Dialogue avec les Morts

( Le XXe Congrès du parti Communiste Russe )

( «Dialogue avec les Morts» a été publié dans notre journal de l'époque «Il programma comunista», numéros 5, 6, 7, 8, 9, 10, 13, de 1956. Il sera aussi publié au complet aux éditions «il programma comunista» en 1956, avec quelques  compléments: «Repli et déclin de la révolution bolchévique / L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?» )

 

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Sommaire

 

--Présentation de la réédition de «Dialogue avec les Morts»

--Dialogue avec les Morts:

--Viatique pour les lecteurs

--Première journée

--Deuxième journée

--Troisième journée: Matinée

--Troisième journée: Après-midi

--Troisième journée: Fin d’après-midi

--Troisième journée: Soirée

--Complément au Dialogue avec les Morts

a) Repli et déclin de la révolution bolchévique

b) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?

--«Dialogue avec Staline»: Sommaire - Synthèse

 

 

*       *       *

 

Troisième journée: Matinée

 

 

BILAN D’ETAPE

 

Aux premières lueurs de l'aube, quand le soleil se lève sur une nouveau travail, il est habituel que le travailleur se remémore l'œuvre accomplie et envisage celle que lui réserve le jour nouveau. A l'époque capitaliste, ni l'une ni l'autre ne le concernent en réalité. Il en était autrement à l'époque du communisme primitif, mais aussi à l'époque de la production individuelle, dans ses côtés admirables depuis longtemps disparus, ou qu'il faut aider à disparaître quand ils ne le sont pas encore. Dans les mondes de l'Ouest et de l'Est qui s'efforcent de se distinguer, cette douce joie est interdite à tous les êtres humains, toujours davantage réduits à n'être que les rouages passifs d'une immense machine productive dont les secrets leur échappent complètement.

Dans le communisme, non mercantile, il sera possible à la société de réaliser une «merveilleuse affaire» en disant chaque matin où l'humanité se sera paresseusement retournée sur elle-même: déclare qui le veut qu'aujourd'hui il n'ajoutera rien au produit social; je l'accepte, comme j'accepte l'œuvre de celui qui voudra fournir un engagement décuplé. Tous deux auront au même titre une place à la table commune. Ce n'est qu'alors que nous aurons fini d'entendre de tous côtés les écœurantes litanies à la fausse idole de la Liberté.

Lors de la Première Journée (à travers les anticipations et les répétitions qui sont les ingrédients indispensables pour digérer des repas comme celui-ci), nous avons traité les points de la falsification historique reconnue et du culte renié au Grand Homme (que nous avions vulgairement appelé il y a quelques années «théorie du Battilochio»; le battilocchio étant un individu dégingandé et longiligne qui domine tout le monde parce qu'il est aussi grand que bête). Au cours de la Deuxième nous avons passé en jugement ce «passage au socialisme» qui vante des voies nouvelles, et en réalité la seule voie constitutionnelle, social-pacifique et parlementaire.

Nous fixons comme plan général à cette première partie de la Troisième Journée l'économie (théorie du capitalisme - théorie du socialisme) et à la suivante la question de l'impérialisme et de la guerre; mais auparavant nous allons nous arrêter un moment pour montrer que les pierres angulaires de la construction présentée au récent congrès de Moscou sont posées de travers, qu'elles gîtent au hasard, ce qui rend évident que rien de «stable» ne pourra s'appuyer sur dessus.

Laissons les bourgeois de toutes colorations chercher la signification de proclamations si inattendues dans l'étude de ce que les communistes (!) vont faire dans le proche avenir sur le plan mondial et sur le plan interne des divers pays. Notre recherche, évidemment aussi obscure qu'unique, tend seulement à tirer de la situation de nécessité qui a dicté ces proclamations nouvelles, la confirmation d'une explication des événements historiques en cours qui réfute en bloc les positions de ces gens, d'hier et d'aujourd'hui, de 1924 à 1956. La conclusion est, entre autres, que toute la peur affichée par les bourgeois devant ce qui se trame à Moscou n'est pas seulement sans objet mais est totalement mensongère.

 

Histoire et historiographie

 

Il est en même temps vrai que toute la littérature produite lors du XXème Congrès et les développements auxquels elle a donné lieu ensuite, sont un matériel précieux pour une critique historique marxiste toujours plus efficace dans la démolition de la dégénérescence stalinienne et de la super-dégénérescence post-stalinienne; en tant que système, en tant que plate-forme nouvelle, cette littérature est dépourvue de toute cohésion et pleine de contradictions, bref qu'elle est le résultat bancal d’une série de piètres replâtrages.

Nous avons terminé la journée précédente en nous demandant comment l'histoire pourrait faire une distinction entre Staline et ceux qui condamnent si bruyamment son œuvre, qui dévoilent ses mensonges éhontés, qui, après l'avoir pendant des décennies appelé «maître des savants», clament que ses erreurs théoriques ne méritent - et cela est vrai - que le bonnet d'âne.

Cela ne peut être possible qu'en fabriquant de toutes pièces une «historiographie» aussi fausse que celle dénoncée aujourd'hui et en s'appuyant pour la répandre sur un appareil de diffusion aussi puissant que qui a fait triompher les mensonges de Staline rayés maintenant de l'histoire sous les yeux étonnés du monde entier.

Quelle falsification plus grande en effet que de faire croire que Marx et Lénine avaient considéré possible de «retirer» le principe de la dictature dans des situations postérieures non seulement à 1850 mais à 1900, de capitalisme en marche vers la concentration, c’est-à-dire vers l’impérialisme?

Quelle falsification plus énorme que d'attribuer à Lénine «la théorie de la construction du socialisme dans la seule Russie», au moment où l’on reconnaît enfin que Léon Trotsky et Gregori Zinoviev n’étaient pas des agents de l’impérialisme étranger? Car n’est-ce pas eux qui au moment culminant de leur cycle doctrinal, lors de l'Exécutif Elargi de l'automne 1926, renvoyèrent Staline bien vivant, jeune et puissant, au banc des ânes, en lui prouvant que ni Lénine, ni même lui, Staline, ni personne n’avait jamais avancé, avant 1924, une telle théorie?

C'est précisément pour gagner cet affrontement que furent persécutés et finalement assassinés avec tant d'autres ces deux camarades (rappelons que les délégués de la gauche communiste italienne avaient été les seuls à affirmer dès le printemps 1926, à la stupeur des bolcheviks eux-mêmes, que Trotsky, Zinoviev et Kamenev étaient du même côté de la barricade, bien qu'ils ne se soient pas encore rapprochés après le conflit de 1924 où Zinoviev avait soutenu Staline, comme une autre future victime, Boukharine, allait le faire en cette même année 1926: pauvre, pauvre clé que les questions de personnes pour expliquer la politique). Assassinés par Staline? Oh que non! Par la cause de la théorie de la construction du socialisme en Russie, par toute la bande qui diffuse encore aujourd'hui le mensonge que cette société n'est pas capitaliste.

Et quelle falsification plus vaste que celle qui attribue à Lénine, par la bouche de Mikoyan et consorts, la paternité de la plus infecte théorie de Staline, celle de la coexistence? Lamentable «théorie», qui, dans sa version approuvée au XXème Congrès, dégénère encore davantage, en une honteuse aberration.

Une phase de fausse historiographie n'a donc été liquidée que pour en ouvrir une nouvelle et, comme l’avenir le dira, encore pire.

 

PARLEMENTARISME EGALE PERSONNALISME

 

Le corpus du XXe Congrès, assemblé selon le pesant modèle stalinien, se serait débarrassé d'un coup de l'habitude infâme de la servilité envers les individus; mais de quelle façon? Selon la presse, à l’entrée du Présidium, les 1350 délégués s’étaient levés pour une ovation. Mais Kroutchev prit la parole pour prier de ne pas applaudir: «Nous sommes entre communistes: les véritables maîtres, c’est vous, camarades délégués!». Si le propos est vrai, il est bassement démocratique dans le style américain: l’élu est le serviteur du citoyen ordinaire!

Entre véritables communistes, il n’y aurait eu ni maîtres ni serviteurs. Quoi qu'il en soit, cette assemblée en équilibre sur des bases aussi douteuses aurait renié le mythe de la personnalité. On se demande alors, comme le note un journaliste pas si bête, comment le rapport Kroutchev a-t-il pu être interrompu selon le compte-rendu officiel 23 fois par des «applaudissements», 6 fois par des «applaudissements impétueux», 35 fois par des «applaudissements prolongés», 12 fois par des «applaudissements et impétueux et prolongés qui deviennent une véritable ovation»?

Mais la même assemblée, avec la même décision et le même enthousiasme unanimes a proclamé que la voie au socialisme était, dans le modèle 1956, la voie parlementaire.

Celle-ci, dans la version gourmande (3) de l’analphabète Nenni, «implique le respect de la légalité démocratique telle qu’elle est ratifiée dans la Constitution, aussi bien quand on est dans l’opposition que quand on est la majorité». Marx est enterré! Marx qui, dans son Dix-Huit Brumaire écrivait que Vive la Constitution signifiait A bas la Révolution!

Se retrouvant dans leur commune ignorance du marxisme (même si le second ne l’ignore pas complètement), Nenni et Togliatti se plaisent à dire que le prolétariat se réserve pourtant de descendre dans la rue dans le cas où la démocratie serait en péril. Le premier a cette gracieuse formule: «Contre la menace que le capitalisme suspend sur la vie et les institutions démocratiques». Certains que la démocratie est éternelle, ces gens-là assurent donc l’éternité au capitalisme, alors que ces deux éternités qui sont au même titre reniement et trahison. Tous deux jurent pourtant, avec les participants du XXème Congrès, qu’il ne s’agit pas là de réformisme. Mais le réformisme ne diffère de tout ce fatras que par un seul aspect: il était une chose sérieuse! Quant à la déclaration selon laquelle on prendrait le fusil si la démocratie était attaquée, nous l’avons déjà entendu proférer par les réformistes Bissolati et les Turati (personnages crédibles) à une époque où Togliatti était encore à l’école de philosophie bourgeoise et Nenni journaliste de l’Agraire.

Le «principe» est donc le parlementarisme et la violence n’est qu’une solution désespérée à laquelle on recourt pour sauver celui-ci si quelqu’un le menace. Très bien! On pourrait toutefois éviter l’idiotie supplémentaire d’ajouter que celui qui menace de détruire le parlementarisme, le prolétariat étant castré, est le capitalisme qui l’a engendré! Et qu’on lutte pour sauver le Parlement, et non pas pour abattre le Capital!

Nous ne voulons pas revenir ici sur ce point, mais seulement noter cette contradiction criante: d’un côté, on jette bas le personnalisme, de l’autre, on porte l’électoralisme aux nues! C’est là une nouvelle preuve que le sol se dérobe sous les pieds de ces 1350 délégués, qui applaudissent, mais qui tremblent!

Comment recueillir des voix en effet, et ces gens auront besoin d'en recueillir, si on n'utilise pas les moyens de base du soutien à l'homme politique sans user de ce moyen infaillible: l’organisation de manifestations délirantes. Comment obtenir les vagues de sympathie pour les symboles du «front populaire», de l’«unité du travail» (ce sont bien là leurs termes?) Sans galvaniser par les moyens habituels l’enthousiasme frénétique de masses amorphes, réduites à un troupeau «d’hommes honnêtes et de bonne volonté», pour les exploits du matériel humain plus que médiocre constitué par les élus nationaux, provinciaux ou locaux?

La renonciation au principe de l'exaltation de l'individu, par une machine publicitaire destinée à faire la propagande des crétins des listes électorales, est aussi douteuse que la renonciation à l’arme de la falsification historique.

Une seule renonciation est véritable, et ce n'est pas d’aujourd’hui: c’est la renonciation à la révolution. Fallait-il donc pour cela abandonner la tradition de Staline? Est-ce pour cela qu'ont été stigmatisées les énormités qu’il a proférées en matière d’économie? D'ailleurs l'ont-elles vraiment été? Et dans quel sens?

 

SUPERSTRUCTURE ET BASE ECONOMIQUE

 

Pour la presse et les partis de l’«ordre» toute la question consiste manifestement à découvrir la règle qui préside aux «successions» dans les régimes post-révolutionnaires. Et il est de règle que soit utilisé le «césarisme», terme stupide qui soulevait justement la colère de Marx comme nous l'avons rappelé dans la Première Journée. De ces «Césars-là, après le champion du XVIII siècle affublé des noms de Boustrafa, Scapin, Badinguet (Napoléon III), le XXème siècle nous a donné une collection magnifique qui attend son Plutarque: Hitler, Mussolini, Franco, Tito, Perón, Pavelitch, Horthy, et autres oubliés, mais par-dessus tout Staline dont la chute apparaît vraiment... abyssale. Assassin de la vie et de l’honneur de ses camarades, nullité scientifique pontifiant du haut de la chaire, généralissime de seules défaites, son nom ne sera bientôt plus cité que comme terme péjoratif!

Mais selon nous tous ces individus, y compris ceux qui sont en règle avec la bigoterie démocratique, ne font pas l’histoire; le poids de leur subjective soif de pouvoir qui aveugle tant de monde est pour nous, marxistes, négligeable; ces splendeurs et ces éclipses que tout le monde doit admettre aujourd'hui ne changent pas notre vision: que ce soit en bien ou en mal, ils ne sont pas la cause des événements, mais leur résultat passif.

La clef de notre interprétation de l’histoire se trouve à l'évidence ailleurs, dans l’évolution des faits de la base économique et des rapports sociaux de production. Et c’est leur développement qui doit nous fournir l’explication, une fois encore, des coups de théâtre du XXème Congrès.

C’est le soubassement matériel de la société et les forces qui y sont à l’action qui ont fait parler le XXème Congrès comme il a parlé et l’ont contraint à dire ce qu’il a dit; mais les rapports réels de l'infrastructure sont bien différents de ceux que les textes du XXe Congrès ont décrits et théorisés.

Il est donc particulièrement instructif d’examiner ce que le Congrès a cru devoir «changer» en matière économique par rapport à Staline, dont les théories, il y a encore quelques mois, passaient pour valables aux yeux du parti communiste russe, du gouvernement et de tous les partis étrangers qui en sont solidaires.

Nous devons rappeler notre commentaire au texte de Staline sur «Les Problèmes économiques du socialisme en URSS» (4). Nous avions indiqué ses erreurs économiques aussi bien à propos des lois qu'il prétendait applicables à l'économie russe, qu'à propos des lois qui s'appliquaient à l'économie occidentale.

Disons tout de suite que ces erreurs grossières n'ont été dénoncées que d’une façon sommaire et sans ordre logique dans le discours de Mikoyan, qui a traité essentiellement de ce sujet, mais dont le texte complet, comme nous l'avions prévu, n'a pas été donné aux journaux italiens. Ceux-ci n'ont pas indiqué les rectifications, ni précisé le moins du monde qu'elles consistent à reprendre les formules, elles vraiment classiques, de Marx, Engels et Lénine.

Quant aux déductions non strictement économiques regardant l’évolution du capitalisme en Occident, le marché mondial, l’impérialisme, toutes les rectifications apportées au dernier Congrès aux thèses staliniennes sont autant de nouveaux pas contre-révolutionnaires qui s’éloignent encore plus de Marx et de Lénine.

«Dialoguant» en 1953 avec Staline encore vivant, nous l'avions convaincu de blasphèmes contre le marxisme.

En 1956, après la mort de Staline, le XXe Congrès jette sa statue à la mer. L'explication philistine est qu'il s'agit de laver l'insulte faite au marxisme-léninisme. Mais la conclusion qui se déduit à l'inverse de ce tournant théorique et politique, est que Staline est frappé parce qu'il n'avait pas assez blasphémé. L'autorité de Staline, pour nous disparue depuis bien longtemps, est aujourd'hui détruite. Mais l’autorité de Marx -Lénine ne sera rétablie que lorsque leurs effrontés et sinistres «restaurateurs» d’aujourd’hui auront été renversés.

Hier, nous avons utilisé Staline, malgré lui. Aujourd’hui, ce sont ces derniers que nous utilisons, avec des matériaux que nous avons le droit et la volonté de passer au crible.

 

LES CRITIQUES DE MIKOYAN

 

De ce qui a été dit de façon directe ou indirecte en matière économique, rien ne permet de conclure que quelque chose a été changé aux thèses de Staline sur l’économie russe, et surtout aux deux que nous avons réfutées: l’économie Russe est celle d’une société socialiste; dans la société socialiste, subsistent la production de marchandises et la loi de la valeur.

Nous savons déjà au contraire que Kroutchev a une nouvelle fois rejeté la thèse, acceptable en substance, de Molotov: en Russie est en cours la construction des bases du socialisme.

Nous ferons une autre parenthèse pour noter que le passage de la formule «construction des bases (industrielles) du socialisme» à celle de «construction du socialisme» correspond, en ce qui concerne l'infrastructure économique, à la transformation tout aussi frauduleuse de la formule de Lénine «des pas vers le socialisme» en celle de «passage au socialisme» employée par Kroutchev.

Mikoyan a exposé les positions extraordinairement cohérentes de Lénine pendant tout le cours de la Révolution, de la façon insidieuse suivante: Lénine changeait tous les deux ans de perspective sur le cours révolutionnaire; mais il a toujours eu raison! Nous avons montré dans notre longue analyse (5) que personne, ni Lénine, ni Jéhovah en personne, n’a toujours raison, mais que Lénine a eu terriblement raison précisément dans la mesure où il n'a jamais modifié, même dans les situations les plus tragiques, l'incomparable doctrine du cours de la révolution en Russie.

L’expression rigoureusement scientifique de «pas vers le socialisme», et celle de «travailler à édifier les bases industrielles du socialisme», Lénine les a employées à bon droit jusqu’à sa mort, de même que Trotsky et Zinoviev jusqu’à ce qu’ils fussent assassinés.

La tâche du prolétariat dans la révolution anti-féodale est en effet d’accomplir une série de pas vers le socialisme, que redoutent la bourgeoisie et les opportunistes. Passant de la démocratie parlementaire bourgeoise à la dictature démocratique du prolétariat et des paysans, le prolétariat accomplit, avec les paysans pauvres, une première série de ces pas en avant. Il en accomplit une seconde en organisant l’industrie capitaliste d’Etat (dernière forme) à l’aide de la dictature du seul parti prolétarien, contre tout autre parti et toute autre classe. Mais cela n'est pas encore le socialisme en Russie: celui-ci ne viendra qu’après la révolution socialiste internationale (qui est une autre forme intermédiaire entre démocratie et dictature).

Alors en Europe (ou en Amérique) et en Russie, il ne s'agira pas de construire, mais de détruire. Tous les ardents appels de Lénine pour le recensement des ressources, l’organisation de la production, l’élévation des rendements et de la puissance de production furent autant de puissantes impulsions révolutionnaires pour que soient accomplis des pas vers le socialisme, pour que soient constituées les bases du socialisme. Il ne s’agissait ni de construction du socialisme, formule économique confuse, ni de passage au socialisme, formule historique défectueuse.

Ce sont deux puissantes forces de démolition, inséparables l’une de l’autre qui conduisent au socialisme: la Révolution et la Dictature. Quand celles-ci tiendront dans leur poigne d’acier les pays industriels avancés, et quand elles auront suffisamment détruit et extirpé les rapports capitalistes de production, le socialisme passera de lui-même, se lèvera de lui-même.

La conclusion suivante de Mikoyan est donc parfaitement opposée à la doctrine marxiste, nettement stalinienne et même sous-stalinienne: «Il est important de révéler que, selon Lénine, même lorsque le prolétariat est contraint de recourir à la violence, le caractère fondamental et permanent de la révolution et la prémisse de ses victoires est le travail d’organisation et d’éducation, et non celui de destruction».

Une telle conception de la révolution est historiquement inconsistante et vide; elle est bien plus éloignée du marxisme que le réformisme classique. Les Turati, les Bebel et même les Bernstein l’auraient repoussée avec les mêmes arguments que ceux qui leur servirent à démolir les systèmes des Mazzini, des Webb, des Malon, de De Amicis.

 

GLOSES A STALINE

 

Que reprochent fondamentalement ses successeurs aux positions économiques de Staline? Essentiellement sa doctrine de l’évolution du capitalisme contemporain, qui a soulevé l’indignation de Mikoyan. Pour le reste, nous devons nous contenter d’une phrase très générale: «Il faut noter, à ce sujet, que certaines des autres thèses des “Problèmes Economiques” réclament, si on les examine attentivement, une analyse approfondie de nos économistes, et une révision critique à la lumière du marxisme-léninisme». Mais quelles sont ces autres thèses? Et dans quel sens doivent-elles être corrigées, selon le marxisme-léninisme, et non selon d'autres énormités que selon ces bousilleurs Marx et Lénine auraient autorisé à faire sous le prétexte d'être en présence des données nouvelles, fécondes et imprévisibles des situations apparues après leur mort? C’est là le comble de l’insulte au marxisme, mais aussi ce que depuis cinquante ans déjà, sous des formes diverses, tout opportunisme affirme. Mikoyan ne le dit pas encore, et le XXème Congrès non plus. Mais nous pourrons le lire sous leur plume quand sera satisfaite la demande suivante de l’orateur: «Ce serait une erreur de taire le fait que les chapitres du Manuel d’Economie Politique concernant la phase» actuelle du capitalisme - et en particulier le problème du caractère et de la périodicité des crises cycliques, ainsi que ceux de l’économie politique du socialisme - doivent être étudiés plus à fond et réélaborés».

Sur l’économie du socialisme, nous ne pouvons donc dialoguer qu’avec le défunt Staline et nous allons y venir; à propos du cours du capitalisme nous pouvons voir où Mikoyan rectifie Staline et s’il le fait dans le même sens que nous:

«La théorie de la stagnation absolue du capitalisme est étrangère au marxisme-léninisme. Il est impossible d'envisager que la crise générale du capitalisme provoque une telle stagnation de la production et du progrès technique dans les pays capitalistes».

Cette condamnation sans appel répond à la question suivante: «Un progrès technique et une augmentation de la production sont-ils possibles, dans le présent ou l’avenir, dans les pays capitalistes?» Et immédiatement après, vient cette critique, plus spécifique, de Staline: «La thèse célèbre formulée par Staline dans les Problèmes économiques selon laquelle, après la division du marché mondial, “le volume de la production dans des pays comme les Etats-Unis, l’Angleterre et la France va diminuer”, peut-elle nous aider à analyser la situation économique du capitalisme contemporain? Non, cette affirmation n'explique pas les phénomènes complexes et contradictoires du capitalisme contemporain; elle n’explique pas l’augmentation de la production capitaliste advenue dans de nombreux pays après la guerre».

Telle serait donc la faute de Staline. Il écrivait en 1952, c’est-à-dire à un moment où aux Etats-Unis les indices économiques étaient en baisse par rapport aux maxima des années de grâce de la guerre de Corée. Il voyait déjà proche le moment où le potentiel productif soviétique pourrait rattraper celui des plus grands pays industriels (en réalité, ce moment est encore loin, même selon les chiffres du XXème Congrès et les prévisions de Boulganine sur la base du VIème plan quinquennal qui se termine en 1960). Depuis, l’Allemagne occidentale est entrée dans la course et il semble qu'elle arrivera la première. En outre, dans les années qui ont suivi la mort de Staline, les indices de la production et du revenu national américain ont recommencé à augmenter, atteignant en 1955 le maximum absolu.

 

LES LOIS SOMMAIRES DE STALINE

 

Staline avait en effet déduit de la coupure en deux du marché mondial après la guerre et de la perte des débouchés asiatiques, africains et européens des grands Etats capitalistes que les conditions d’écoulement sur les marchés allaient devenir plus difficiles et que la production des entreprises diminuerait. Il avait raison: c'est précisément en cela que consiste l'approfondissement de la crise générale du capitalisme pour ce qui regarde la désagrégation du marché mondial.

Dans ce même texte, comme dans beaucoup d'autres coupablement superficiels, Staline se montre réellement convaincu que la doctrine du parti évolue dans l’histoire et qu’il faut abandonner les parties «périmées» pour les remplacer par d'autres (les participants au XXe Congrès commettent la même faute, mais en l'aggravant encore). Ces corrections, ces changements de principes devaient être l'œuvre d'un pontife suprême qui, naturellement, était lui (le XXe Congrès a retiré ce dernier point, en raison du désarroi provoqué par ce qui est une véritable faillite scientifique, mais les remèdes proposés au travail idéologique sont vraiment minables)!

Donc, à cette occasion, Staline s’empare des ciseaux et se met à tailler des chapitres entiers dans l’œuvre de Lénine, de Marx et même, ce qui était du plus haut comique, de... Staline! En effet il déclare qu'une théorie qu’il avait «énoncée avant la seconde guerre mondiale sur la stabilité relative des marchés à l’époque de la crise générale du capitalisme» est sans fondements. Mais inutile de perdre du temps à ce sujet, puisque l’auteur retire lui-même cette thèse bizarre et inutile qui n'a aucun sens et qui, comme à l'habitude, utilise de travers des termes connus et précis.

La thèse éliminée en même temps était de Lénine; énoncée au printemps 1916, elle affirmait qu’en dépit de sa putréfaction, «le capitalisme croît, dans son ensemble [nous prions le lecteur de faire attention à ces mots: dans son ensemble], à un rythme incomparablement plus rapide qu’auparavant».

Or cette thèse est la thèse centrale du marxisme, et c'était une pure folie d’imaginer qu’on pouvait s’en débarrasser. La conception marxiste de la chute du capitalisme ne consiste pas du tout à affirmer qu’après une phase historique d’accumulation, celui-ci entre en anémie et s'éteint tout seul. Ça, c’était la thèse des révisionnistes pacifistes. Pour Marx, le capitalisme croît sans arrêt au-delà de toute limite; la courbe du potentiel capitaliste mondial, au lieu de présenter une progression, puis une régression en pente douce, monte au contraire jusqu’à la brusque et immense explosion qui brise toute règle d'évolution du «diagramme historique» et clôt l'époque de la forme capitaliste de production. Lors de ce tournant révolutionnaire, c’est la machine politique de l’Etat capitaliste qui vole en éclats, pour laisser place à celle du prolétariat qui, elle-même se dégonflera et dépérira par la suite. De même que Staline avait chassé arbitrairement du marxisme la loi du dépérissement de l'Etat (en réalité il le fait sous l'empire de la nécessité: au lieu de se dégonfler, son Etat n'a cessé d'enfler, parce que c'était un Etat capitaliste!), pour justifier la renonciation de son parti à la révolution civile et à la guerre révolutionnaire, il y fourrait la thèse absurde du «dépérissement du capitalisme». Mais le capitalisme s’est bien gardé de dépérir...

C'est alors à une autre thèse, celle-là de Marx, que le Pontife et les sacerdotes de sa suite s’en prennent. Il s'agit de la même erreur, et tout laisse penser que si Mikoyan dialoguait avec nous, il prendrait acte de ce que nous avons répondu au Mort dans notre premier Dialogue. «On dit que le développement du capitalisme est régi par la loi de la diminution du taux moyen de profit; mais ce n’est pas vrai!». Ainsi pontifie Staline, et cette loi, il la remplace par celle - véritablement époustouflante - de la recherche du profit maximum!

 

ETEIGNONS LE LANCE-FLAMME

 

Arrivé à ce point, nous ne pouvons-nous empêcher de répéter: «Si le lance-flamme continue encore ses ravages dans la bibliothèque, il ne restera bientôt plus que les moustaches de l’artificier»; nous nous excusons, non pas de nous citer, mais de devoir renvoyer le lecteur au «Dialogue avec Staline» (6) pour toute la démonstration économique qui y est faite, de manière polémique bien sûr et comme toujours en tant que défenseurs des lois connues et intangibles de l’économie marxiste contre les inventeurs de nouvelles doctrines et les auteurs de nouveaux manuels scientifiques.

Alors, tout le monde tremblait devant le «Moustachu». Peut-être n'aurions-nous pas écrit la même phrase ironique aujourd’hui, quand des «justiciers» méprisables et cyniques, récidivistes de l’indigne commerce des principes stigmatisé par Marx dans sa critique impitoyable du Programme de Gotha, jettent au feu ses innombrables portraits.

Nous avons démontré dans ce texte que la loi de la «baisse générale du taux de profit» énoncée par Marx était confirmée par tout le développement historique de la forme capitaliste de production, y compris dans sa moderne phase monopoliste et impérialiste des deux après-guerres; et qu’à condition de la comprendre et de l’appliquer correctement, elle se conciliait parfaitement avec l’augmentation du taux de la plus-value (taux de soustraction du travail à la classe ouvrière) et avec l’accroissement incessant de la masse du produit, de la masse de la plus-value et de la masse du profit. En effet, la masse du capital investi et accumulé dans la production croit de façon si importante que le volume du profit total continue à augmenter dans des proportions gigantesques en dépit de la réduction progressive de son taux.

La pseudo-loi du «profit maximum» était utilisée par Staline pour affirmer que le prolétariat s’appauvrit parce que les capitalistes (prétendus inexistants en Russie) font trop de profit. Nous avons dû encore une fois rappeler la signification de la loi marxiste de la misère croissante, avec des arguments qui vont bien plus loin que celui qu'avance Staline sur le nombre de chômeurs (armée de réserve) - toujours pour affirmer qu'il n'y en a pas en Russie. Nous avons montré que cette loi n’empêche pas que le revenu national, le revenu par tête d’habitant et le niveau de vie non seulement du citoyen, mais de l’ouvrier moyen, s'accroissent au cours de l’histoire du capitalisme.

Les Pontifes - et les Conciles - peuvent bien être désavoués, les doctrines originelles du marxisme sur les crises et catastrophe finale du capitalisme restent immuables parce qu’elles sont coulées dans un tout autre bronze que les fragiles statues des dictateurs, dans un autre acier que les coffres-forts de l’accumulation bourgeoise.

Nous avons rappelé dans notre conclusion que la tâche de la révolution socialiste n’était pas de continuer à organiser la course à l’augmentation de la production, mais l'inverse: s’appuyer sur la technique et la productivité du travail, non pour exalter la production, mais pour réduire radicalement l'effort du travail, sa durée et son tourment.

Nous avons montré enfin qu'à propos de la course au bien-être fondé sur l'exaspération de la consommation, face à la science économique américaine qui en dresse des indices proportionnels à l’inflation du volume des produits, la polémique marxiste ferait bien piètre figure si elle en était réduite à reprendre les stupidités de Staline en matière de répartition du produit entre consommation et réinvestissements.

 

AUTRE VAIN FETICHE: LA TECHNIQUE

 

Comment la situation des partisans du XXe Congrès dans cette polémique par-dessus les montagnes et les mers, pourrait-t-elle être meilleure, lorsqu’ils auront consulté les professeurs et les universités, écouté les experts, mobilisé les techniciens à force de cours de formation accélérée et de missions à l’étranger? C’est pourtant sur ce piteux terrain de la «technique» que se sont situés tous les petits discours des freluquets de Moscou. Imbibés de la stupide idéologie de la «confrontation» et de l’émulation, de la supériorité du mode socialiste de production sur le mode capitaliste dont tous les pays devraient se convaincre l’un après l’autre (position ineffable!) par simple persuasion, ils trahissent un ridicule complexe d’infériorité à l’égard des butors désinvoltes et éméchés d’Outre-Atlantique.

A en croire Mikoyan, rien ne fonctionne là-bas en Russie: ni les hommes de science, ni les universités, les laboratoires, les instituts de recherche, les services de statistiques. Tout est à refaire, à recommencer à zéro dans une course fiévreuse avec les merveilles de l'Amérique. Cet état d’esprit défaitiste rappelle l’émerveillement du public italien devant la transplantation grossière, sur les écrans de télévision, des jeux américains où des prix en dollars viennent récompenser la culture du public embobiné.

Toujours sur la base de sa théorie du profit maximum, Staline avait écrit des choses scandaleuses en la matière; il soutenait que le capitalisme tend à devenir toujours plus improductif, non seulement quant à la masse mais aussi quant à la qualité des produits, et à revenir aux formes esclavagistes du travail existant dans les premières entreprises employant des salariés, si cela lui procure des profits supérieurs (sans voir l’absurdité de l'hypothèse économique). Citons: «Le capitalisme est pour une nouvelle technique quand celle-ci lui promet des profits supérieurs. Il est contre, pour le retour au travail manuel [?!] quand la nouvelle technique ne lui promet pas [ou ne lui permet pas?] les profits maxima». Ce serait alors «l’arrêt technique du capitalisme». Cette conception banale d’un capitalisme personnifié qui fait ses calculs et déforme à volonté les lois économiques a cessé de plaire; non parce qu’elle foulait aux pieds le marxisme, mais parce qu’elle laissait sans arguments face à l’éléphantiasis mécanique et machiniste, à la conquête technique suprême de l’«automation» américaine et au lancement incessant sur le marché mondial de produits manufacturés toujours plus raffinés par des techniques artificieuses.

C’est pourquoi tous les orateurs ont préconisé l’imitation des méthodes techniques occidentales dans tous les domaines, parce qu'elles représentent ce qu'il y a de mieux dans tous les cas; il n’est même pas permis d'imaginer que, dans tel ou tel secteur, pour des raisons de classe ou sous l'effet des lois économiques, il faudrait ne pas les prendre pour modèle. Dans la soi-disant «émulation» entre la Russie et l’Amérique, cette dernière aurait donc gagné dès le départ, et ce n'est qu'en la suivant que l’on pourrait bien faire.

Mais ceci est vrai. Non parce que c’était une aberration de Staline de mésestimer la technique capitaliste soumise au joug du profit, mais parce que, dans les deux camps, le but est le même: développer le capitalisme industriel, accélérer l’accumulation, augmenter le volume de la production. Et, comme nous le disions à chaque page dans notre Dialogue avec Staline, la voie suivie à l’Est est là même que celle que l’Ouest a empruntée un siècle plus tôt.

Les Russes sont donc arrivés à la même formule que les Occidentaux: mettre en vente des marchandises plus alléchantes pour l’acheteur, pousser à l'augmentation de la consommation parce que la formule bourgeoise: la consommation est le moyen, la production est le but, règne aussi chez eux.

 

L'AVORTON DU MERCANTILISME

 

La critique adressée par le Congrès à l’économie stalinienne s’est donc limitée à la partie qui décrit le capitalisme et, dans une certaine mesure, à la défense de celui-ci contre l’accusation de négliger pour des raisons de course au profit, les ressources de la science et une efficacité majeure de la technique productive.

Mais, dans l’ouvrage incriminé, Staline ne s’était pas contenté de révolutionner les lois marxistes de l’économie capitaliste. Il avait également rudement malmené celles de l’économie socialiste, et c’est surtout là-dessus qu’avait porté notre contradiction dans le premier Dialogue.

Nous aurions pu penser que les discours-fleuve du XXe Congrès allaient faire la lumière sur ces points brûlants. Il n’en a rien été. Et rien non plus n’est venu suggérer que le dangereux «mercantilisme» que nous avions dénoncé chez Staline ait été corrigé. Tout au contraire, la description des progrès économiques en Russie et la présentation des nouveaux programmes et des nouveaux plans contiennent des formules qui soulignent à outrance le caractère commercial de l’économie russe. Rien n’a changé, même dans le ton des formules toutes faites à la Staline sur la société socialiste, le pays socialiste, l'achèvement de la construction du socialisme. Il faut donc en conclure que la thèse favorite de Staline reste intacte: dans l’économie socialiste, les produits sont des marchandises et les objets de consommation se payent avec de l'argent.

Staline affirmait que dans l’économie socialiste règne par-dessus tout la loi de l’échange entre équivalents. Nous avons déjà démontré par une profusion de citations de Marx, Engels et Lénine et nous n’y reviendrons pas ici, que même le socialisme du stade inférieur n’est pas mercantile et que l’on reste dans les limites sociales et historiques du capitalisme tant que l’on produit et que l’on consomme des marchandises; que chaque fois qu’il y a paiement d’un salaire en argent, la force de travail est elle-même une marchandise. Nous avons réfuté les sophismes de Staline selon lesquels cela cesserait d’être vrai dès le moment où celui qui paie le salaire est l’Etat prolétarien. La thèse correcte est que l’Etat est prolétarien lorsque son intervention dans l’économie a pour effet de réduire, puis supprimer la forme salaire, et non de l’étendre. Il existe cependant, pour des sociétés comme la société russe qui partent du pré-capitalisme, un stade historique dans lequel l’Etat du prolétariat édifie des entreprises à travail salarié (ce qui est alors un pas vers le socialisme) mais alors cet Etat, comme Trotsky et Zinoviev le demandèrent en 1926, ne doit pas faire passer en contrebande pour du socialisme ce qui est du capitalisme, il doit appeler les choses par leur nom.

Silence au Congrès sur tout cela. Mais, évidemment, ce qui se cache derrière ce silence c’est un stalinisme pire encore!

Une autre loi que Staline appliquait au socialisme était celle de l’augmentation de la quantité des produits en proportion géométrique. Nous soutenions que c’était là la loi même de l’accumulation capitaliste et qu’elle allait en sens inverse du seul véritable plan socialiste: arrêt de l’augmentation de la quantité des produits et diminution du temps de travail. Le nouveau plan quinquennal présenté au Congrès suffit là aussi, comme tous les précédents, à montrer que nous nous trouvons sur les questions économiques face à des staliniens endurcis.

Staline avait établi dans sa conclusion «la loi fondamentale de l’économie socialiste» dans les termes suivants: «assurer aux exigences matérielles et culturelles toujours croissantes de l’ensemble de la société le maximum de satisfaction grâce à l’augmentation ininterrompue de la production socialiste et à son amélioration qualitative sur la base d’une technique supérieure». Opposant grossièrement cette loi à celle qu’il avait inventée sur le taux maximum de profit, il ne soufflait mot de la diminution de l’effort de travail. Le XXème Congrès ne nous a pas dit si cette partie de sa doctrine serait, elle aussi, réformée, ni si elle le serait dans le sens du marxisme-léninisme. On ne peut trouver d’éclaircissements sur ces points sinon dans la présentation du plan quinquennal, et dans les indices économiques qu’il se promet de modifier d’ici 1960.

Il n'est donc absolument pas possible de dire que les erreurs énormes de Staline en matière d’économie aient été éliminées dans un sens marxiste ou qu’elles le seront plus tard, dans les nouvelles études économiques. Les anciens traités seraient à refaire de fond en comble: Mikoyan n’a pas réfléchi à quel point il était énorme de dire que les recherches statistiques du puissant appareil d’Etat russe sont bien inférieures à celles que Marx et Lénine avaient conduites avec les moyens du bord, en travaillant dans la plus dure misère. Qu’ils aient, en dépit de cela, obtenu de meilleurs résultats, quelle plus grande honte, pour un Etat «socialiste»?

Là aussi: pas de retour au marxisme-léninisme, mais un coup de barre sur la même voie que celle suivie par Staline, mais pour s’écarter plus encore, dans tous les domaines, du chemin indiqué par les grands maîtres de la doctrine révolutionnaire.

En substance, la succession historique des positions est la suivante:

Lénine place au premier plan la lutte générale du prolétariat de tous les pays pour abattre le capitalisme, qui mourra.

Staline - première époque - place, lui, au premier plan la construction de l’Etat russe, sans renoncer à la guerre ouverte avec l’Occident, qui sera vaincu.

Staline - deuxième époque - pose comme objectif de dépasser dans la production, la technique et la culture, l’Occident qui déclinera et succombera.

Avec les démolisseurs de Staline, il n’est plus question que d’une compétition pacifique avec le capitalisme occidental auquel on reconnaît la supériorité et le droit à la vie.

 

LA COURSE A L’ACCUMULATION

 

Ce n’est pas l’explosion de la lutte des classes et du heurt entre les forces productives et les rapports sociaux qui devrait décider du sort du capitalisme, mais la persuasion dans chacun des pays du monde de Son Evanescence l’Opinion Publique, grâce à la comparaison des indices et des rythmes respectifs de l'Est et de l'Ouest. Et donc tout se ramène à une comparaison de chiffres.

Dans sa présentation du nouveau plan quinquennal, Boulganine a donné les termes de la situation qui devrait se présenter en 1960; de son côté, Kroutchev a fait dans son rapport d’ouverture une comparaison entre les différentes nations sur la base des chiffres de 1955. Il n’a donné ni les indices absolus de la production industrielle, ni ceux par tête d’habitants (obtenus en divisant les premiers par le nombre d'habitants de chaque pays).

Il s’est limité à indiquer le rapport entre de 1929 et celle d'aujourd'hui, vingt-cinq ans après, période correspondant aux cinq plans quinquennaux russes, mettant à l’indice 100 la production dans tous les pays en 1929. En Russie, l’indice actuel arrive à 2.000 environ (ce qui signifie une industrialisation vingt fois plus grande), alors que celui des pays occidentaux est dix fois plus petit, aux alentours de 200, c'est-à-dire seulement le double de 1929. La comparaison a de quoi impressionner!

Ici tout le discours gravite autour de la loi mirobolante de la progression géométrique qui, selon Staline, caractériserait le «socialisme» alors que c’est tout simplement de la loi actuarielle de l’intérêt composé, familière à n’importe quel comptable bourgeois.

Si je veux doubler le capital (ou bien le revenu, ou le produit) en vingt-cinq ans, il suffit que je mette en réserve et que je lui ajoute annuellement non pas les 4 % comme la division arithmétique pourrait le faire croire, mais environ le 3 % Après vingt-cinq ans, cela me donnera en effet non pas 175, mais, par le jeu de l’intérêt composé, 200.

Pour obtenir maintenant non pas le double, mais vingt fois le chiffre de départ en vingt-cinq ans, il faut réaliser annuellement une augmentation de 13 % (et non pas de 76% comme on pourrait le croire en faisant une erreur de calcul élémentaire). Il en résulte que le «rythme» d’accumulation en Russie est tout simplement trois ou quatre fois plus grand (au lieu de dix fois) que celui des pays capitalistes les plus développés. L’effet démagogique ridicule qui est recherché est de laisser croire que le «socialisme» accélère la production trois fois plus vite que le capitalisme, et triple donc aussi le bien-être et la félicité humaines. Il ne reste donc plus qu’à l’appliquer partout sans résistance, par des élections libres des peuples et des citoyens libres de toutes les classes.

Mais c’est là une telle stupidité économique et marxiste que même Joseph Staline n’aurait pas osé l’écrire.

 

L’AGE DU CAPITALISME

 

Le capitalisme accumule à un rythme rapide à ses débuts, à un rythme lent dans sa maturité. Historiquement, le «rythme d’accumulation» décroît (de même que le taux moyen de profit) alors qu'augmentent la masse du produit, du capital, du revenu, du profit et comme nous l'avons dit plus haut avec Lénine, la puissance mondiale du Capital. Avec le socialisme, le rythme tombe au minimum et en théorie, sinon à zéro, du moins au rythme de l’augmentation annuelle de la population, c’est-à-dire, pour les pays les plus prolifiques, à 1 %: voilà quelles sont les conclusions marxistes.

Il est vrai que le capitalisme existait bien avant 1929 en Russie. Mais cette année-là, après la première guerre mondiale et les années de la guerre civile, l'industrialisation fut reprise par le pouvoir soviétique avec l'initiative étatique.

Lors de la Constitution de 1936, il avait été annoncé que l’industrie était sept fois plus grande qu’avant la guerre, en 1913. Selon les chiffres du XXème Congrès, en mettant l'indice 100 pour 1929, l'indice de 1967 est de 429; cela permet de conclure que l’industrie russe était à peine plus forte en 1929 qu’en 1914, une fois et demie environ.

Si alors nous partons pour tous les pays, non plus de 1929, mais de 1913, la période considérée devient de quarante-deux ans; le rythme d’accumulation des pays capitalistes ne change pas sensiblement (4% environ), tandis que celui de la Russie tombe à 7,5 % en moyenne. C’est probablement celui auquel allait déjà... le Tsar! (Nous verrons cela plus loin).

Si nous pouvions considérer les quarante premières années du capitalisme, mettons en Angleterre ou en France (XVII et XVIIIe siècles), nous ne trouverions pas un chiffre inférieur aux 7,5 % russes, ni même aux 13 % des plans (voir ci-dessus).

La règle est donc qu’un pays à peine sorti du féodalisme connaît un rythme d’industrialisation plus élevé qu’un pays au capitalisme déjà ancien. Si ce rythme était proportionnel au bien-être (en réalité il est proportionnel à l’exploitation et à la peine des salariés), c’est non seulement le système capitaliste, mais même le système féodal qui l'emporterait sur le socialisme dans la compétition; il n'y a là aucun un paradoxe ni économique, ni historique, pour qui ne dépend pas de nos analphabètes indigènes.

Nous pouvons donc vérifier non seulement historiquement mais aussi économiquement, que la Russie est un pays peu industrialisé. C’est pourquoi elle est obligée de courir pour rattraper les pays occidentaux; non pour l’honneur du socialisme, mais en raison de la concurrence inévitable entre les différents capitalismes nationaux qui entrent successivement dans l'arène impérialiste.

 

LES INDICES PAR HABITANT

 

Supposons que nous arrivions en 1960 avec le rythme d’augmentation de la richesse nationale qu'a connu la Russie en 1955; supposons en même temps que la conjoncture actuelle favorable à l'Amérique et l’Europe Occidentale ait disparu, et faisons semblant de croire que si dans ces pays règne le capitalisme et que donc y surviennent les «crises», en Russie celles-ci auraient été abolies par le «socialisme» qui y aurait été construit.

Selon Boulganine, la Russie produirait alors 593 millions de tonnes de minerai de charbon, contre 222 en Angleterre et 456 aux Etats-Unis. Elle serait par conséquent au premier rang. Ceci en chiffres absolus.

Mais les planificateurs super-capitalistes de Moscou ont bien précisé qu’il s’agissait de battre l’Occident dans la production par habitant. Avec 220 millions d’habitants pour la Russie (chiffres d'aujourd’hui), 50 pour l’Angleterre et 160 pour les Etats-Unis, les indices seraient les suivants: en Angleterre, 4,4 tonnes par habitant; aux Etats-Unis 3, et en Russie 2,7: en dépit de la formule Staline, en 1960 la Russie serait toujours en dernière position.

Actuellement: nous avons: Angleterre 4,4; Etats-Unis 3; Russie 1,8. Cours donc, Russie industrielle capitaliste!

Prenons l’énergie électrique: 1960, Etats-Unis: 612 milliards de kWh; Russie: 320; Angleterre: 77. Par habitant cela donne, en ordre décroissant: Etats-Unis: 3,8; Angleterre: 1,54; Russie: 1,45. Donc, l’infériorité est à la fois absolue et relative. Mais à l’état actuel, on a respectivement: 3,8;1,54; 0,77. Cours donc, Russie!

Mais l’indice le plus probant est celui qui concerne l’acier, Sa Majesté l’Acier qui gouverne la Paix comme la Guerre, l’industrie légère comme l’industrie lourde, la construction des logements comme leur équipement, même s'il ne se mange pas. Selon le plan pour 1960: Russie, 68 millions de tonnes (contre 45 en 1955); Angleterre, 20; Etats-Unis, 106. Soit, par habitant: Etats-Unis, 0,66; Angleterre, 0,40; Russie, 0,31 (contre 0,20 seulement aujourd’hui). Cours donc, Russie! Mange moins et produis plus d’acier!

Pour toutes ces estimations, nous avons supposé - suivant la bonne opinion que Boulganine et Kroutchev ont de la Russie, mais aussi la mauvaise que Staline avait de l’Occident (et que le XXème Congrès a corrigé en faveur de ce dernier!) - que la production en Occident et la population en Russie ne varieraient pas au cours des cinq années à venir.

Kroutchev nous a montré l'entrée en scène d'un nouveau personnage, l’Allemagne de Bonn, qui reconstruit à un rythme rapide son industrie, avec une technique et un niveau culturel auxquels Russes et Américains peuvent tirer leur chapeau. Population: 52 millions (en comptant les 8 millions accourus de l’Est et de l’étranger). Production d’acier en 1955: presque 20 millions de tonnes. Indice par habitant: environ 0,40, comme pour l’Angleterre. Rythme de croissance semblable, non pas à au rythme lent de l'Angleterre, mais à celui rapide de la Russie! Chiffres absolus et relatifs, en quantité et en croissance, de première grandeur. Un axe industriel Etats-Unis-Allemagne l’emporterait donc en 1960 comme aujourd’hui , sur un axe Russie-Angleterre-France. Après ces champions, suit le Japon.

 

AVEC LES VAINCUS OU AVEC LES VAINQUEURS?

 

Une autre loi est que les Etats industriels battus dans la guerre se mettent à courir à leur tour alors que les vainqueurs vont au pas. Là où quelques-unes de ses tentacules ont été coupées, la gigantesque pieuvre du capitalisme les régénère avec une force de croissance juvénile.

Empruntons au tableau de Kroutchev les indices de croissance de la production industrielle, en moyenne annuelle sur les cinq dernières années.

L’Amérique progresse calmement au rythme de 4,3 % par an; l’Angleterre plus calmement encore avec 3,5. La France, bien maltraitée par la guerre, est un vaincu-vainqueur: sa progression est de 6 %. L’Italie, battue militairement et mal dotée industriellement est déjà à 9,3 %. Le Japon et l’Allemagne, archi-vaincus, vont au rythme impressionnant de la Russie, soit respectivement de 15 et 12,5 % par an. A 15 % par an, on gagne en cinq ans, non pas 75 % (erreur de calcul élémentaire) mais 100 %. En effet, d’après le tableau de Kroutchev la Russie est passée de 1082 à 2049 (de 100 à 190), l’Allemagne de 117 à 213 (de 100 à 182), le Japon de 115 à 239 (de 100 à 207!). Est-ce que ce sont là les miracles du «socialisme»? Est-ce que ce sont les miracles que Boulganine appelle et attend du prochain plan quinquennal, avec son augmentation de 65 % - de 100 à 165 - ce qui correspond au rythme modeste de 11,5 %? Dans les plans d’avant-guerre, ce rythme oscillait entre 10,5 et 13 % (7).

Ce frein aux investissements dans l’industrie, en liaison avec la condamnation de Staline, pourrait sembler avoir un sens socialiste (le bluff propagandiste mis à part) s'il servait à élever un niveau de vie lamentable, domaine où la comparaison avec les indices occidentaux est désastreuse. Mais, en réalité, il s’agit seulement d’une part de céder à la pression prolétarienne et d’autre part, d’accuser l’infériorité militaire face à l’Ouest impérialiste.

A propos du premier point, il nous faudra, dans la partie suivante de la journée, dire quelques mots sur l’agriculture et la consommation, et souligner que, derrière leur prétendu retour à l’économie marxiste, il y a dans les discours du XXe Congrès un hommage envieux à l’économie américaine, au moderne Keynes, et, comme on peut le démontrer, au troglodyte pré-marxiste Malthus.

Les lois du matérialisme historique ne sont pas d'inoffensifs hochets sur la table de travail des battilochi; elles contraignent l’idéologie, en dépit de tous ses éditoriaux vengeurs fabriqués en série pour être écoulés dans le monde entier, à se plier à la trame de la structure sociale de base. C'est cela la confession; et non pas celles des accusés lors des procès des purges, dont aujourd'hui la façon bestiale avec elles avaient été extorquées est condamnée.

Société bourgeoise, congrès de style bourgeois, science économique bourgeoise. Non pas, bien sûr, au sens classique, mais au sens vulgaire, néo-vulgaire, archi-vulgaire du terme dont Marx usait avec un mépris inégalable.

 

 


 

(3) En français dans le texte

(4) Nous les avons mises en évidence dans notre «Dialogue avec Staline».

(5) Paru sous le titre «Struttura economica e sociale della Russia d’oggi».

(6) «Dialogue avec Staline». Republié en français aux Ed. Programme en 1988. Voir Chapitre «Profit et plus-value», p. 31.

(7) Les chiffres donnés pour 1950-55 diffèrent peu de ceux de 1946-55 dont nous parlons plus loin.

 

 

Parti Communiste International

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