Dialogue avec les Morts

( Le XXe Congrès du parti Communiste Russe )

( «Dialogue avec les Morts» a été publié dans notre journal de l'époque «Il programma comunista», numéros 5, 6, 7, 8, 9, 10, 13, de 1956. Il sera aussi publié au complet aux éditions «il programma comunista» en 1956, avec quelques  compléments: «Repli et déclin de la révolution bolchévique / L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?» )

 

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Sommaire

 

--Présentation de la réédition de «Dialogue avec les Morts»

--Dialogue avec les Morts:

--Viatique pour les lecteurs

--Première journée

--Deuxième journée

--Troisième journée: Matinée

--Troisième journée: Après-midi

--Troisième journée: Fin d’après-midi

--Troisième journée: Soirée

--Complément au Dialogue avec les Morts

a) Repli et déclin de la révolution bolchévique

b) L’opposition mensongère entre les formes sociales de Russie et d’Occident / Le système socialiste à la Fiat?

--«Dialogue avec Staline»: Sommaire - Synthèse

 

 

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Compléments au «Dialogue avec les Morts»

La Russie dans la grande révolution et dans la société contemporaine

(Les deux textes présentés ci-dessous, Première et Deuxième séance, sont tirés du compte rendu de la réunion interfédérale de Turin du 19-20 mai 1956, paru dans «Il programma comunista» n° 12 du 5-12 juin 1956 et n° 13 du 15-29 juin 56, sous de titre général de «Russia nella grande rivoluzione e nella società contemporanea»)

 

Première séance

Repli et déclin de la révolution bolchévique

 

 

1. LA LUTTE INTERNE DANS LE PARTI RUSSE

 

L’histoire n’entre pas dans l’homme par la tête; ce n’est pas par cette voie qu’elle le conduit à agir. Et pourtant, le malheureux s’imagine que c’est lui qui la dirige à son gré. C’est pourquoi nous ne pouvons pas, quand nous goûtons et digérons les leçons de l’histoire, résister à la démangeaison de changer en pensée ce qui pourtant devait inexorablement se produire: personne n’y échappe. Et ce n’est qu’après des ruminations répétées que l’on réussit à tirer cette conclusion que ce qui est arrivé devait arriver.

Les événements écrasants du drame social ne sont pas comme ces productions de Pirandello et comme certains films qui ont un double dénouement pour permettre aux snobs et aux snobinettes, souvent d’âge mûr, du public de choisir celui qui fait le mieux vibrer leur hystérie.

Cela n’a donc pas grand sens de se demander comment «il aurait fallu faire» pour empêcher Staline et le stalinisme de gagner la partie; le parti qui avait remporté la victoire d’Octobre et l’Etat qu’il avait fondé, de faire la triste fin que nous avons dite. Et pourtant, la chose est encore plus dure à supporter aujourd’hui que, ne pouvant plus prétendre que tout était allé pour le mieux dans la meilleure révolution possible, les apologistes de la solution qui a historiquement prévalu sont contraints d’avouer eux-mêmes que tout le chemin parcouru a été jalonné d’une kyrielle d’erreurs, d’infâmies, de calomnies et d’inutiles (!?) et hallucinants massacres.

Il est plus raisonnable de rechercher quelles causes ont, à ce grand tournant de l’histoire, poussé le mouvement sur une voie nouvelle. La principale nous apparaîtra dans les défaites répétées par lesquelles le prolétariat des pays occidentaux a montré clairement qu’il n’était pas en mesure de gagner la bataille du pouvoir. Lorsqu’au sortir de la difficile période d’après-guerre, la bourgeoisie européenne parvint à consolider son pouvoir, la situation était en effet défavorable aux partis communistes depuis plusieurs années déjà et ne faisait qu’empirer dans ce sens. La bourgeoisie avait accepté l’alternative: sa propre dictature ou la dictature ouvrière, et elle avait employé sans hésiter, dans certains pays les moyens de répression «fascistes» auxquels aucun pays, sans exception, n’aurait manqué de recourir en présence d’une menace de révolution communiste. Cette stase de la révolution extérieure devait faire ressortir toutes les difficultés du problème russe, mais, pour les comprendre, il n’est pas nécessaire de modifier le moins du monde la claire perspective défendue par Lénine au cours des longues étapes que nous avons retracées. Cette difficulté, elle dérivait d’un fait essentiel: la révolution russe était à cheval sur deux forces, le prolétariat et la paysannerie. Or la première, déjà faible numériquement, avait subi une grave diminution quantitative du fait de la décomposition dans laquelle la guerre impérialiste et la guerre civile avaient laissé l’industrie. Quant à la seconde - la paysannerie - intacte quantitativement, elle devait perdre qualitativement sa potentialité révolutionnaire sitôt terminée la phase de transition dans laquelle on pouvait encore poursuivre la réalisation de postulats non-socialistes, postulats propres à une révolution bourgeoise, radicale sans doute, mais bourgeoise tout de même. Dès lors, comme on l’avait toujours dit (nous avons rappelé quand et comment), l’allié paysan devenait inévitablement un ennemi. Ce n’est donc pas la paysannerie russe qui pouvait remplacer l’allié naturel de la révolution bolchévique: la classe ouvrière de l’extérieur. Elle n’en était qu’un substitut inférieur, utile seulement le temps de reprendre haleine pour rendre ensuite la prééminence de masse aux prolétaires authentiques.

 

2. LE GRAND CONFLIT DE 1926

 

Pour soutenir les forces du prolétariat des cités, il fallait reconstituer l’industrie et la développer. Avant la mort de Lénine (que, pour notre part, nous ne rangeons pas parmi les «causes» de ce qui advint), tout le monde était d’accord là-dessus. Mais si l’on voulait avoir l’appui militaire et économique des paysans, on était contraint, en substance, à ne pas procéder dans la voie d’une prolétarisation des campagnes. C’est pourquoi le parti s’était arrêté, pour reprendre haleine, au programme des socialistes révolutionnaires qu’il avait pourtant battus aussi bien en doctrine que sur le terrain de la lutte sociale. Lénine ne s’y était pas rési­gné de gaieté de cœur: car cela signifiait agir de façon à augmenter dans les campagnes le nombre des travailleurs ayant la disposition personnelle et fami­liale de la terre cultivée et du produit. Mais cette disposition arrachée aux maîtres mi-féodaux, mi-bourgeois de la terre allait modifier le rapport des forces et libérer l’énorme potentiel révolutionnaire sans lequel on n’aurait pas gagné la guerre civile. Pas de place pour le remords, donc.

Il est vrai qu’on avait décrété en même temps la nationalisation de la terre, qui devenait théoriquement propriété de l’Etat ouvrier; mais nous avons montré que la mesure n’était que d’un faible remède car ce n’est pas la propriété juridique, mais la dure réalité de la gestion économique et des rapports qu’elle entraîne, qui détermine l’activité politique et la lutte sociale des masses.

Lénine n’avait pas caché non plus, qu’une fois repoussées les incursions armées du capitalisme, il faudrait obtenir de l’industrie étrangère qu’elle fournisse des machines, des experts, des techniciens et même, sous diverses formes, du capital, afin d’accélérer la reconstruction, oxygène de vie pour la Révolution: toutes choses impossibles à obtenir sans offrir des contreparties (concessions), qui ne pouvaient consister qu’en forces de travail et en matières premières russes.

La partie saine et prolétarienne du parti russe (que nous appellerons la gauche pour des raisons de brièveté), fidèle aux traditions de classe, posa la question dans les discours de Zinoviev, Trotsky et Kamenev que nous avons cités plusieurs fois et qui furent tenus à la session de décembre 1926 de l’Exécutif Elargi de l’Internationale Communiste.

Ces grands camarades (Kamenev fut lui aussi particulièrement décidé et explicite, et il affronta très courageusement les hurlements de rage de l’assemblée) prouvèrent, avec des citations décisives sur la question de la révolution internationale, que jusqu’à la victoire de la dictature ouvrière dans quelques pays capitalistes développés au moins, la révolution russe ne pouvait qu’en rester dans une phase caractérisée par des tâches de simple transition au socialisme, et ceci, pour une durée plus ou moins longue. Cela ne signifiait pas seulement le rejet de la formule de Staline de «construction du socialisme dans un seul pays», et qui pis est, dans un pays tel que la Russie. En effet, étant donné le retard politique du prolétariat d’Europe, ce n’était pas seulement l’apparition d’une forme socialiste de production en Russie qui était exclue: c’étaient les rapports de classe eux-mêmes qui ne pouvaient être ceux d’une dictature prolétarienne pure, c’est-à-dire dirigée contre toutes les classes bourgeoises et semi-bourgeoises survivantes. L’Etat ouvrier et communiste avait donc pour tâche d’édifier un capitalisme d’Etat industriel - chose indispensable même seulement pour défendre militairement le territoire - et d’appliquer dans les campagnes une politique sociale propre à assurer aux villes les denrées de première nécessité et susceptible, grâce à la lutte contre le péril d’une accumulation capitaliste rurale privée, d’évoluer vers une industrie agraire d’Etat qui étaient encore dans l’enfance en 1926.

 

3. LES CINQUANTE ANS DE TROTSKY

 

Le discours tronqué de Trotsky montra avec une magnifique clarté (ce n’est pas la première fois que nous insistons sur la hauteur de sa vision révolutionnaire) comment l’évolution de l’économie capitaliste primitive de la Russie vers des formes plus modernes aurait renforcé de façon terrible les influences économiques et politiques du capitalisme mondial, faisant peser sur la Russie rouge une menace toujours susceptible d’attenter à son existence même, tant que le prolétariat mondial n’aurait pas battu celui-ci sur quelques fronts.

Insistons-y encore: lorsque, dans leurs discours, Boukharine et Staline affirmaient possible l’avènement du socialisme intégral dans une Russie encerclée par le monde bourgeois, ils n’excluaient nullement l’hypothèse d’une guerre à mort entre la Russie socialiste et l’Occident bourgeois, et ils la considéraient même comme certaine, suivant en cela la doctrine de Lénine. La ligne à suivre dans un tel cas restait chez eux: guerres de classe et guerres d’Etats, et elle aboutissait à la révolution mondiale. Staline s’y référait encore - comme nous l’avons montré - à la veille de la seconde guerre impérialiste en 1939, ainsi que dans son «testament» de 1953, que le XXe Congrès a jeté aux orties avec tout le reste.

Trotsky et ses compagnons (Kamenev, en particulier) montrèrent sans hésiter que se vanter de construire le socialisme en Russie ne signifiait rien moins que retourner au pire opportunisme. Ils prévoyaient ce qui arriva, c’est-à-dire que ceux qui levaient le drapeau du socialisme dans un seul pays (Staline et les antistaliniens d’aujourd’hui), finiraient dans les bras du capitalisme impérialiste. Placés devant la question insidieuse de ce qu’ «ils auraient fait» dans le cas d’une longue stabilisation du capitalisme, ils répondirent que dans une pareille situation, le parti pouvait fort bien résister virilement sur la ligne de la révolution communiste pendant des dizaines d’années, tout en reconnaissant sans hypocrisie qu’il dirigeait, au moyen de son Etat politique, une économie encore capitaliste et mercantile.

Trotsky parlait à ce sujet de cinquante ans, ce qui nous aurait conduits en 1976, date approximative de la prochaine grande crise générale du système capitaliste que nous prévoyons. Nous avions accepté cette prévision, mais un camarade crut se souvenir que Lénine n’avait parlé que d’une vingtaine d’années, ce qui nous a obligé à donner les citations relatives à ce point. Mais le fait que le révolutionnaire voie la révolution plus proche qu’elle ne l’est n’a rien de grave; notre école l’a attendue bien des fois en vain: en 1848, en 1870, en 1919 et même, dans certaines visions déformées en 1945. Ce qui est grave, c’est quand on fixe un terme limite à l’histoire pour confirmer les prévisions de la doctrine: l’opportunisme n’a jamais eu d’autre ori­gine et n’a jamais conduit sur une autre base ses campagnes de sophismes, dont celle du socialisme en Russie a été la plus pernicieuse.

A la XVe Conférence du Parti Communiste bolchévique, Trotsky avait défendu la thèse de l’opposition. A la Session de l’Exécutif Elargi, Staline répondit à son discours d’alors, mais comme Trotsky lui répliquait sur ce point, la parole lui fut impitoyablement retirée. Nous sommes donc contraints de retrouver sa thèse dans les paroles de son adversaire.

 

4. LA POSITION DE STALINE

 

Dans ce débat, comme nous le savons, Staline avait cherché à atténuer sa thèse économique en disant que la formule de construction du socialisme signifiait victoire sur la bourgeoisie et édification ultérieure des bases économiques du socialisme: le fait démontre que cette thèse était dès le départ purement démagogique. Ses adversaires prouvèrent abondamment que, ne pouvant nier que sa formule était introuvable chez Lénine - et même chez Staline ou chez quiconque avant 1924 - le Staline de 1926 parlait en... «molotovien» masqué, dirions-nous aujourd’hui (1).

Comme de coutume, Staline se mit alors à diffamer son contradicteur par des arguments aussi banaux que d’un effet facile sur le public: les opposants, selon lui, non seulement ne croyaient pas au socialisme en Russie, mais même pas à la révolution pourtant proche dans les pays capitalistes; ils étaient donc des pessimistes et des liquidateurs; ils affirmaient que le développement économique en Russie était capitaliste; ils sympathisaient donc avec le capitalisme étranger.

Un Trotsky ne pouvait pas lui répondre comme un bouffon. En grand dialecticien qu’il était, il rétorqua qu’il aurait volontiers cru à une révolution européenne même proche, et lutté pour elle, mais que si celle-ci ne se produisait pas - ou ne remportait pas la victoire - la Russie bolchévique pouvait résister même pendant cinquante ans sans falsifier les traditions, la doctrine et le programme révolutionnaires.

Lors de la réunion de Gênes, nous avons rappelé, sous les rires de l’auditoire, que parmi ceux qui stigmatisaient fièrement le «pessimisme» de Trotsky à l’égard de la révolution, on trouvait alors, avec d’autres pharisiens, l’italien Ercoli, qui, pour son compte, se portait garant de la proximité de la révolution. Il y a de quoi rire, puisque Ercoli n’est autre que Togliatti (2) qui, l’année dernière déjà, mais plus platement encore aujourd’hui depuis qu’il a craché sur Staline lui-même, dresse des plans historiques constitutionnels et légalitaires au sein de la république actuelle et en collaboration avec la démocratie chré­tienne! Or l’échéance de ces plans, comptée à partir d’aujourd’hui, est bien plus lointaine encore que les cinquante ans de Trotsky! Que disons-nous là? Ils assurent, en accord parfait avec la bande de Moscou, une existence illimitée au monde bourgeois, dans la coexistence pacifique et émulative!

Citons les paroles de Trotsky telles que Staline les rapporte: «La sixième question concerne le problème des perspectives de la révolution prolétarienne. Dans son discours à la XVe Conférence, le camarade Trotsky a dit: «Lénine estimait qu’étant donné l’état arriéré de notre pays paysan, nous ne parviendrions pas à construire le socialisme en vingt ans, ni même en trente. Admettons donc un minimum de trente à cinquante ans».

Je dois dire, camarades, que cette perspective inventée par Trotsky n’a rien de commun avec celle de Lénine sur la révolution en Union Soviétique. D’ailleurs, quelques minutes plus tard, Trotsky s’est mis lui-même à combattre sa propre perspective. C’est son affaire».

Naturellement, Trotsky ne s’était nullement contredit: il avait seulement exprimé l’espoir que la révolution extérieure éclate rapidement, ajoutant que son retard ne devait pas empêcher le parti de maintenir intégralement ses positions. Il détruisait ainsi la stupide alternative posée par Staline; ou réaliser immédiatement le programme socialiste maximum, ou abandonner le pouvoir et rentrer dans l’opposition en vue d’une nouvelle révolution. Contre cette façon insidieuse de poser le problème, il se servit de l’autorité de Lénine qui, tout en déclarant sans se lasser que seule la révolution ouvrière en Europe (et même seulement en Allemagne) aurait permis une transfor­mation rapide de la société russe, avait formulé clairement l’hypothèse d’un isolement de la Russie et prévu que dans ce cas, il aurait fallu des dizaines d’années, non pas pour construire le socialisme, mais pour quelque chose de beaucoup plus modeste et préliminaire (3).

Nous ne pouvions pas lire en entier à la réunion le discours à la XVe Conférence et nous nous limitons à donner comme exemple le passage de Lénine que Staline lui-même cite tout de suite après.

 

5. LES «VINGT ANS » DE LENINE

 

Voici les paroles de Lénine, telles qu’on les trouve dans le sténogramme du discours du 2 décembre 1926 de Staline. Il n’est pas nécessaire d’aller les relire dans le texte original, tant elles sont éloquentes dans la citation et propres à dissiper les doutes et les hésitations de quiconque (4):

«Dix - vingt ans de bons rapports avec les paysans, et la victoire est assurée dans le monde entier (nous nous permettons de lire: face ou contre le monde entier), même avec un retard des révolutions prolétariennes qui mûrissent; sinon, vingt ou quarante ans de souffrances sous la terreur blanche».

Nous ne voudrions pas le moins du monde être aussi indélicats que les gens du XXe Congrès, preuve en est que nous n’avons pas jeté ses textes à la corbeille, mais ici nous prions Staline d’aller se cacher avec le ridicule commentaire dont il fait suivre la citation. Il prétend en effet que ces vingt ans représentent le laps de temps nécessaire pour réaliser le socialisme intégral. Oh, que nenni!

Lénine dit ceci: il est nécessaire d’avoir de bons rapports avec les paysans, et pendant longtemps. Mais cela ne change évidemment rien au fait que lorsqu’il y a des paysans, des rapports avec les paysans, et, pis encore, de bons rapports, ni le socialisme, ni même une base complète pour le socialisme n’existent encore. Pourtant, la seule voie pour s’assurer l’appui militaire des paysans contre les tentatives d’encerclement et d’agression du monde capitaliste, tant que celui-ci n’aura pas été bouleversé par la révolution occidentale, est de les respecter dans leurs intérêts bourgeois.

On ne peut faire autrement; si l’on refusait par scrupule doctrinal ou sentimental de s’allier à une paysannerie promise dans l’avenir à un rôle contre-révolutionnaire (cela Lénine le répète dans cent passages que nous avons cités), nos forces armées seraient battues par la réaction bourgeoise et tsariste, et il nous faudrait subir quarante ans de terreur blanche.

Après vingt ans, Lénine admet que l’intervention armée de l’ennemi extérieur et intérieur cesse d’être le danger n°1. Alors, dit Staline, c’est la réalisation du socialisme. Mais non, pauvre idole brisée! Alors, on passe à une autre phase que l’on ne peut pas non plus appeler socialiste, du moins si la révolution en Occident continue à tarder. On dénonce tout bon rapport avec les paysans. Ils participaient en alliés à la dictature? Désormais, on les soumet à la dictature, et sur la base d’une puissante industrie urbaine d’Etat, on passe à une extension du capitalisme d’Etat aux campagnes, c’est-à-dire à un capitalisme d’Etat intégral. En d’autres termes, on exproprie jusqu’aux entre­prises agricoles, transformant les paysans en authentiques prolétaires. C’est ce que la nouvelle de l’Associated Press croyait être l’intention du régime soviétique d’aujourd’hui; en théorie, ce serait juste, puisque les quarante ans sont désormais passés; mais, en même temps, étant devenu bourgeois, le pou­voir soviétique est tombé si bas qu’il n’est même plus capable de réaliser l’étatisation bourgeoise des campagnes!

Là comme toujours, la position de Lénine en impose par sa vigueur et son courage. Elle se rattache à l’ancienne perspective de dictature démocratique du prolétariat et des paysans, c’est-à-dire qu’elle affirme: si la révolution ne survient pas en Europe, nous ne verrons pas le socialisme en Russie. Nous n’abandonnerons pas pour autant le pouvoir, ni ne dirons (comme la formule effrontément menchévique de 1903 et, tout autant, celle - purement polémique - de Staline en 1926): «Bourgeoisie, gouverne donc! Nous, nous passerons gentiment dans l’opposition!» Non, dit Lénine, nous suivrons au contraire notre voie: quelques dizaines d’années d’alliance avec les paysans (que nous dénoncerons en quatrième vitesse si entre temps l’allié prolétarien de l’extérieur entre en scène); lutte, sous la direction du prolétariat, pour briser les révoltes dirigées contre le nouvel Etat et les attaques extérieures, en vue de jeter les bases industrielles du futur socialisme. Après cette première phase de transition, mais sans nouvelles révolutions politiques, phase de capitalisme d’Etat total, à la fois urbain et rural. Et c’est seulement aux côtés des travailleurs victorieux de l’Europe entière qu’un jour on pourra passer de ce dernier stade (dont nous devons la définition à Lénine) à l’économie non-mercantile, au socialisme; du rébus des «échanges» entre industrie et agriculture à une collaboration entre deux branches industrielles dans le cadre d’un plan social général.

Nous attendrons cinquante ans, s’il le faut, concluait brillamment Trotsky parce que, même en un demi-siècle, on ne nous verra jamais abdiquer le pouvoir conquis par une génération de martyrs prolétariens - et paysans -, si ce n’est vaincus les armes à la main; ni, chose plus vile encore, baisser le drapeau de la dictature et du communisme!

C’est là ce qui arrive aujourd’hui quand, après avoir renié Staline, Moscou fait sa honteuse offre de paix au capitalisme universel.

 

6. Des révolutions qui règlent des tâches anciennes

 

Dans le cours de l’exposé le rapporteur donne quelques exemples historiques destinés à lever les éventuelles dernières incertitudes dialectiques à propos de la logique de la solution embrassée: pouvoir prolétarien, socialiste, communiste, qui vit et lutte avec son parti et dans l’Etat révolutionnaire, alors que toutes les tâches sont d’un contenu inférieur, capitaliste et même précapitaliste.

 

Cette question doit être distinguée de la suivante, bien naturelle, à laquelle nous avons répondu depuis de nombreuses années par des exemples de nature historique: étant donné que le pouvoir de classe aujourd’hui en Russie n’est plus un pouvoir prolétarien, ni même une alliance entre prolétariat et paysans pauvres, mais un pouvoir bourgeois et capitaliste (en dépit de la destruction physique des composants d’une classe bourgeoise), comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu à un moment une lutte ouverte pour la conquête et la possession du pouvoir, ce qui évidemment ne pouvait se réaliser que les armes à la main? A cette dernière question nous avons répondu (outre le fait que la destruction de l’opposition au sein du parti au pouvoir fut sanglante et massive, même si elle ne rencontra pas une résistance collective à la répression) par la méthode historique; nous avons cité des cas où des classes ont perdu le pouvoir sans que ce soit le résultat d’une lutte, comme par exemple le cas des Communes italiennes, premier exemple de la domination de la bourgeoisie en tant que classe, qui disparurent sans lutte générale, cédant le pouvoir aux Seigneuries de type féodal et à une noblesse terrienne venue des campagnes dans les villes. C’est par une voie bien différente que la classe bourgeoise, des siècles plus tard, devait revenir au pouvoir, cette fois par des insurrections et des guerres véritables (5).

Aujourd’hui nous voulons prouver non seulement que l’épisode historique examiné - la dégénérescence du pouvoir social - ne contredit pas notre théorie générale; mais qu’il en est aussi de même pour l’autre hypothèse historique, posée théoriquement mais dont les circonstances connues n’ont pas permis la réalisation: le maintien d’un pouvoir de classe qui pour toute une longue phase est contraint par des déterminations historiques à mettre en œuvre, non ses formes sociales caractéristiques, mais d’autres plus anciennes relevant d’une période historique antérieure. Car admettre un cas exceptionnel pour un pays particulier - la Russie - ou une phase historique particulière - la destruction du système tsariste au début du siècle actuel - serait incompatible avec notre conception de la défense de la validité d’une doctrine de l’histoire née avec le marxisme matérialiste.

Nous affirmons que d’autres classes, autres que le prolétariat, et dans d’autres pays que la Russie, ont dû assumer des tâches analogues, qui leur étaient imposées par des causes économiques et sociales et par l’évolution des rapports de production. Nous nous sommes référés pour cela aux Etats-Unis d’Amérique et à la guerre civile de 1866.

 

7. Révolution américaine anti-esclavagiste

 

Nous avons eu à parler pour d’autres raisons de la révolution nationale américaine du XVIIIe siècle. Marx traçait un parallèle entre cette guerre d’indépendance qu’il appelait un signal à la révolution franco-européenne du tournant du siècle, et la guerre de sécession entre les Etats du Nord et du Sud, d’où il attendait un nouveau signal pour le mouvement social prolétarien d’Europe, qui ne se déclencha pas au moment des guerres nationales de ces années 1866-1871.

La guerre de libération des colons de la Nouvelle-Angleterre contre les anglais fut une guerre d’indépendance, mais ce ne fut pas à proprement parler une guerre-révolution nationale comme celles d’Europe, en Italie, Allemagne, etc. Il y manquait l’élément de race puisque les colons étaient de nationalité mixte et pratiquement identique à celle de l’Etat métropolitain; mais surtout ce sont les facteurs économiques et commerciaux qui hissèrent cette guerre jusqu’au terrain de l’émancipation politique.

Une telle guerre peut encore moins être qualifiée de révolution bourgeoise, dans la mesure où en Amérique le capitalisme ne naissait pas de formes féodales ou dynastiques locales - il n’y avait pas d’aristocratie ni de véritable clergé - et d’autre part l’Angleterre contre laquelle se dressait l’insurrection était complètement bourgeoise depuis le XVI-XVIIe siècles, moment où le féodalisme avait été radicalement abattu.

La théorie de la lutte entre les classes, et la théorie de la série historique des modes de production parcourue de façon analogue par toutes les sociétés humaines, ne doivent jamais être comprises comme formellement et banalement symétriques; on ne peut les appliquer sans un entraînement engelsien à la dialectique. Toujours à propos de l’indépendance nord-américaine, l’école marxiste a noté à plusieurs reprises comment la France encore féodale d’avant 1789 sympathisa activement avec les insurgés, contre l’Angleterre capitaliste; ce que cette dernière devait par la suite faire payer avec les coalitions antirévolutionnaires, et finalement en remportant la victoire à Waterloo avec la Sainte Alliance féodale.

Dans l’exemple de la guerre civile de 1866, ce ne sont pas des facteurs de liberté nationale, ni même, au fond, un facteur racial, qui sont en jeu. Les Etats du Nord combattaient pour abolir l’esclavage répandu et défendu dans le Sud; mais il ne s’agissait pas d’une révolte des noirs qui combattirent en règle générale dans les formations sudistes aux côtés de leurs maîtres. Ce n’était pas une révolution des esclaves pour abolir le mode esclavagiste de production auquel aurait succédé la forme aristocratique et le servage dans les campagnes, l’artisanat libre dans les villes. Rien de comparable au grand passage entre ces deux modes de production qui eut lieu à la chute de l’Empire romain, avec l’avènement du christianisme et les invasions barbares, tous ces facteurs qui conduisirent à l’abolition, sur le plan des normes juridiques, de la propriété sur la personne humaine.

En Amérique la bourgeoisie industrielle du Nord mena une guerre sociale et révolutionnaire non pas pour arracher le pouvoir à une aristocratie féodale qui n’y a jamais existé, mais pour procéder à un changement dans les rapports de production plutôt tardif par rapport à celui avec lequel naît historiquement la société bourgeoise: le remplacement de la production basée sur l’esclavage par la production basée sur le salariat ou les artisans et paysans libres. Les bourgeoisies européennes, elles, avaient seulement dû lutter pour éliminer le servage de la glèbe, forme beaucoup plus moderne, beaucoup moins arriérée de l’esclavage.

Ceci démontre qu’une classe n’est pas «prédestinée» à assumer une seule tâche de passage entre formes sociales. La bourgeoisie américaine n’avait pas la tâche d’abolir les privilèges féodaux et le servage, il lui fallait revenir en arrière et libérer la société de l’esclavagisme.

 

8. Parallèle dialectique

 

Cet exemple nous fournit une analogie avec la tâche de la classe prolétarienne russe, qui ne fut pas le passage de la forme capitaliste à la forme socialiste, mais la régurgitation historique antérieure du saut du despotisme féodal au capitalisme mercantile; sans que cela entre le moins du monde en contradiction avec la doctrine de la lutte de classe entre salariés et capitalistes, et de la succession de la forme capitaliste à la forme socialiste sous l’action de la classe salariée moderne.

Les propriétaires terriens du Sud furent battus par la bourgeoisie industrielle lors de la révolution de 1866, bien qu’ils aient été, en tant que propriétaires d’esclaves, plus retardataires du point de vue historique que les nobles féodaux mais plus en avance qu’eux dans la mesure où existait déjà une trame sociale mercantile. La bourgeoisie industrielle n’hésita pas à assumer la tâche régurgitée par l’histoire et qui ailleurs fut accomplie par de toutes autres classes - par les chevaliers féodaux et germaniques ou par les apôtres de Judée - : libérer les esclaves.

On peut objecter que ce travail de nettoyage historique ne laissa pas d’autres tâches révolutionnaires au capitalisme du Nord. Mais si le Sud avait gagné la guerre civile, chose qui n’était pas impossible, d’une part cette tâche serait restée pour l’avenir et d’autre part l’expansion du capitalisme américain lancé à la première place dans le monde aurait été bien différente.

En Russie, la tâche de détruire l’ultime féodalisme n’était pas une petite affaire pour une classe ouvrière victorieuse au milieu de terribles épreuves, alors que la tâche que Staline faisait semblant d’attendre d’elle, le renversement du capitalisme de tous les pays, était sans aucun doute beaucoup trop lourde: c’était là en réalité et c’est toujours la tâche de la classe ouvrière des grands Etats industriels les plus avancés du monde.

 

9. POURQUOI N’A-T-ON PAS RECOURU AUX ARMES?

 

Trotsky qui, avec quelques autres bolchéviks de valeur, disposa des forces armées jusqu’à la mort de Lénine et même après, eut à se poser cette question. Mais ni lui, ni aucun des autres représentants du courant qui se solidarisait avec lui ne recoururent à la force, ni alors ni plus tard, ni ne pensèrent même seulement à se servir des institutions étatiques pour déclencher l’épreuve de force ou à en organiser de nouvelles. La police officielle, et l’armée dont Trotsky avait le contrôle total permirent au courant qui l’avait emporté dans le parti de battre ses adversaires et de procéder par la suite à une véritable extermination contre eux: ceux qui passèrent par les pelotons d’exécution sont en effet loin de se limiter aux victimes illustres des grands procès; ils se comptent par dizaines de milliers, travailleurs et bolcheviks, jeunes et vieux.

Ce furent donc bien les armes qui décidèrent, mais cette fois elles étaient dirigées dans une seule direction. Staline dit - et il ne pouvait pas ne pas dire - que c’était une direction de classe. Mais aujourd’hui, en 1956, la preuve que les vaincus militaient pour le compte de la bourgeoisie étrangère claque dans les mains de ceux qui étaient alors solidaires avec lui. Cela confirme la démonstration de Kamenev, puissant orateur, à savoir que c’est la droite opportuniste qui l’avait emporté; que la lutte sanglante avait été gagnée, avec le stalinisme, par le parti «solo-russe», aujourd’hui plus que jamais rivé à cette origine, au service du capitalisme international.

Staline jouait gros lorsque, avec le malheureux Boukharine, il soutenait que l’opposition manquait d’une ligne ferme et n’était qu’un bloc informe de saboteurs.

Boukharine paya son erreur non par des repentirs d’imbécile ou de lâche, mais en passant plus tard à ce qui, en réalité, n’était pas un bloc, mais le seul parti de la révolution en ajoutant sa fière tête à tant d’autres déjà tombées; et il fut celui qui ne la baissa pas d’un centimètre sous les inquisitions les plus féroces.

Il est pourtant exact que la ligne des oppositions russes n’était pas continue. Au temps de Lénine, de Kollontai, de la paix de Brest-Litovsk (toujours Boukharine!) (6), de la résistance à la NEP de Lénine et enfin de l’obscure révolte de Cronstadt, il y avait dans les motifs d’opposition aux premiers actes de gouvernement du parti bolchévik, outre de naïves et généreuses illusions, des erreurs graves de type anarchisant, syndicaliste et labouriste et des répugnances à l’égard des principes fondamentaux: dictature, centralisme, rapports entre classe et parti.

Dans la première opposition de Trotsky, celle de 1924, où Zinoviev et Kamenev menèrent avec Staline la lutte qui le dépouilla de ses commandements militaires, les positions n’étaient pas complètes. Ce n’est qu’en 1926 en effet que fut dénoncé, magnifiquement d’ailleurs, le péril de droite dans le parti et qu’on reconnut dans la théorie selon laquelle il était possible d’édifier le socialisme en Russie en tournant le dos à la révolution internationale, un danger mortel pour le parti. Certes, sa réaction aux mesures prises par l’Etat contre les militants en désaccord avec la direction était saine: c’est un fait que dans la dictature révolutionnaire le parti est souverain par rapport à l’Etat; mais sa condamnation des violences staliniennes a prêté à de regrettables confusions avec les banales revendications de «démocratie».

 

10. UNE FAUSSE CIBLE: LA BUREAUCRATIE

 

C’est à la même époque que fut énoncée cette théorie erronée et dangereuse selon laquelle si le pouvoir avait été arraché à la bourgeoisie en Russie et était désormais pleinement prolétarien, il était en train de tomber dans les mains d’une nouvelle et troisième classe, la bureaucratie de l’Etat et même du Parti.

Nous avons déjà consacré beaucoup d’efforts à démontrer que la bureaucratie n’est pas une classe et ne peut pas plus devenir un sujet de pouvoir que le chef, le tyran, la clique, l’oligarchie ne le sont aux yeux du marxiste! La bureaucratie est un instrument de pouvoir de toutes les classes historiques, et elle est la première à entrer en décomposition quand celles-ci sont décrépites, comme les pharisiens et les scribes de Judée, les prétoriens et les affranchis de Rome. Il était difficile sans un vaste appareil bureaucratique plein de faiblesses et de dangers d’administrer le passage du tsarisme à une économie mêlant capitalisme industriel et agriculture libre. Un parti centralisé et doté de solides traditions n’a pas à craindre la bureaucratie en elle-même, puisqu’il peut l’affronter avec les mesures de la Commune que Marx et Lénine ont exaltées: gouvernement à bon marché, rotation des charges et non plus carrière, salaire de niveau ouvrier. En Russie toutes les innombrables dégénérescences ont été l’effet, et non pas la cause, d’un renversement des rapports de force politiques.

Ce n’est pas le socialisme qui pourra craindre le poids de la bureaucratie; c’est l’économie fondée sur des entreprises nationalisées, mais isolées du point de vue comptable, le capitalisme d’Etat plongé dans les eaux du mercantilisme.

Cet étatisme, ce dirigisme mercantile n’échappe pas à toutes les opéra­tions anarchiques inutiles découlant de la comptabilité recettes-dépenses et des droits individuels des personnes physiques et juridiques. Dans l’ambiance mercantile, l’encombrant appareil public ne se meut que sur des initiatives particulières et privées: tout se fait sur des demandes qui vont de la péri­phérie au centre, qui entrent en concurrence, et qui exigent des comparaisons et des calculs laborieux, même pour être seulement repoussées. Dans la ges­tion socialiste, tout est réglé par le centre sans discussions; le mécanisme est autant simplifié par rapport au précédent que le prélèvement de six cents rations par le fourrier d’une compagnie l’est par rapport à six cents achats différents en qualité et en quantité, avec tout le fatras des délibérations, enregistrement, encaissement, réclamations, acceptation ou refus et remplacement qui les accompagnent.

Mais si un tel système monétaire et capitaliste peut craindre la bureau­cratie, c’est comme mal social, non comme une troisième force de classe. Un socialisme même du stade inférieur, c’est-à-dire dans lequel le rationnement des produits de consommation se substitue à la monnaie et au marché, met la bureaucratie à la ferraille, de même qu’il le fera, selon Engels, de l’Etat.

Pour revenir à l’opposition russe, elle ne sut pas identifier immédiatement son ennemi et c’est pourquoi elle succomba avant d’avoir pu mener une lutte adéquate. En 1926, elle ne pouvait plus que consigner à l’histoire ses armes doctrinales et tomber héroïquement. Mais cela suffit pour qu’à plusieurs années de distance, nous assistions à la mort de plusieurs de ses bourreaux et à la liquidation du condottiere Staline qui, pour s’être mal tiré de la dernière joute théorique de 1926, n’en avait pas moins triomphé sur les cadavres de ses adversaires, d’une façon que le monde n’avait pas seulement trouvée féroce, mais avait cru sans appel.

 

11. POURQUOI N’A-T-ON PAS FAIT APPEL AU PROLETARIAT?

 

On peut rapporter cette question naïve au prolétariat mondial comme au prolétariat russe. Le groupe de Trotsky fut précisément accusé d’en appeler à l’Internationale Communiste contre les décisions du parti; il avait été averti par le parti qu’il ne devait pas le faire et il fut accusé d’avoir manqué à sa promesse. Nous avons rapporté ailleurs comment dès février 1926, lors du précédent Exécutif élargi, la lutte dans le parti russe était devenue ouverte, et comment elle fut portée devant une commission, mais non pas devant le Plenum. C’était la dernière fois avant les arrestations en masses, que les délégués de la Gauche italienne étaient présents. On ne parlait pas encore du «bloc» avec Trotsky, et nous fûmes les seuls à le prévoir, ou mieux à montrer que les positions de Trotsky, Zinoviev et Kamenev étaient identiques, raillé en cela par ceux qui étaient initiés aux secrets des bolchéviks.

Les délégués italiens de la Gauche furent les seuls à soutenir contre Staline que le problème de l’orientation de la Russie était un problème international. Eh bien, ils furent mis au défi de soulever la question au Plenum, avec cet argument très «politique» qu’ils en avaient sans doute le droit, mais que la discussion (qui eut d’ailleurs lieu au mois de décembre suivant) aurait entraîné les plus sévères mesures disciplinaires contre les camarades russes appartenant à l’opposition. Bien que paralysés par cette responsabilité, les délégués de la Gauche italienne montèrent à la tribune, mais leur intervention au congrès provoqua seulement un tumulte et la clôture de la discussion, sous le prétexte que dans le parti russe majorité et opposition étaient unanimes à la réclamer! (7).

C’est pendant ces mêmes mois que les opposants allemands (parmi les­quels, cependant, les tendances anarchisantes et syndicalistes ne manquaient pas) proposèrent aux Italiens de sortir de l’Internationale qu’ils dénonçaient comme non-révolutionnaire, pour fonder un nouveau mouvement (plus tard, les trotskystes devaient lancer la Quatrième Internationale).

La Gauche italienne qui avait dénoncé depuis des années le péril oppor­tuniste dont, sur la base de sa ligne rigoureusement marxiste, elle prévoyait l’extension, bien qu’il ne soit pas alors aussi manifeste qu’aujourd’hui, ne se crut pas en condition d’accepter une semblable invitation, non plus que celle des trotskystes, un peu plus tard.

Quant à renvoyer le jugement sur le grave problème historique posé, à une consultation non de la masse du parti, mais de celle du prolétariat russe, c’est une pro­position qui peut paraître évidente, mais qui n’a aucun contenu solide. A partir de 1926 en effet, et toujours plus nettement, les Congrès du parti et des soviets adressèrent des hymnes à Staline et à ses méthodes, qui n’étaient nullement des fantaisies personnelles, mais l’orientation de forces historiques collectives capables de prévaloir en la circonstance. Ce point qui fait référence au nord magnétique de l’histoire, à la boussole qui devrait guider la révolution et qui est résolu de façon opportuniste et antirévolutionnaire par l’ouvriérisme de tout genre, a été mieux traité dans la troisième séance de la réunion (8).

Dès 1926 la victoire du stalinisme, forme moderne et aggravée de la trahison à la révolution et au communisme, était prévisible. Dès ce moment, en effet, il était clair pour l’opposition communiste internationale que le salut ne pouvait venir qu’au terme, encore lointain, du cycle de la dégénérescence de l’Etat et du parti russes, et des vestiges de l’Internationale. C’est dire que ce salut était impossible avant qu’on ait pu faire le bilan théorique (déjà esquissé alors), du reniement de tous les principes cardinaux de la révolution formulés par Marx et Lénine.

La honte de la deuxième guerre mondiale, où la Russie forniqua avec les deux impérialismes bourgeois, a été suivie d’une honte plus grande encore: la trêve et la paix qu’elle leur propose aujourd’hui, son identification ouverte avec eux, demain. Après de si longs et amers tourments, le fait ne saurait provoquer immédiatement la grande insurrection, mais il la rapprochera certainement.

 


 

(1) En février 1955, Molotov avait affirmé, avant d’être obligé de se rétracter, qu’«en URSS étaient déjà construites les bases du socialisme», donc pas le socialisme. Voir à ce sujet l’article «Deretano di piombo - cervello marxista» («Derrière de plomb - cerveau marxiste») sur «Il programma comunista» n°19/1955 (4/11/55).

(2) Togliatti était le secrétaire général du Parti Communiste Italien.

(3) «Lénine parlait de 10-20 années de justes rapports entre prolétariat et paysans. Cela signifie que, selon Lénine, d’ici à ces vingt ans, nous n’aurons pas édifié le socialisme. Pourquoi? Parce que par socialisme on doit comprendre un régime où n’existent ni prolétariat, ni paysannerie, où n’existent pas de classes. Le socialisme fait disparaître l’antagonisme entre ville et campagne (...) et nous sommes encore bien loin de cet objectif. Nous pouvons être fier des résultats obtenus, mais nous n’avons pas le droit de fausser la perspective historique. Notre développement n’est pas un véritable développement de la société socialiste: ce ne sont que les premiers pas sérieux sur le pont immense qui relie le capitalisme au socialisme» (Trotsky, discours à la XVe Conférence, n° spécial des «Cahiers du Bolchévisme», 20/12/26, pp 2258, 2262). Ce pont, le prolétariat russe n’aurait pu le parcourir entièrement qu’avec l’aide de ses frères de classe victorieux dans les pays capitalistes développés.

(4) On peut retrouver la citation dans le «Plan de la brochure «L’impôt en nature»», Lénine, Œuvres, Tome XXXII, page 344.

(5) Voir à ce sujet les «Leçons des contre-révolutions» (compte-rendu de la réunion de Naples du 1/9/51), «Programme Communiste» n° 63.

(6) Boukharine faisait alors partie des communistes «de gauche» opposés à la paix de Brest-Litovsk et partisans de la guerre révolutionnaire. Voir «Les grandes questions historiques de la révolution russe», PC n°96

(7) Amadeo Bordiga fut alors en effet le seul à soulever le problème d’une large discussion des questions russes et à proposer qu’on les mette à l’ordre du jour d’un Congrès mondial, à réunir à brève échéance: «Le problème de la politique russe ne peut être résolu dans les limites étroites du mouvement russe, la contribution directe de toute l’Internationale communiste est absolument nécessaire», car «il est nécessaire de lier le plus étroitement possible toute la politique russe à la politique révolutionnaire générale du prolétariat» cf. «Interventions d’A. Bordiga au VIe Exécutif élargi de l’Internationale communiste (février-mars 1926)», «Programme Communiste» n° 69-70, p. 68. Pour la réunion en commission des délégués italiens avec Staline, voir les extraits du procès-verbal de cette curieuse réunion publiés dans «Programme Communiste» n° 55, pp. 78-79.

(8) Voir «Marxisme et autorité», complément au «Dialogue avec les morts»

 

 

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