tint à Martin’s Hall le 28 septembre 1864. Le texte de Marx commence ainsi: «C’est une grande vérité de fait que la misère des classes travailleuses n’a aucunement diminué dans les années qui vont de 1848 à 1864, bien qu’il s’agisse précisément d’une période sans précédents dans les annales de l’histoire en ce qui concerne le développement de l’industrie et l’augmentation du commerce de ses produits. En 1850, un organe conservateur de la bourgeoisie britannique, doté de connaissances plus qu’ordinaires à ce qu’il semble, a prophétisé que si le commerce anglais d’importation et d’exportation avait augmenté de 50 %, le paupérisme serait tombé à zéro en Angleterre».

«Mais, le 7 avril 1864, M. Gladstone, Chancelier de l’Echiquier anglais, souleva l’émotion de son auditoire en démontrant que le montant total des exportations et des importations anglaises s’était élevé à 443.955.000 livres sterling, c’est-à-dire avait triplé par rapport à 1843, date relativement récente. Malgré tout cela, il fut obligé de s’occuper encore de la misère sociale».

Arrêtons-nous là. Une augmentation du triple en vingt ans, cela fait une moyenne annuelle de 5,7 % si l’on calcule comme nous l’avons indiqué plus haut et si l’on s’abstient du jeu auquel l’aulique Varga se livre de temps à autre et qui consiste à diviser 200 par vingt, obtenant ainsi une moyenne annuelle de 10 %.

Ces 5,7 % ne représentent pas encore l’indice le plus haut, mais ils nous permettent d’établir comment le capitalisme se développe rapidement au début, selon le type russe actuel, puis fatalement ralentit.

Les conseillers économiques de l’Unità jouent un jeu inutile quand ils donnent les rythmes des pays capitalistes à partir de 1870. Ils ne peuvent eux-mêmes pas dissimuler que dans certaines périodes, qu’ils appellent de «montée cyclique», on a pu constater, et ceci encore récemment, un progrès annuel d’environ 8 % Ce fut le cas de la Grande-Bretagne en 1946-50 (après-guerre); du Japon, 1907-1913 (après la guerre contre la Russie; mais nous verrons qu’aujourd’hui, où le Japon est non plus vainqueur, mais vaincu, il court encore plus vite, dépassant même la Russie); des Etats-Unis 1880-85. Et - voyez un peu! - de la Russie 1890-1900, en système... tsariste!

A quoi sert d’établir que dans des périodes ultérieures et «à long terme» le capitalisme occidental s’en tient au rythme de 3 à 5 %? La Russie en fera autant si, en vingt ans, sa production par tête d’habitant rejoint celle de l’Amérique, de l’Angleterre et de l’Allemagne et... s’il n’y a pas de complications; l’émulation ne peut pas aller plus loin.

Ce que nous voulons montrer ici, c’est la mystification contenue dans la partie inférieure du tableau de l’Unità qui, se référant «au stade initial de l’industrie» choisit indifféremment pour la Russie, la Suède, les Etats-Unis et l’Allemagne les dates de 1855-1913 (!) et trouve 5 % d’augmentation annuelle.

 

LA REVOLUTION INDUSTRIELLE ANGLAISE

 

Notre parallèle entre la Russie d’aujourd’hui et l’Angleterre nous reporte à l’étonnante période qui va de 1830 à 1860, pendant laquelle la Grande-Bretagne était la première et presque la seule à déverser les produits de l’industrie mécanique dans le reste du monde. L’Europe continentale était alors pour elle ce qu’est aujourd’hui pour l’U.R.S.S. l’immense Asie. La révolution politique antiféodale s’était produite au siècle précédent et avait été suivie de périodes de grandes guerres; la crise internationale qui leur avait succédé en 1843 avait été surmontée. Les analogies sont remarquables: le révolutionnaire cherche les constantes des fonctions historiques parce qu’elles lui confirment - et d’autant mieux qu’il s’agit de périodes plus longues et même de siècles entiers - que l’histoire peut être ramenée à des lignes générales uniformes correspondant à des tournants uniformes dans l’économie qui en est la base. L’opportuniste, lui, cherche au contraire les discordances afin de justifier ses écarts; et le conservateur se réjouit avec lui s’il voit s’affaiblir les fondements de la prévision selon laquelle une nouvelle et puissante révolution sociale fera suite à l’épanouissement de la grande industrie.

Marx savait fort bien qu’il fallait considérer les rythmes et les indices d’augmentation. Tenons-nous en aux indices du commerce extérieur, baromètre certain d’une industrialisation impétueuse. Marx traite la question dans le premier volume du Capital, au paragraphe 5 du XIIIème chapitre: Illustration de la loi générale de l’accumulation capitaliste: l’Angleterre de 1846 à 1866. Que voulez-vous de plus basique?

A la page 620 de l’édition italienne, on trouve que le montant des importations et des exportations s’est élevé en 1854 à 268 millions de livres sterling, et en 1865 à 490 millions. Le petit calcul habituel nous dira que de 1854 à 1865 le rythme de l’augmentation annuelle moyenne fut de 6,2 %. Si l’on consulte maintenant les chiffres concernant uniquement l’exportation pendant cette même période, on y trouve des rythmes de type... russe. De 1849 à 1856, elle passe en effet de 66 à 116 millions de livres sterling: soit une augmentation annuelle de 9,1 %. De 1865 à 1866 on a un bond formidable: 14 % en une seule année (de 167 à 189 millions de livres sterling). Engels observe que c’était là le prélude de la crise qui devait éclater immédiatement après. Nous savons que la crise précédente remontait à 1856, et, avant encore, à 1846. Les chiffres le confirment, et les rythmes oscillent en liaison avec ces crises, mais ils ne fléchissent pas quand on considère l’ensemble de la période.

Demandons-nous ce qui s’est passé entre la date à laquelle Marx établissait son tableau et aujourd’hui. En 1953, le commerce britannique total s’est élevé à 5 milliards 925 millions de livres sterling; c’est-à-dire qu’il est devenu plus de treize fois ce qu’il était au temps de Gladstone, en 1863. Il en a parcouru du chemin, le système capitaliste! Mais si nous cherchons comme il se doit le rythme moyen, c’est celui d’un capitalisme adulte: trois pour cent.

Dans la même page, Marx étudiait les chiffres concernant la production du charbon et du fer, et la longueur des voies ferrées. Pour la période de 1855-1864, il obtient des chiffres qu’il serait trop long de rapporter ici, mais qui donnent des rythmes de 4 à 5 %.

Marx détermine ensuite lui-même (selon le procédé correct, naturellement) les rythmes globaux et annuels de l’augmentation du revenu de diverses industries pendant la même période: maisons, 3,5 %; carrières: 7,7; mines de charbon: 6,3; mines de fer: 3,6; pêcheries: 5,2; gaz: 11,5; voies ferrées: 7,6. Miracles, mais non du système «socialiste»!

Il montre ensuite qu’en partant des impôts enregistrés, ce qui, comme toujours donne un résultat inférieur à la réalité, on trouve que les revenus ont augmenté de 9,30 % par an entre 1861 et 1864.

Marx ne traite pas à cet endroit des chiffres propres à la période initiale du capitalisme anglais, qui commence en 1830 et peut-être même avant et dont il parle pourtant de façon diffuse dans toute son œuvre, ainsi qu’Engels. Mais on peut les trouver dans tous les livres d’histoire, chez le vieux marxiste Barbagallo, par exemple, et pour ne pas chercher plus loin. Donnons-en quelques-uns.

Coton, 1796-1800: 11,2 %. Laine, 1829-30: 11,5 %. Machines exportées, 1855-65: 8,5 %. Et ainsi de suite.

 

LES AUTRES CAPITALISMES

 

Le phénomène auquel on n’aurait assisté qu’en Russie un siècle plus tard est général. Les capitaux investis aux Etats-Unis dans l’industrie lainière à ses débuts se sont accrus au rythme de 31 % par an: celui qui copie la technique d’autrui (technique qui, à l’époque bourgeoise, est du domaine international) dépasse la vitesse du premier exemple historique. L’extraction du charbon passe d’un demi-million de tonnes en 1835 à 6,266 millions en 1850, soit une augmentation de 12 fois et demie en 15 ans, c’est-à-dire un rythme annuel de 18 %. Si nous remontions même aux pauvres 365 tonnes de 1820, nous trouverions un rythme ahurissant: 1.500 fois plus en 15 ans. Et aujourd’hui? Nous le savons: 465 millions de tonnes, c’est-à-dire une augmentation de plus d’un million de fois. Cela ne donne, sur 140 ans, qu’une moyenne annuelle de dix pour cent. On voit à quoi on s’amuse à Moscou: on prend pour années de départ celles où l’industrie venait de naître.

En France, entre 1830 et 1860, la production de fonte augmente 8 fois, soit 7 % d’augmentation annuelle, et celle de l’énergie en chevaux-vapeur de 58 fois, soit 15 %.

En Allemagne, de 1871 à 1913, la production de charbon augmente de 7,5 fois; rythme de l’ensemble de la période: 4,5 %. Si nous voulons un chiffre plus grand, il suffit de reculer dans le temps: la production de sucre en Prusse en 1831 fut d’environ mille tonnes, en 1843 de 9.000 environ. Une augmentation de 9 fois en douze ans donne le rythme de 19 %.

Nous avons vu que l’invention balourde de l’émulation est tirée des «phénomènes nouveaux» des toutes dernières années qui justifieraient soi-disant la vaniteuse prétention de créer un marxisme nouveau et d’enrichir l’ancien. Mais il suffit de la traiter avec la science marxiste d’il y a cent ans, et voilà l’émulation réduite à rien et ridiculisée!

Revenons au Japon; déjà avant la guerre avec la Russie, pendant les quatorze années qui vont de 1893 à 1907, il commence à déverser dans le monde sa magnifique soie, dont l’exportation passe de 38 à 450 millions de yen, soit 12 fois plus, ce qui donne un rythme annuel de 19 %. D’autres indices sont encore plus spectaculaires. Le Mikado pensait-il dès cette époque à édifier la société socialiste?

 

LOI DE L’ACCUMULATION

 

La loi fondamentale du marxisme apparaît plus intangible que jamais. Plus les pays considérés sont différents, plus éloignées les époques historiques, et plus aussi la relation entre les causes et les effets apparaît précise et uniforme.

Lorsque l’industrie capitaliste apparaît, le rythme annuel d’accumulation est maximum; ensuite, il va en décroissant.

Le rythme n’étant pas uniforme, mais progressant par bonds nombreux, il apparaît plus bas pour de longues périodes, s’accélérant à nouveau après les crises économiques, les guerres et surtout les défaites et les dévastations du pays considéré.

A égalité d’âge de la forme capitaliste, le rythme est le plus élevé pour les pays qui ont été industrialisés et mécanisés les derniers. Cela est dû au fait que la technique qui est immédiatement à leur disposition est plus évoluée et que, par suite, la composition organique du capital est changée: plus de matières transformées pour un même emploi de main-d’œuvre.

Selon la source américaine plus haut citée, on s’attend à un rythme super-russe en Amérique du Sud dans les années à venir, toujours si ce sont bien vingt années de paix.

La petite histoire selon laquelle le miracle de l’accumulation rapide serait dû à la planification, c’est-à-dire à la forme monopoliste et impérialiste du capitalisme et à l’industrialisme d’Etat lui-même  est de marque stalinienne. On trouve d’ailleurs dans le discours-rapport de Staline les tableaux de chiffres habituels.

Pour confirmer nos vieilles thèses marxistes bien connues, nous avons fondu en un tableau unique les chiffres de Staline, ceux de Boulganine et d’autres, présentés par Varga. Ce tableau inclut différents pays et concerne les périodes suivantes: 1880-1890, paix; 1900-1913, impérialisme; 1913-1920, première guerre mondiale; 1920-1929, première «reconstruction»; 1929-1932, crise générale; 1932-1937, reprise; 1937-1946, seconde guerre mondiale; 1946-1955, seconde reconstruction.

Suivons la courbe des différents pays dans ces phases, en donnant toujours les rythmes annuels.

Grande-Bretagne: 1880-1900, 3,5 %; 1900-1913, 3,0 %; première guerre: 0 (la production n’augmente pas); première reconstruction: idem. Crise de 1929-1932: chute au rythme de 11 %! Reprise de 1932-1937: augmentation annuelle de 10 %! Deuxième guerre: stase, augmentation nulle ou plus exactement diminution de 0,6 %. Phase actuelle: augmentation de 4,8 %.

France: avant-guerre: 6,5 et 6 %; première guerre: chute à 6,6 %; après-guerre: remontée à 9,5 %! Crise 1929-32: chute au rythme de 11,6 %; reprise 1932-37, montée lente avec 1 %; seconde guerre: nouvelle chute avec 3 %; dernière phase: remontée au rythme de 8 %.

Allemagne: premier avant-guerre, 7,5 et 7. Première guerre: chute au rythme de 8,2 %; première reconstruction: reprise avec 7,3 %; crise 1929-1932: chute en flèche à 13,8 %! ; reprise: remontée à 13,4 %! ; seconde guerre: chute à 12,2 %! ; phase actuelle: reprise au rythme record de 22,2 % sans aucun socialisme et peu de dirigisme.

Etats-Unis: premier avant-guerre: 8,5 et 7; première guerre: augmentation au rythme de 3,4 % (ah, pauvre vieille idiote d’Europe!). Après-guerre: l’augmentation continue à 3,6 %; grave crise en 1929 dégringolade avec 18,5 %! ; reprise à 11; seconde guerre: nouvelle reprise (voir au contraire l’Europe!) à 4,8 %; phase présente: avance impassible au même rythme!

Japon: violente avance jusqu’à la première guerre; au cours de celle-ci, avance à environ 7 % (voir l’Europe!); après-guerre: même rythme; pause pendant la crise, rythme de 12 % pendant la reprise; seconde guerre: chute à 12,5 %; phase actuelle: reprise marquée à 18,8 %; rythme russe.

Russie: 1880-1913: rythmes de grande industrialisation initiale; 1913-1920: guerre, décomposition de l’industrie. De 1920 à 1929, industrialisation intense au rythme de 34 % (du fait que l’on est parti de très bas); de 1929 à 1937, pas d’influence de la crise extérieure et montée à 20 %; seconde guerre: pratiquement, stase; phase actuelle: 18 %, comme le Japon, mais beaucoup moins que l’Allemagne.

Italie: limitons-nous à dire que de la crise de 1929 à la seconde guerre, elle reste stationnaire (chute, puis remontée); dans la guerre, elle descend au rythme de 3 %; aujourd’hui elle monte dans la gentille proportion de 12 % annuels. En 1955, le nombre des véhicules produits en plus est de 69 %; pétrole (phase initiale), 83 %; le capital de la Fiat est accru aujourd’hui de 19 milliards, soit 32 %.

Nous insérons page 131, hors texte, le tableau contenant tous ces chiffres.

Dans ce tableau, qui pourra trouver un avantage quelconque du système socialiste (russe) sur les autres? Personne; et pourtant toutes les données sont de source russe et peuvent donc être comparées entre elles. Elles réduisent pour toujours à néant l’odieux expédient de l’émulation et confirment la coexistence de formes capitalistes analogues, mais d’âges et d’origines historiques différents.

Le tableau est éloquent par lui-même comme plate-forme de l’évolution ultérieure. Les trois clefs qui permettront de le déchiffrer sont la Crise, la Guerre, la Révolution.

Notre travail est maintenant à son terme, et la thèse à laquelle il aboutit est la débâcle de l’émulation. Plus les compétiteurs se dépassent les uns les autres, plus la révolution, avec sa consigne de blocage de la production, corollaire de la théorie originelle, devient possible.

Dans un domaine plus large, nous ne nous hasarderons pas à une prophétie, mais à un simple présage.

La progression de la production capitaliste mondiale pendant les dix années d’après-guerre continue encore quelques années. Arrive ensuite la crise d’entre-deux guerres, analogue à celle qui éclata en Amérique en 1929. Massacre social des classes moyennes et des travailleurs embourgeoisés. Reprise d’un mouvement mondial de la classe ouvrière, qui aura rejeté tout allié. Nouvelle victoire théorique de ses vieilles thèses. Parti communiste unique pour tous les Etats du monde.

Au terme d’une vingtaine d’années, l’alternative de ce siècle difficile: troisième guerre des monstres impérialistes - ou révolution communiste internationale. C’est seulement si la guerre ne passe pas que les «émulateurs» mourront!

 

MARX ET GLADSTONE

 

Nous avons réduit toute la vantardise statistique russe à un phénomène de capitalisme en plein essor, comme celui dont l’Angleterre d’il y a un siècle offrait à Marx le spectacle.

Comment Marx le considérait-il alors, ce phénomène?

Dès cette époque, il savait fort bien qu’il n’y a pas à crier à l’enfer capitaliste un «vade retro Satanas», mais à prévoir qu’il conquerra le monde. Marx s’attendait à ce que, dans son développement démesuré, l’industrialisme britannique mît le feu à l’Europe. Nous sommes de même en droit d’attendre que la fournaise de la production russe enflamme tout l’Orient. Nous ne souhaitons pas aux plans quinquennaux de faire faillite: ce que nous voulons, c’est que ce système cesse de se déclarer socialiste.

Les rythmes d’augmentation de la production anglaise permirent à Marx, qui voyait à longue échéance, de reconnaître l’ennemi direct; contre lui il proclama la guerre mondiale de classe dont il entendait déjà retentir les rudes accents dans les chiffres.

Son discours de 1864, qu’on pourrait appeler Dialogue avec Gladstone, ne se réduit pas en effet à ce que nous en avons dit plus haut. Marx y oppose à la folle augmentation des chiffres du commerce extérieur les données concernant l’infâme exploitation du prolétariat anglais, modèle des prolétariats modernes. Il y écrit l’équation qui lie l’esclavage du salarié à la croissance du Capital, et il y brandit l’excommunication du tribun contre le cynique Chancelier de l’Echiquier.

«Ebloui par le «progrès de la nation», illusionné par les chiffres de la statistique, le chancelier s’exclame avec une émotion sauvage: dans les années 1842-1852, le revenu (income) imposable du pays s’est accru de 6 %: pendant les huit années qui vont de 1853 à 1861, il a augmenté de 20 % par rapport au chiffre de 1853. Ce fait est tellement stupéfiant qu’il en devient presque incroyable».

On retrouve la même chose en 1866 dans le Capital, sauf que Marx pouvait alors relever un bond de plus de 10 % du revenu dans la seule année du 7 avril 1864 au 7 avril 1865! Dans l’Adresse de 1864, il continuait ainsi: «Cette enivrante augmentation de force et de puissance, ajoute Monsieur Gladstone, est limitée aux classes possédantes». Il concluait sa description des privations imposées au prolétariat anglais et de ses luttes malheureuses par cette thèse vigoureuse: «Dans tous les pays d’Europe, c’est désormais une vérité irréfutable que... sur la fausse base du présent, tout nouveau développement de la force productive du travail tend seulement à approfondir les contrastes, à aiguiser le conflit social».

Dans les pages du Capital dont nous avons parlé plus haut, Marx citait à nouveau le discours du 16 avril 1863 de Gladstone: «L’augmentation de la richesse... est indirectement à l’avantage de la population ouvrière, puisqu’elle entraîne la baisse des prix des objets de consommation courante. Tandis que les riches deviennent plus riches encore, les pauvres deviennent moins pauvres. Je ne veux pourtant pas affirmer que, dans ses formes extrêmes, la pauvreté soit devenue moindre», et il accablait de durs sarcasmes l’hypocrisie de cette étrange déclaration. Le chapitre se terminait par une note demandant que l’étude faite par Engels en 1845 sur les conditions de vie des classes travailleuses en Angleterre soit poursuivie. Engels enleva plus tard cette note, indiquant au bas du manuscrit que cela avait été fait par Marx dans le premier volume du Capital.

Mais vous qui prétendez, en camouflet à Staline, retourner au «marxisme», avez-vous jamais su quoi que ce soit de tout cela?

 

LES EXTREMES D’UN SIECLE

 

Tout ministre de la première bourgeoisie du monde qu’il était, Gladstone accusa les coups du pauvre et obscur émigré qui avait été presque le seul à reprendre, à la fin de son Adresse inaugurale enflammée, le cri de 1848: travailleurs de tous les pays, unissez-vous! et que la presse anglaise appelait le «docteur de la terreur ronge» (red terror doctor).

La polémique devint fameuse et dura pendant plusieurs années, après la mort de Marx. Un jour, l’antisocialiste allemand Brentano, qui s’était mis en contact épistolaire avec le ministre anglais, insinua dans une de ses publications que Marx avait commis un délit de «fausse citation». Selon lui, Gladstone aurait dit que les chiffres du revenu imposable (ce que nous appelons la richesse mobilière) concernaient les seules classes possédantes, du simple fait que les revenus-salaires ne sont pas imposés: ils ne regardaient donc pas ce que l’on appelle aujourd’hui le «revenu national», mais seulement les revenus et les profits dérivant de la propriété et de l’entreprise. Il en résultait que, contrairement à ce que Marx avait affirmé, Gladstone n’avait fait aucune concession à la thèse de la misère croissante des classes travailleuses. Mais la démonstration de Marx n’avait pas besoin des aveux de Gladstone: elle s’appliquait et elle s’applique à toute forme de salariat. Misère ne veut pas dire bas salaire, mais absence de réserves pour des hommes qui ont engendré la richesse croissante en peinant dans le sombre bagne des entreprises industrielles. Les chiffres de Marx retraçaient le rythme de l’accumulation et de la concentration du capital dans les mains de personnes de moins en moins nombreuses, jusqu’à la dépersonnalisation qui domine aujourd’hui partout.

Mais à l’époque, l’accusation de faux n’était pas peu de chose! Eleanor, la fille de Marx, publia une réponse indignée, et Brentano un nouvel article. Finalement, Engels résuma toute l’affaire dans un article qu’il lui consacra spécialement, en rapportant toutes les allégations opposées, les fac-similés des textes anglais et allemands et des pages du Times invoquées par les deux parties, ainsi que des Actes de la Chambre des Communes et de différentes feuilles de presse. Quel pédant, ce Frédéric Engels, diraient aujourd’hui, encouragés par le mot d’ordre stalinien de «guerre au pédantisme», les chefaillons qui, au Congrès, se sont dit extrêmement choqués du rabâchage de vieilles histoires pratiqué dans les cercles du parti et qui ont mis l’Assemblée en joie par des phrases de goût existentialiste comme: «Le Bund, qu’est-ce que cela peut bien nous faire aujourd’hui? Et les populistes?»

Les journaux ont publié les photos de la tombe de Marx au cimetière de Highgate. Les Russes en ont recouvert la nudité d’un lourd monument, n’ayant sans doute pas assez de celui qui fut infligé à Vladimir Lénine, qui, de son vivant, avait pourtant été un modèle de simplicité et qui répugnait profondément à toute pompe. A côté de cette tombe, Messieurs Boulganine et Kroutchev semblaient convaincus de réaffirmer ainsi le rapprochement historique avec Marx depuis le XXème Congrès. Ils n’avaient pas l’air de se douter le moins du monde d’avoir vanté aux assises de cette assemblée les mêmes gloires que Marx avait fait rentrer dans la gorge au premier ministre anglais, lors de l’apogée d’une révolution industrielle qui fut la première de l’histoire et qui servit de modèle à toutes les autres, y compris à celle de Russie.

Marx avait alors riposté à la folle orgie de la super-production industrielle en fondant la Première Internationale révolutionnaire, tandis que les deux individus qui se sont inclinés à Londres devant sa tombe venaient d’enterrer les ultimes misérables vestiges de la Troisième Internationale, de l’Internationale fondée par Lénine.

Tandis que nous terminons cet ouvrage hâtif de modestes disciples d’une magnifique école qui seule a le droit de se réclamer des grands noms de Marx et de Lénine, la radio diffuse de Moscou les déclarations des deux voyageurs à peine rentrés de Londres: ils se félicitent de l’accueil amical et extrêmement cordial qui leur a été réservé par M. Eden, impeccable ministre de Sa Gracieuse Majesté Britannique et disciple avoué, lui, de son prédécesseur de l’époque classique, Gladstone.

Bien différemment que les vivants émulateurs contemporains, les Morts dialoguent...

 


 

(15) Terme anglais, désignant ici les questions du «quitte ou double».

(16) Cf.: Notre citation ci-dessus de Lénine sur le capitalisme unique, dont l’impérialisme n’est qu’une superstructure politique, militaire, dictatoriale que Marx avait parfaitement prévue.

(17) Avril 1917: Lénine rentre en Russie et présente «en son nom personnel» les positions connues sous le nom de «Thèses d’Avril» qui font l’effet d’une bombe au Comité Central et parmi les «vieux bolcheviks». Elles se résument ainsi: 1° Aucune concession à la «défense nationale révolutionnaire» (cette position était, depuis février, celle de la Pravda!) 2°. Aucun soutien au Gouvernement Provisoire. 3°. République des Soviets et non république parlementaire. 4°. Contrôle de la production et de la répartition, et non «introduction» du socialisme comme tâche directe. 5°. Rénovation de l’internationale.

Octobre 1917: Lénine est de nouveau seul à reconnaître que «la situation internationale, la situation militaire, la conquête de la majorité dans les Soviets par le parti du prolétariat, tout cela joint au soulèvement paysan met l’insurrection armée à l’ordre du jour». Il menace de s’adresser au Parti par-dessus la tête du Comité Central si celui-ci ne prend pas une résolution et n’oriente pas son action dans ce sens.

 

 

Parti Communiste International

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